mardi 24 novembre 2020

Ne reste-il vraiment plus rien ?

Au loin, ce matin, les ombres des tours apparaissent dans les brumes de l'aube. 

Solastagie face aux incertitudes du futur, anxiété face aux questions sans réponses du quotidien, et, nostalgie malsaine d'un âge d'or largement fantasmé, et qui ne reviendra plus. Regrets et remords d'une part, ennui, lassitude et frustrations de l'autre, joli cocktail, auquel si tu ajoutes une bonne dose de peurs et d'angoisses viscérales inhérentes à notre nature humaine, tu obtiendras la trame du formidable décor de la vie psychique de nombre de nos contemporains. Le passé n'est plus, le présent, pas terrible et l'avenir sombre ! Dès lors, on pourrait être tenté de rapidement en conclure qu'il ne reste rien. Car, comment espérer sans croire en un au-delà pensé mais qu'on ne connait pas (un au-delà des mots, du temps et de l'espace. Un idéal qu'on ne goûtera jamais...) ?

Pour autant, je l'ai déjà ici écrit, le questionnement métaphysique de chaque homme, qu'il soit déiste, théiste ou agnostique, le relie intrinsèquement au Grand Tout, en ce que, par la pensée même, il existe en chacun de nous une petite étincelle divine en quête d'idéal. N'est-ce pas là l'essence même de l'existence ? Il le sait, et, dans le cas contraire, peu importe même qu'il ne sache pas qu'il le sait. Car, au fond, bien que la quête spirituelle nous entraîne à la poursuite d'un ineffable, d'un indépassable, d'un insurmontable qui sans cesse nous échappe et que nous ne pénètrerons jamais, elle soutient, en soi, la vie elle-même. Car c'est bien cet "au-delà", indicible et inaccessible, qui suscite les questionnements les plus profonds. Nous sommes d'abord, et avant tout peut-être, des êtres spirituels.

Les premiers rayons d'un pâle soleil d'automne percent enfin. Et j'imagine des tours sans rez-de-chaussée, et qui n'auraient pas d'étages... Un nouveau jour se lève. L'espoir avec lui ?

mardi 3 novembre 2020

Rien de vraiment social


De quoi le monde est-il réellement malade ? Les microbes sont des organismes vivants, certes infiniment petits, certes parfois pathogènes, mais avec lesquels nous vivons le plus souvent en bonne intelligence (plusieurs milliards par exemple de ces micro-organismes sont présents dans nos intestins et sont indispensables au processus digestif). Les virus, eux, ne sont pas des entités organiques autonomes, ils ont besoin de coloniser une cellule pour croître et se multiplier. C’est donc un parasite mortel qui s’est aujourd’hui inséré dans notre corps social. Un parasite sans volonté, sans raison d'être, si ce n’est celles de proliférer de façon exponentielle au sein des cellules de son hôte pour survivre, quitte même à provoquer la mort de celui-ci. 

Depuis longtemps les auteurs d'anticipation et de science-fiction, en imaginant des situations que nous pensions extrêmes, ont décrit, avec ce que nous croyions alors être une vision hyper-catastrophiste, les dégâts et les conséquences d’une pandémie pour laquelle nos organismes ne seraient pas préparés, contraignant les survivants d'une humanité éclatée en groupes plus ou moins autonomes à se confiner, et pour se protéger d'une atmosphère viciée et devenue irrespirable, à survivre sous cloche. Mais assurer la survie à long terme peut-il se faire au détriment de la vie-même? La vie, c'est ici et maintenant. Car la vie, notre vie, ne saurait se résumer à une acception simplement organique ou au seul intervalle de temps qui nous sépare de la mort. La vie humaine est bien plus que cela! Vivre c’est exister.

Êtres pensants, sociaux, aimants, nous sommes vivants parce que les événements autant que nos activités donnent un cadre à notre existence, un cadre individuel autant que collectif qui nous permet d’espérer tout simplement. Sauf à adhérer aux théories collapsologiques ou aux fantasmes survivalistes, notre existence ne saurait se résumer durablement à la satisfaction exclusive de nos besoins vitaux. 

Depuis plusieurs mois maintenant, l’espérance n’a cessé de diminuer alors que la peur, elle, s’est durablement installée. Oui, la peur s’est généralisée et elle a changé de nature. De la peur pour l’autre nous sommes aujourd’hui passés à la peur de l’autre. Le malade n'est plus celui dont on doit s'occuper mais un "porteur" que tout le discours anxiogène nous incite à craindre et à tenir à l'écart. Isolement, quarantaine, confinement, couvre-feu : notre vie peut-elle être réduite au respect de "gestes barrières" et d'une distanciation physique qui n'a, quand on y songe, rien de vraiment social ?

Au fond, la question semble ne plus être celle de l'objet de notre peur, mais bien plutôt de son sujet. De qui avons-nous peur ? Notre capacité à accepter l'autre, y compris dans ses souffrances, semble s'être réduite avec l'espace de notre liberté d'aller et venir. Au XVIIème siècle, malgré le pessimisme qui marque pourtant son œuvre, François de La Rochefoucault écrivait, dans ses célèbres maximes, que "nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui". Si seulement nos contemporains pouvaient trouver dans cette pensée pleine de bon sens les éléments d'une morale d'action au service de la vie !

samedi 31 octobre 2020

En rien rationnelle

"Si la vie est éphémère, le fait d'avoir vécu une vie éphémère est un fait éternel" Wladimir Jankélévitch

La deuxième vague de l'épidémie nous a rattrapé à la vitesse de la marée montante dans la baie du Mont Saint Michel. Avec ce nouvel épisode, en passant d'une crise unique à une deuxième (qui en annoncerait d'autres ?...), nous sommes entrés dans le temps de l'épidémie. Au sens de la symbolique des nombres, en nous écartant de l'Unité, nous sommes entrés dans une période de corruption et de conflit, mais aussi d'évolution. Cette crise à répétitions, avec ses "stop-and-go" annoncés, permettra-t-elle, enfin, une prise de conscience que, malgré notre désir d'explication et de compréhension de tout, la réalité nous échappera toujours car, à l'image de la vie et de son mystère, la réalité n'est en rien rationnelle ? Face à cet "immense merdier" dans lequel semble peu à peu sombrer notre monde, pourquoi y-a-t-il la vie ? Et pourquoi n'y a-t-il pas rien ? Comment simplement envisager que nous puissions tout à la fois jouir de nos pleines capacités d'êtres développés et conscients et, dans un même temps, devoir accepter le caractère éphémère de la vie ? Voilà bien en quoi la réalité est irrationnelle. Les savants, les sachants et toute la cohorte des experts qu'on voit et qu'on entend à longueur de journée nous asséner "leur" vérité auront beau penser, anticiper, prévoir, calculer, projeter, rien ne se passera jamais comme ils nous l'avaient annoncé. Seule restera la certitude de notre finitude, au regard de l'immensité d'un univers inatteignable et d'un désir insatisfait d'omniscience et d'éternité.

Dépasser la dialectique d'une raison fortement établie et dogmatique. Unir l'instinct et l'intelligence. Accepter, à l'instar de ce que je perçois de l'œuvre singulière de Carl Gustav Jung, "les intermittences de la raison". Faire confiance à une manière d'intuition, sans nécessairement recourir au raisonnement. S'ouvrir à une pensée éveillée pour simplement recouvrer une étincelle d'espérance. N'est-ce pas le chemin que nous devrions davantage suivre à l'effet d'envisager, d'essayer de percevoir, de penser une réalité intrinsèquement impensable ? 

Le fou peut-il mieux que le savant penser l'irrationnel ? 

Toute vérité est emprunte de relativité, mais à ce point ? Vérité scientifique du matin n'est même plus vérité scientifique de midi, alors que dire de la vérité scientifique du soir ? 

La seule solution trouvée pour faire face à une pandémie hors de contrôle (mais comment contrôler la vie même ?), à défaut de pouvoir y remédier et prendre le moins de risque possible, a été de tous nous (re)confiner. Tout mettre sous cloche en pensant qu'on va pouvoir laisser le virus à l'extérieur et, calfeutrés bien au chand dans nos foyers, à l'image du gamin blotti au fond des draps pour échapper aux monstres issus de l'ombre, penser que l'on pourra durablement vivre heureux en vivant caché. Vivre caché pour mourir heureux ?

Alors je me prends à rêver de fuite. Pas de la fuite, ni d'une fuite, de fuite, simplement.

vendredi 17 juillet 2020

Au-delà des masques

- A quoi sert d'être homme ? (...)
    - ça sert à vivre et à mourir tout simplement."1

Qui es-tu derrière ton masque ? Qui serons-nous, demain, au-delà des masques ? Que disent de nous et que nous disent ces masques ? Il y a quelques semaines nombreux étaient ceux qui en dénonçaient la pénurie. Nombreux sont-ils encore - et, peut-être, pour certains, les mêmes ? - à refuser obstinément, alors même qu'ils sont disponibles, et en quantité, de les porter aujourd'hui. Pour ceux-là plus particulièrement, mais est-ce encore utile, on pourra toujours trouver à gloser sur la vie et la mort. Cette vie protégée derrière le masque, la mort qui s'avance au-delà...

Ma mère est morte. Elle l'aurait fait si elle l'avait pu mais elle n'a pas eu l'occasion de se couvrir le bas du visage pour sortir, elle ne le pouvait plus. Alors puisque, depuis longtemps, elle était confinée, la maladie a su se frayer un morbide chemin jusqu'à elle, et le seul masque qui l'aura accompagnée jusqu'au bout fut le terrible, l'horrible masque de la souffrance.

Victime parmi les autres d'un virus exotique et mondialisé. Mais une victime unique, ma mère. Maman... Je me suis, dans plusieurs libelles, essayé à penser la mort, à anticiper l'absence, à relativiser la vie. Sans doute en évoquant la force de l’espérance me suis-je parfois trompé alors que désormais je suis contraint de ne plus penser à toi que comme au souvenir d'un temps qui ne reviendra plus ? Je sais que les saisons estomperont ton image, j'entends encore le son de ta voix qui déjà s'amenuise. Tu as rejoint papa dans les souvenirs, sépia et teintés de nostalgie, du quinquagénaire orphelin que je suis à présent. Ne reste à l'absurde fiction de la mémoire qu'à évoquer désormais l'absente présence d'une mère à jamais disparue. Absurda vida...




1 - Absurda Vida - Danielle Richardson - Robert Laffont, 1962

mercredi 29 avril 2020

Contre une vie séparée

En cette incroyable période, je pensais, un peu naïvement sans doute, que rien ne pourrait plus me surprendre, mais là je viens de tomber de ma chaise! Un reportage diffusé au journal de 20 heures d'une chaîne publique présentait ce soir, en la jugeant "intéressante" dans la perspective de la fin de la période de confinement et la reprise du travail, l'initiative d'une entreprise française proposant d'équiper les salariés d'une alarme individuelle leur permettant de s'assurer que la distance physique sera bien respectée entre eux! Son porte-parole indiquait qu'ils auraient déjà reçu commande de plusieurs milliers d'alarme portative. Quelle sera la prochaine étape ? La généralisation à tous les citoyens, avec une notation sociale, comme cela se fait déjà en Chine, à la clé ? Des bons points distribués, sous forme de promotion, à ceux qui auront su maintenir une certaine distanciation sociale, comme une prime à l'éloignement ? Et quelle sanction frappera celui ou celle qui s'approchera d'un peu trop près de ses collègues, de ses voisins, de ses amis, de sa vieille mère, de son ou de sa chérie, de ses enfants ? Des licenciements sont-ils à craindre dans un futur proche pour cause de "proximité intempestive" ? Des amendes à raison de "flirt trop appuyé" ?  La prison pour un câlin ? Je suis simplement atterré...

On dit parfois que comprendre rend l’esprit paresseux. Il m'arrive, lorsque j’ai l’impression que je suis sur le point d’atteindre à tel ou tel sujet et encore davantage peut-être lorsque cette compréhension est le fruit d’une démonstration au caractère logique ou presque mathématique, de renoncer et, au contraire de me contenter de m’en tenir à l’idée rassurante que j’aurais compris quelque chose, de persister à questionner et douter. Je me défie autant des théories que des dogmes et si une question m’apparaît presque indiscutable tant elle aura été argumentée, justifiée, démontrée, je me méfie, j’hésite et le doute n'en est même que renforcé, agissant comme un carburant, un encouragement à penser davantage. Alors je me pose de nouvelles questions, j’élargis l’angle, je (me) retourne, je change simplement de point de vue, quitte d’ailleurs à finalement revenir au résultat initial. C’est en cela que mon doute ne peut en rien s'assimiler à une forme quelconque de complotisme. Je ne crois pas à l’intervention d'une main secrète et occulte qui agirait dans l’ombre, simplement je me pose des questions, tant je me méfie des dogmes, et je pense qu’il n’y a pas de vérité unique encore moins définitive, même scientifiquement démontrée.

Il m’arrive de parfois faire miens les principes de l’analyse systémique qui considère toute vérité comme relative, promeut une vision holistique, adopte l’idée de causalité circulaire et de complexité, et se fonde très largement sur le structuralisme.

Pour en revenir à l'actualité immédiate, bien sûr le confinement a eu la vertu première de sauver des vies mais il est grand temps de se poser, enfin, la question comparée du bénéfice attendu pour chacun, à court terme, et des risques générés pour l'ensemble de notre société, à moyenne et plus longue échéance, pour embrasser l'idée que la vie est une somme de hasards, une suite d'aléas et de choix aux conséquences qui échappent le plus souvent à toute maîtrise, accepter enfin d'oser et de recommencer à vivre. Car quoi ? On voudrait nous faire accroire que l'existence pourrait être plus belle si elle était moins risquée ? Mais vivre n'est-ce pas accepter, comme une simple donnée, que tous, un jour, nous allons mourir ? Il y a certainement moins de péril à rester enfermé chez soi, isolé du monde et des autres, mais, comme le dit l'adage populaire, l'aventure n'est-elle pas au coin de la rue ? Renouons avec le risque, un risque maîtrisé, un risque conscientisé, mais acceptons de vivre! Une vie différente, peut-être, mais la vie ! Rien moins.

Les anxiogènes mises en garde de la faculté, autant que les martiales injonctions gouvernementales, n'y changeront rien, en ces instants où chacun, dirigeant politique comme sommité scientifique, ne paraît plus mû que par le désir de nous (sur)protéger (pour mieux se protéger lui-même ?). Je sais bien que gouverner c'est prévoir mais, dans les considérants des décisions prises et annoncées ces jours-ci, la somme cumulée des effets d'une pandémie provenant d'un virus inconnu, d'un principe de précaution érigé au rang de norme constitutionnelle, la transparence comme un nouveau dogme et des possibilités d'action offertes à tous par une société de plus en plus judiciarisée semble malheureusement plus agir comme la source d'une sourde peur pour l'élite d'éventuels contrecoups, demain, des choix d'aujourd'hui, que comme un stimulant pour la prise immédiate de décisions simples, équilibrées et compréhensibles. Les conséquences en matière de santé publique, d'un usage régulier du tabac ou de la consommation d'alcool sont beaucoup plus dangereuses et mortifères que la circulation du Covid19 et, pourtant, nul de nos gouvernants ne songe sérieusement à en prohiber la consommation ou à en interdire le commerce. Nous devons accepter que la vie repose sur un équilibre qui possède, en lui, une dynamique qui le rend, par nature, instable. Oui, la vie est incertaine et dangereuse. Devons-nous pour nous en prémunir, renoncer à vivre ? Êtres sociaux par définition, pouvons-nous vraiment, au nom d'une prophylaxie devenue doctrinaire, accepter l’idée, sans renoncer à ce que nous sommes, de devoir nous contenter désormais (et pour combien de temps ?) d’une vie cloisonnée, d’une existence distanciée, d’une vie séparée ? Je te le dis tout net, ami lecteur: je m'y résous de moins en moins.

vendredi 24 avril 2020

Aporie en période de pandémie

Plus que d'habitude, il me semble qu'en ce moment le monde se répartit en deux catégories aux contours bien distincts : Ceux qui savent tout sur tout, et réciproquement, et qui l'affirment haut et fort, et puis ceux, auxquels j'ai la prétention d'appartenir, qui ne savent pas grand-chose sur presque rien, ou le contraire, mais qui se taisent ou qui chuchotent...

Pourtant, je reconnais qu'il m'est déjà arrivé d'affirmer ici-même que ça n'est pas parce qu'on avait rien à dire qu'il fallait fermer sa gueule. Alors..? Alors, comme l'a si bien chanté le très nobelisé Bob Zimmerman, les temps changent, et dans le domaine de la statistique, avec cette pandémie on a, je crois, atteint le record, absolu et toutes catégories, de conneries proférées à la minute. Autant de bêtises affirmées avec force, jour après jour, par nombre d'auto-proclamés "experts", d'autant plus sûrs de leur fait que leur "expertise" est bien souvent totalement improvisée sur l'instant, et  qui, eux, savent, évidemment... Alors, pour une fois, j'apprécierais que ceux qui n'ont rien, mais alors strictement rien à dire, la ferment !

Les premiers, ceux qui squattent les plateaux télé, les ondes radios, les réseaux sociaux en tous genres, les tribunes, les estrades, les journaux et les magazines imprimés d'où ils pérorent et prétendent faire l'opinion, quitte même à se contredire, d'un jour l'autre, sans pour autant jamais prendre le temps ou la distance nécessaire pour se questionner, voir, soyons fou, se remettre en question. Et puis les autres, tous ceux qui n'ont surtout pas la prétention de savoir et qui assument, comme je le fais, le caractère aporétique, mais discret, de leur démarche. On a le droit, si l'on ne cherche pas à imposer ses opinions aux autres, d'être parfois aux prises avec les contradictions de sa pensée. L'aporie peut même apparaître parfois comme une forme salutaire de doute.

Et dans le registre aporétique, je souhaite te livrer, mais uniquement, et tu comprendras aisément pourquoi, à titre d'illustration, la réflexion suivante qui m'est venue tantôt : "Tous les médecins se trompent tout le temps. Le professeur Raoult a raison..." Mais celle-là j'aurais peut-être dû la garder pour moi, tant certains sujets sont aujourd'hui si chauds que celui qui se risquerait à les aborder pourrait bien finir par s'y brûler. Comme l'a si justement écrit Cioran, nous sommes sans-doute entrés dans l'un de ces moments où l'"on ne peut rien dire de rien".

En période de pandémie, de partager tes réflexions aporétiques tu te garderas. So long, friend!

mercredi 22 avril 2020

A vouloir tout voir : ne plus rien comprendre ?

Cher lecteur, peut-être comme moi es-tu surpris, et même parfois sidéré de l'augmentation sans cesse croissante d'images, plus ou moins drôles, à l'origine plus ou moins certaine, aux visées plus moins obscures, à l'intention plus ou moins bienveillante qui, chaque jour, nous parviennent via les réseaux sociaux ou la télévision. Je voudrais aujourd'hui aborder avec toi la force évocatrice de l’image. Et, l’idée que, la carte n’étant pas le territoire, chacun peut très différemment interpréter ce qu’il voit, ou, pourrait-on dire, ce qu'il croit voir.

A titre d’illustration (Si! Si!...) je vais commencer par essayer de te décrire une image proposée par Jean-Paul Sartre dans la Nausée : On y aperçoit, nous dit-il, plusieurs femmes agenouillées devant un homme qui boit du vin... Essaye maintenant, sur la base de cette description succincte, de t'en faire une représentation. Que vois-tu ? Image immorale ? Chromo à connotation sexuelle ? Évocatrice de quelque érotique perversion ? Ça n’est pourtant absolument pas d’un instantané coquin pris dans le salon d'un bobinard d' avant-guerre dont s’agit, mais, plus simplement, d’une photo prise dans une église, au moment de l'Eucharistie, pendant la messe dominicale.

Comment pouvons-nous, à la simple description qu'on nous livre d’une scène, nous faire une représentation aussi proche que possible de la vérité ? Suffit-il pour comprendre le sens d’une image qu'on nous la  décrive ? Peut-on simplement analyser à partir d’un témoignage ? Oui, les images, quel que soit leur type, ont forcément quelque chose à nous apprendre, mais méfions-nous de ce que nous pouvons croire qu’elles nous disent... Chaque message a son propre langage, avec ses codes, et a toujours une ou plusieurs fonction(s): communiquer, convaincre, persuader, critiquer... Le monde est à l'image de l'idée que nous en avons.

On enseigne aux plus jeunes que, pour analyser une image et avant de dire ce qu’on en pense, il convient dans tous les cas, de:
  • Décrire le plus objectivement possible (en exposant ce que l'on voit, de façon la plus claire, et, surtout, en se gardant de toute interprétation, à ce stade);
  • Contextualiser (ce que l'on sait du contexte de l'image en question);
  • Interpréter et, le cas échéant, critiquer (en évoquant ce qu'on peut en déduire ou les pistes de compréhension qu'on peut en avoir).
Alors, en cette période où plus que jamais peut-être, nous pouvons, véritablement, nous sentir en bien des occasions, comme « assaillis » par la présence continue d’images diffusées sur les réseaux sociaux où les chaînes info, sans filtre aucun, ni pédagogie, il convient d’y réfléchir à deux fois avant de les interpréter et de nous efforcer encore davantage d'exercer notre sens critique. Gardons-nous surtout de (re)diffuser des images qui nous sont présentées comme des informations, que nous croyons comprendre mais dont, finalement, nous ne connaissons pas grand-chose. 

Au-delà de l'image, élargissons notre réflexion à l'information en général. La société de l'information qui s'est peu à peu installée au cours du siècle passé, serait-t elle en passe de devenir, en ce moment plus que jamais sans doute dans l'histoire de l'Humanité, celle de la désinformation ?

A ce stade, je te propose que nous fassions, ensemble, un petit exercice. Avons-nous, récemment, relayé une image dont ne connaissions ni l'origine ni le contexte, et que nous aurions même bien été en mal de décrire précisément ? Au fond, le plus important dans la communication n'est-ce pas d'entendre ce qui n'est pas dit, de voir ce qui n'est pas montré ? Pour nous aider à filtrer les messages qui nous parviennent et, quelle qu'en soit la forme, avant de les répéter et de les propager, il existe une méthode simple, efficace depuis trois millénaires: le filtre de Socrate. En réponse à quelqu'un venu lui rapporter une information sur l'un de ses amis, le philosophe posa trois questions:
  • "As-tu vérifié si ce que tu veux me raconter est vrai ?"
  • "Ce que tu veux m’apprendre sur mon ami, est-ce quelque chose de bien ?"
  • "Est-il utile que tu m’apprennes ce que mon ami aurait fait ?"
Ce que dit Socrate c'est que, sous réserve de s'être d'abord assuré de la fiabilité d'une information et d'en avoir analysé l'intentionnalité, il convient de s'interroger sur son utilité. Car il faut toujours prendre garde qu'à toujours vouloir en (sa)voir davantage, nous prenions le risque d'un jour ne plus rien comprendre. Accumuler des savoirs, parfois inutiles, souvent futiles, au risque de perdre toute chance d’accéder à une forme de sagesse ? Oublier, peu à peu, les savoirs acquis, fruits de la perception de nos sens accumulés au fil du temps, n'est-ce pas, au contraire, le plus sur chemin vers la vraie Connaissance...

jeudi 16 avril 2020

La bile, ou ce qu'on se fait quand on pense qu'on ne peut rien faire

Pour répondre à la menace virale, la solution unique d’un confinement strict n’est évidemment pas envisageable dans la durée, tant elle annonce, à relatif court terme, des dangers  réels pour l'équilibre de nos économies. Il n’est pas non plus envisageable qu'on puisse longtemps laisser perdurer la distanciation sociale, tant elle porte en elle les germes de difficultés encore à venir, à la fois d'ordre très intimes autant que sociales et, d'une certaine façon, pour des raisons psychologiques et même d'hygiène mentale.

Bientôt, je l’espère, la pandémie ne sera plus qu'un (très) mauvais souvenir et, avec elle, nous aurons laissé derrière nous cette curieuse époque qui a vu s'imposer une forme dérangeante de "médicalisme" (j'emprunte le mot à André Comte-Sponville), un temps hors du temps où nous aurons été les témoins de l'émergence de ce qu'on pourrait qualifier de "médicostructure". Le moment sera alors venu de faire un bilan et, je l'espère, de tirer quelque enseignement de l’étrange constat d'impuissance mêlée d’improvisation généralisée, du politique au scientifique, dont nous faisons aujourd'hui la quotidienne et cruelle expérience. Et sans doute, notamment, d’interroger la façon dont le virus et la maladie auront été différemment abordés. Quel prix sommes nous prêts à payer en échange d'une - toute relative - garantie de mourir en bonne santé ?

Cette crise nous aura clairement mis face à l’incapacité grandissante de nos sociétés dites avancées à faire face à la souffrance, à la maladie et à la mort et à vouloir trouver, dans la science, une manière de réassurance venant, en fin de compte, questionner l'impossible auquel nous sommes confrontés à simplement accepter notre fragile condition d'être mortel. Le risque, et la nécessité d'y faire face et de s'adapter ne sont-ils pas le moteur même de la vie ?

Heureusement, le temps du confinement des corps n’est pas celui du confinement des esprits et l’on peut même dire que, d’un certain point de vue, la contention qui nous est imposée aura peut-être contribué à sa manière à une forme de libération de la pensée. D’un point de vue épistémologique, on a le droit et même le devoir de questionner la science. La médecine, tout particulièrement, qui n’est pas une science exacte et qui avance toujours, à plus ou moins grands pas, en tâtonnant, par essais, par hypothèses, par tests et qui doit, pour la première fois, étaler l’improvisation et l'adaptation permanente qui sont la norme de cet art face à une épidémie majeure, en étant à chaque instant regardée, scrutée, observée par toute une société, en temps réel. Tout autant dans les services d’urgence que dans les laboratoires de recherche, la transparence aura été de mise. A telle enseigne qu'on peut se demander s'il convenait vraiment de tout dire, tout montrer, alors même que les images, parfois douloureuses, la répétition d'un discours, souvent inquiétant car difficilement accessible au plus grand nombre, et, l'étalage des querelles entre "sachants" portent en eux-mêmes, pour les plus fragiles ou les moins avertis, les germes du doute et de l’anxiété ?

Bien des tabous sont tombés, au nom du droit à l'information, ou plus exactement du droit d'informer. Oui, mais jusqu'où ne pas aller trop loin ? Imagine-t-on que, demain, notre société pourra continuer à vivre en acceptant que, chaque soir, un fonctionnaire à la mine grise vienne à la télé tenir le macabre bilan comptable du nombre de morts du jour ? Penses tu sincèrement, ami lecteur, qu'on supportera, durablement, la diffusion en boucles des images dramatiques et visibles de tous, y compris des plus jeunes, de services d'urgence et de salles de soins intensifs ? Devons nous nous résigner définitivement à ne plus vivre que dans la peur, et à la transmettre, sans précaution aucune, aux générations qui nous suivent ? Si l'on a pris le parti d'interdire aux enfants de moins de quinze ans l'accès à ces services hospitaliers, est-ce par hasard ? le téléspectateur réclame, chaque jour, son terrible cocktail d'images et de sensations, mais pouvons nous, devons nous vraiment accepter de vivre comme çà ? Nous ne sommes pas immortels! Est-ce réellement une information ? Si la mort s'est brutalement rappelée au (mauvais) souvenir de tous, elle ne doit pas l'emporter sur la pulsion de vie qui, seule, devrait nous animer. N'oublions pas que ce qui fait de nous des mortels, c'est que nous sommes d'abord des êtres vivants. 

Entre une société qui cache, parce que l'idée même lui en est devenue insupportable, toute image non esthétisée ni intellectualisée de la mort, et, un monde du tout-à-l'image où tout serait dit, montré, débattu à l'envie, sans filtre et sans nuance, ou même, et surtout, le plus sombre et bouleversant s'étalerait en permanence aux yeux de tous, que choisirais tu ? Le Dark Net de l'existence est-il en passe de devenir notre seule et unique référence ? Pourtant, il y a tant à faire. Souvenons nous de vivre, d'aimer, d’être heureux, et d'espérer! Et ne laissons surtout pas s'installer l'idée que nous ne pourrions plus rien faire, c'est le meilleur moyen pour que nous fassions moins de bile.


dimanche 12 avril 2020

Rien de moins

Plus d'une fois j'ai entendu, lorsque je séjournais enfant chez elle, ma chère grand-mère me dire : « Arrête de te regarder dans la glace, tu vas finir par la déformer! » Sans percevoir totalement le sens de cette phrase mystérieuse, je comprenais alors que j’avais passé trop de temps devant le miroir, tout occupé que j'étais à chercher d’hypothétiques taches sur mes vêtements ou à remettre une mèche de cheveux en place... 

Aujourd'hui, la signification profonde de cette phrase m’échappe encore. En creusant davantage le filon de ma mémoire, il me revient qu’au fond ça n’est pas ma grand-mère elle-même que j’entendais mais bien plutôt le reflet, déformé, que j’apercevais d’elle dans le miroir qui s'adressait alors à ma propre imitation. Car c’est bien notre image, reflétée, qui est déformée, pas la glace elle-même. Alors, comment se pourrait-il que du seul fait de s'y mirer, elle eut pu finir par être dénaturée par la force agissante d'un simple regard ?

Une autre de ses expressions favorites était : « Tu vas user le miroir à force de t’y regarder! » Au-delà de la référence à un acte tout autant narcissique que vain, que dit cette phrase à la teneur toute teintée de surréalisme ? Le regard appuyé aurait-il le pouvoir de déformer la matière, une force suffisamment puissante pour corrompre la plaque de verre, noircir la couche d'argent ou d'aluminium et altérer le tain ? Cette injonction grand-maternelle était-elle la simple interpellation de mon juvénile narcissisme ou le reflet d'une crainte chez elle plus profonde, comme une manière d'écho à d'anciennes croyances superstitieuses en des pouvoirs magiques intrinsèques de l'objet, ou, qu’à trop être sollicité le miroir s’use au point de se déformer et, partant, de modifier encore davantage le reflet par lui renvoyé à celui qui s’y mire ? Comme une lointaine résonance, même inconsciente, à la crainte ancestrale du miroir des sorcières à qui l'on attribuait des pouvoirs magiques et que, à une époque encore très empreinte de superstitions, certains maîtres, défiants, faisaient croire à leur domesticité qu'il avait le pouvoir de leur permettre de les surveiller à distance, voir même d'emprisonner leur âme. 

Ce que ne percevait en tout cas pas ma grand-mère c’est que ces psychés qu’elle craignait que j’use a trop les solliciter et qui, il est vrai, étaient parfois mes maîtres, se comportaient pour moi le plus souvent comme des conseillers, agissant presque en amis pour l’enfant que j’étais alors. Ils manifestaient, je crois, une certaine représentation de ma tendance à beaucoup intérioriser. Tour à tour, le miroir m'aura permis de renforcer ma confiance en moi en explorant la part flatteuse du reflet, tout comme il m’aura fourni une manière de support à une réflexion introspective pour chercher, au plus profond, à percer à jour la face cachée de mon âme. Fort heureusement, au contraire de Roquentin, le personnage de Sartre, je n’ai jusqu’à présent jamais été pris de nausée face à mon reflet et je n’ai pas eu à mettre en pratique le précepte d’un mien ami : « Si tu ne peux plus te voir, ni te sentir, va te faire sentir par les autres! »

De temps à autres, à Cely,  il m’arrivait aller dans la chambre de mes grands-parents où les deux armoires à glace qui renfermaient tout le linge de la maison se faisaient face et permettaient, par le jeu des reflets, une mise en abîme qui me procurait une sensation presque ressentie de chute vertigineuse. Elle me donnait alors une espèce d'idée du vide et de l’infini. L'univers étrange tout autant qu'hypnotique où mon reflet se multipliait, comme dans ces images de mandalas psychédéliques, provoquait une agréable distorsion du temps et de l'espace. Les miroirs, en face-à-face, agissaient alors presque physiquement comme des portes ouvertes sur un autre univers dans lequel l'illusion de la réalité, s'insérant dans son propre reflet, se répéterait à l'infini. Les miroirs, quels qu'ils soient, m'ont toujours donné le sentiment qu'ils cachaient des portes, des sas entre ce monde et d'autres, et qu'on pouvait, pour peu qu'on en trouve le moyen, les traverser pour aller voir au-delà ce qui s'y passe.

En y repensant, ici et maintenant, ces miroirs m'ont très tôt enseigné une manière très ludique d'aborder l'idée qu'il ne saurait y avoir de réalité unique, mais bien que c'est l'angle de vue et la manière de voir qui donnent un reflet, une illusion de la réalité. Ou, pour le dire autrement que nous appréhendons la vie à travers un prisme et qu'il y a d'une part notre vérité mais aussi celle du miroir que, souvent, nous présente le regard de l'autre, et puis aussi celui de notre mémoire qui, elle-aussi, à sa façon, déconstruit pour mieux la recomposer la réalité de notre propre histoire. Rien de moins.

samedi 11 avril 2020

Ne rien se souvenir de ce qui fait un homme

"Comment un homme prisonnier dans la toile de la routine peut-il se souvenir qu'il est un homme, un individu distinct, qui se voit accorder une seule occasion de vivre, avec des espoirs et des déceptions, des douleurs et des peurs, avec le désir d'aimer et la terreur de la solitude et rien ? "1

Pour commencer mon petit libelle du jour, je prends la liberté de citer l'écrivain et psychanalyste américain Erich Fromm. Ancien membre de la Société Psychanalytique de Vienne, il fut l'une des figures de l'école psychodynamique américaine mettant en avant l'interaction de l'individu avec le groupe social. Ce très beau passage m'a semblé faire particulièrement écho à la situation inédite et terrible que notre monde traverse. Avons-nous encore le souvenir de ce qui fait de nous des hommes ?

Pour revenir à notre actualité du moment, les médias en ligne titrent aujourd'hui tous sur une baisse record du nombre de blessés et de tués sur les routes en mars. Wouhaaa ! En voilà de l'info, et de la chaude! Les français ne peuvent plus rouler au volant de leur auto, la violence routière a diminué! Bon, alors, comment dire ? On nous prend pour des neuneus ou ce sont eux les cons ? Le confinement, et, par voie de conséquence, l'interdiction de circuler a même, selon un très officiel communiqué du Ministère de l'intérieur, "bien évidemment fortement réduit l’ensemble des déplacements". Non ? Vrai ?... Allez, je te fais une petite prédiction : Mon petit doigt me dit que les quatre dernières semaines, et ce sera tout particulièrement  vrai pour les jours des départs en vacances et le weekend pascal, auront également connu un record de diminution du nombre de kilomètres de bouchons routiers, et même sans-doute comme jamais depuis les années 70!

Dans le même temps, des journalistes très sérieux (si! si!...) nous enseignent que les grands excès de vitesse enregistrés pendant la première semaine d'avril sont marqués par une hausse spectaculaire par rapport à la dernière semaine avant le confinement. Tiens donc... Empêchés qu'ils sont de circuler librement, certains, espérant peut-être, en forçant l'allure, échapper aux contrôles de leur laisser-passer par des pandores aux aguets ou grisés par la fluidité de voies rapides dépeuplées comme elles ne l'ont jamais été, auraient un peu trop appuyé sur le champignon et... se seraient fait prendre alors, mais pour excès de vitesse.

Il est, depuis plus de quatre semaines, expressément interdit de circuler et... il y a moins de circulation ! Jolie Lapalissade! Et tiens, puisqu'on évoque la mémoire du seigneur de La Palice, ses vérités d'évidence un peu niaise et ses truismes en tous genres, la période est propice pour rappeler ce couplet de "La chanson" que l'Académicien et poète Bernard de la Monnoye lui a consacré, tant il entre en résonance avec l'actualité de trop nombreux de nos semblables et les débats sans fin de la Faculté sur l'hypothèse d'un traitement curatif :

"Il consultait rarement
Hippocrate et sa doctrine,
Et se purgeait seulement
Lorsqu’il prenait médecine"2

En guise de conclusion à cette petite errance du jour qui nous aura conduit, par les chemins détournés et curieux d'une libre association dont la logique reste inaccessible à l'auteur confiné, d'un Maréchal de France du Quinzième siècle à un sociologue et psychanalyste marxiste du Vingtième, je livre à ta réflexion, cher lecteur, cette très belle citation de Fromm dont nous pourrions sans doute nous inspirer en cette conjoncture si particulière : "La tâche à laquelle nous devons nous atteler, ce n'est pas de parvenir à la sécurité, c'est d'arriver à tolérer l'insécurité." 


1 - Erich Fromm - "L'art d'aimer" (1957)
2 - Bernard de la Monnoye - La chanson de La Palice (Début du XVIIIème siècle)

jeudi 9 avril 2020

En rien désirable

Ce petit texte, je le sais, n’aura rien d’original aux yeux de beaucoup, mais il m’importait de l'écrire. 

Déjà quatre semaines de vie confinée... Beaucoup réalisent que c'est long et plus difficile qu'ils ne le pensaient, le confinement. Et maintenant, certaines autorités scientifiques nous expliquent qu’il faudrait, pour l'avenir, modifier nos habitudes culturelles et envisager de tous devoir nous comporter désormais comme le font, depuis longtemps, les japonais, mais en pire : ne plus d’approcher à moins d’un mètre, ne plus se faire la bise, ne plus se serrer la main, porter un masque dès qu’on sort de la maison; renoncer, mais pour combien de temps encore, au bistrot, au restaurant, à simplement se retrouver entre amis; maintenir - ad vitam aeternam - la, désormais trop fameuse, distanciation sociale (?). Et, se fréquenter, séduire, embrasser, étreindre, caresser, baiser, on pourra encore ? C'est bien vite oublier, ou feindre de le faire pour la facilité de l'argument, que l'homme est d'abord un être social. Imagine-t-on un monde d'anachorètes ?

J’entendais hier soir sur le plateau d'une chaîne d'information des épidémiologistes et des infectiologues qui nous annonçaient une longue période de « stop and go » et affirmaient, doctement, que la maladie était là pour durer, que le virus ne disparaîtra pas, que rien ne permettait à ce stade d'imaginer à court terme une amélioration sur le front thérapeutique et que c’est notre mode de vie qui devra changer. 

Des "parcours clientèles" dans les commerces, autant dire des marquages au sol pour s'assurer que plus personne ne s'autorise à sortir de la ligne, un "traçage" électronique généralisé, autant dire la fin du principe fondamental qui garantit la liberté individuelle et l'intimité de chacun, des sens uniques, des sens interdits, des heures de sortie autorisées et encadrées dans leur durée, d'autres où l'on ne pourrait plus sortir du tout... Que nous réserve l’étape suivante ? Une police de robots, de capteurs et de drones pour encore mieux nous surveiller ? Big brother, en encore plus horrible ? Paradoxe d'une multiplication d'interdits sociaux dans un monde désocialisé! Avec toujours plus de proscriptions en tous genres et, à la clé, toujours plus de frustration, vers quelle sorte de monde psychotisant allons-nous ?

J'ai beaucoup de mal à simplement envisager que nous nous dirigions vraiment vers ce monde de zombies, isolés et anxieux, avec, suspendue en permanence au-dessus de leurs têtes, une épée de Damoclès avec laquelle il faudrait apprendre à (ne plus) vivre. Même les pires scenarii des cauchemars dystopiques des auteurs de science-fiction sous acide que je lisais dans les années soixante-dix seraient alors dépassés. Quoi ? Un monde sans aucune interaction sociale, sans rencontre, sans échanges rapprochés et tactiles. Un monde sans aucune proximité possible ? Une vie distanciée ? Une vie « à distance » ? Un monde sans vie ? Tenir la vie à distance, n'est-ce pas l'un des signes cliniques de la Psychose ?

Alors, nous préparons-nous une société de psychotiques paranoïaques ? Un monde dans lequel chaque individu, tenu de plus en plus éloigné de l'autre, placé contre son gré dans une forme imposée et durable d'exil intérieur, aura, chaque jour d'avantage, l’impression de ne « pas être comme les autres », d’être à l’écart, coupé du groupe et de ses semblables. N'y a-t-il pas un risque alors que chacun se sente de plus en plus étranger, égaré dans un monde qui n’est pas fait pour lui ? Et, dans le même temps, le caractère anxiogène du discours ambiant ne risque-t-il pas de voir se développer une méfiance généralisée, une sensation de menace permanente et un sentiment de persécution qui confineraient à la paranoïa ? Après avoir été les stars involontaires des plateaux TV, les urgentistes, les infectiologues et les immunologistes céderont-ils demain leurs places à des débats entre psy ?

En ce qui me concerne, une chose est en tout cas certaine, je ne souhaite en rien voir advenir ce "meilleur des mondes" d'après qu'on nous annonce. Tant il ne m’apparaît, en rien, désirable.

mardi 7 avril 2020

Rien d'une délivrance

Questions sur la mort. 

Nous sommes aujourd'hui bien loin des - pourtant - récents débats qui agitaient notre société sur "la mort de la mort" évoquée par Laurent Alexandre et des promesses prométhéennes de vie millénaire du trans-humanisme. L'heure est au confinement et à la mascarade, ces uniques et moyenâgeuses parades trouvées face au virus qui nous rappellent la fragilité de notre espèce et viennent illustrer la lutte quotidienne, parfois ridicule et toujours recommencée, de l'humanité pour vivre et survivre.

Au moment où, dans le silence assourdissant de l'exil intérieur qui nous est imposé, la mort, ayant repris ses droits, plane au-dessus des foyers en quête d'une proie prochaine, chacun d'entre-nous prend peut-être davantage conscience que, même si notre société moderne fait tout pour tenir la grande faucheuse à distance, en éloigner la vision et nous prémunir de son odeur méphitique, elle est bien là qui rôde et, telle Moloch-Baal, réclame son lot de victimes quotidiennes. La mort est l'unique vérité. Une vérité dégueulasse, insupportable, incompréhensible, mais pourtant, inévitable.

Alors plus que jamais sans doute, le désir se fait sentir chez certains de chercher l’essence même de la vie et de la traquer dans la diversité des manifestations. Essayer de revenir à l’unité non pas au-delà mais bien emmi les différences. Au fond, cette période nous permet peut-être de prendre conscience que rien ne garantit en effet d'avantage l'erreur que la vaine poursuite d'une vérité qu'on voudrait absolue (et donc, unique). 

Si vérité il y a, certaine et partagée par tous, c'est bien celle de la finitude inéluctable de notre existence. En effet, la source de toute vérité - l'unique vérité pourrait-on même dire - ne réside-t-elle pas dans le mystère absolu, et pourtant tellement intime, de notre trépas ? Tout le reste de l'existence n'étant qu'une immense illusion. Une illusion de vie. 

Mais alors qu'y aurait-il de plus triste que d'avoir, au crépuscule de notre être, la révélation qu'en atteignant à cette vérité unique, notre quête de sens trouverait son épilogue, frustrant, définitif et éternel. Exceptés les croyants, ceux à qui la foi chevillée au corps donne une espérance, personne n'a jamais regardé l'au-delà de la mort. A quoi pourra bien s'employer notre pensée, une fois atteinte cette vérité tellement intérieure et pourtant totalement commune ? La révélation de la mort, c'est la fin de la pensée, aussi bien consciente qu'inconsciente. 

Pour autant, si la mort n'est en rien une délivrance, sauf peut-être pour ceux qui tout au long des jours de leur anxieuse existence n'ont cessé de la craindre, doit-on pour autant se contenter de croire qu'elle n'est que le prélude à un face à face vertigineux et angoissant avec le vide, un dialogue imposé et inévitable avec le néant ? Un sommeil éternel sans rêve ?

Pourtant l'espoir...

Alors pleurons, implorons, gémissons, mais restons humains, et, par ce que rien ne vaut la vie, espérons!

samedi 4 avril 2020

Comme si de rien n'était

Cher lecteur, as-tu eu parfois, comme moi en ces temps de pandémie, le sentiment, ténu mais pourtant gênant, que la Faculté donnait souvent l'impression de se cacher derrière le masque de la science, comme pour dissimuler une forme d’angoissante impuissance face au mal ? Comme si, le simple fait de se rabattre encore et toujours sur la technique, permettait de justifier les budgets, les postes, les titres... Comme si une certaine institution semblait se contenter, pour se défendre de son existence, de se confier aveuglément à la recherche en attendant d'elle études, tests et rapports, encadrés par un protocole strict et au cadre rassurant. Et l’homme dans tout ça ?

Pour introduire un peu plus de légèreté (encore que, ça n'est, en l’occurrence, sans doute pas le terme le plus approprié...), je te propose de te pencher un instant sur la question de notre mine et de notre aspect général de reclus forcé.

Quand tout cela sera fini, et que nos mémoires auront commencé à réécrire le souvenir des mauvais jours, qu’en sera-t-il en effet de nous, grotesques confinés ?

Ce qui semble à priori acquis c’est que nous sortirons de cet isolement imposé plus chevelus et davantage enrobés.
Période "Abbey Road"
Empêchés que nous sommes de fréquenter les salons de coiffure et autres barbiers à la mode, nos systèmes pileux anarchiquement livrés à eux-mêmes, feront certainement de nous, à l'image des Beatles dans la période qui précéda immédiatement la séparation du groupe, des bipèdes beaucoup plus barbus, moustachus et un rien échevelés. Dans le même temps, l’inaction imposée, mais aussi l’ennui et l'angoisse, compensés par l'engloutissement de force carrés de chocolat, noir, au lait ou blanc, et d'une multitude de petits gâteaux gorgés d'huile de palme, trop sucrés, trop salés et trop gras, auront favorisé chez beaucoup - dont je suis, hélas! - la prise de poids (et je ne parle même pas de glycémie, de cholestérol ou de tension artérielle...).

Il y a de fortes chances pour que nous sortions du confinement nettement plus pileux, un peu plus épais et, pour tout dire, dans un état général sans doute un peu moins bon qu'il ne l'était auparavant, en tout cas pour ceux d'entre-nous qui sont déjà un peu avancé dans l'existence. Je ne peux m’empêcher de penser qu’après l’épidémie, le français moyen (qui, si l'on en croit la statistique, est aujourd'hui âgé de quarante-deux ans) ressemblera moins au héros asexué et filiforme d'un manga, nourri exclusivement de sushis et s'abreuvant de thé genmaicha bio, qu'à un inspecteur, moustachu et bedonnant amateur de civets, de paupiettes et de tarte tatin à la crème arrosés d'un Morgon ou d'un Juliénas, directement sorti d'une parodie de film policier de Georges Lautner ou d'un épisode des brigades du tigre. L’action des deux dernières saisons de cette série télé rétro se déroulait d'ailleurs au début du siècle dernier, juste après la grande pandémie de grippe espagnole...

Alors, voudrons-nous renouer à tout prix avec notre fantasme prométhéen et nous précipiterons-nous, à l'issue de cette période étrange, vers le premier merlan du coin de la rue pour retrouver la figure lisse, civilisée et éternellement jeune de l'homme du vingt-et-unième siècle ? Essaierons-nous, en recourant à la pratique du sport à outrance, des régimes amaigrissants et des onguents odoriférants, de retrouver notre ligne et notre look d'avant, celui du métrosexuel ou de l'über-mâle moderne, viril mais qui prend soin de lui-même, qui s'étale à la une des magazines ? Ou bien, accepterons-nous, dans la durée, les changements qui se seront opérés ? Alors, croisant telle ou telle de nos connaissances, dont la barbe fournie et blanchie, les cheveux plus longs et la bedaine proéminente viendront nous rappeler, en miroir, l'étrange et difficile période que nous aurons tous vécue et l'âge de nos artères, continuerons-nous à faire comme si de rien n'était ?


mardi 31 mars 2020

Du papillon au pangolin

Moins d’accidents vasculaires cérébraux, moins d’infarctus du myocarde, peu ou pas de traumatologie, presque plus d'appendicite. L’un de mes amis, médecin urgentiste, m’a fait part de son étonnement et des questions que suscitaient dans ses équipes cette situation inédite. Il m’a décrit une conjoncture surréaliste dans son hôpital, avec, d’un côté, un service de réanimation entièrement dédié aux patients touchés par le Covid19, saturé et au bord de l’asphyxie, et, de l’autre, des urgences presque désœuvrées et des services entiers à l’arrêt, aux couloirs désertés et au personnel moins occupé qu'à l'habitude... Que dit cette baisse des accidents cardiovasculaires et des actes chirurgicaux urgents - qu’on dit spectaculaire, même s'il est peut-être un peu tôt pour l’affirmer avec certitude - sur notre mode de vie, sur notre société, sur notre civilisation ? 

D'un côté, des pathologies lourdes dont le nombre semble étonnamment s’amenuiser, avec peut-être le risque d’un effet rebond à l’issue de la crise, et, de l’autre, une bobologie en hausse, fruit, en partie au moins, d’une hypocondrie que l’angoisse du confinement alliée à une surinformation mal (di)gérée et l’absence d’échanges sociaux viennent probablement favoriser.

La période d' "exil chez soi" décrite par Albert Camus dans La Peste est propice aux peurs les plus primaires et nous savons que non seulement la carte n’est pas le territoire mais que, de surcroît, notre cerveau reptilien peut nous jouer bien des (mauvais) tours. La peur s'est, chez beaucoup, installée comme l'émotion principale de la vie quotidienne. Et, quoi qu'on puisse en penser, cette peur n'est pas banale tant il est difficile d'affronter, pour le commun des mortels, un danger menaçant, qu'il soit réel ou largement fantasmé, provenant d'un ennemi invisible, présent partout, ou presque, mais que nous ne pouvons voir nulle part. Aujourd'hui, l’inquiétude des débuts a cédé chez beaucoup la place à une peur panique et il faudra longtemps pour que la catastrophe actuelle devienne, à l'instar de la peste frappant Oran que Camus a dépeinte, un mythe qui viendra nourrir notre inconscient collectif.

"Le matin (…) le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit l’escalier. Mais, arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n’était pas à sa place et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge"[1]

Même si, en toute logique, après le début presque anecdotique - tel celui évoqué par Camus - et la fulgurante progression qui s'en est suivie, viendra le déclin de l'épidémie et, bien que je n’ai pour ma part jamais porté foi aux élucubrations vésaniques des prophètes en collapsologie qui nous annonçaient, avec cette crise mondiale, la fin de l'humanité et de notre société, on est quand même en droit de se poser des questions sur nos choix individuels et notre avenir collectif. C'est notre existence humaine elle-même que la pandémie vient interpeller en confrontant, de façon soudaine et brutale, une population, qui se croyait à l'abri de tout, aux questions essentielles de la souffrance, de la séparation et de la mort.

La maladie vient aussi nous rappeler que l'incertitude est inhérente à la vie même sur la terre et qu'elle est inévitable. Non, malgré ses ambitions démiurgiques, malgré les promesses illusoires de certains technologues, l'homme ne pourra jamais tout contrôler, jamais tout maîtriser. De petits facteurs, encore plus peut-être lorsqu'ils sont invisibles à l’œil nu, peuvent avoir des effets immenses et destructeurs à l'échelle de la planète.

Fragilité de notre condition individuelle d’être humain, nécessité du collectif garanti par nos institutions démocratiques, priorité donnée à l’homme, il faudra en tirer des conséquences pour l’avenir tant il est difficile d’imaginer que rien ne changera après. J'espère pour ma part que rien ne sera plus comme avant. 

La référence, souvent utilisée par les écologistes, à l' "effet papillon", formulé pour la première fois par Edward Lorenz au début des années soixante-dix en illustration à la théorie du chaos - "Le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ?" - cédera peut-être place au théorème du pangolin. En fournissant involontairement un élément déterminant au point de départ d’une pandémie aux effets dévastateurs, ce petit fourmilier d’Asie aura, à son corps défendant, contribué à rappeler la fragilité de nos existences face à un micro-organisme virulent et de forte contagiosité, et, à ceux qui semblaient vouloir l’oublier, leur condition de mortel. Si cette crise permettra de mieux comprendre la chaîne épidémiologique, elle sera aussi venue illustrer de façon très concrète les conséquences de cette fameuse chaîne alimentaire qui restait encore un concept (trop) théorique pour beaucoup. Du papillon au pangolin, il n'y a finalement pas grand-chose, presque rien, juste l'espace d'une métaphore.

[1] Albert Camus – La Peste

samedi 28 mars 2020

Rien d'autre

Ma grand-mère maternelle, Simone, a, tristement, été orpheline de père à 5 ans. Il est, comme tant d'autres, mort pendant l'hiver 1918/1919 des suites du virus de la grippe espagnole. Simone - qui est décédée dans sa cent-quatrième année - m'en parlait encore peu de temps avant de nous quitter, en 2018, et, confiante qu'elle était dans les progrès de la science, c'était pour se féliciter que ceux de ma génération et celle de mes enfants puissent être garantis de ne pas avoir à revivre un tel fléau. Plus de quatre-cent mille de nos compatriotes sont en effet morts en ces mois terribles, où le monde sortait tout juste de la grande guerre, des suites de cette pandémie qui aura été plus meurtrière à l'échelle de la planète que le premier conflit mondial, et même si les statistiques, à l'époque comme aujourd'hui encore, peuvent toujours être sujettes à questions, puisque les estimations vont allègrement de vingt à cinquante millions de morts! 

Aujourd'hui, je ne peux m'empêcher d'éprouver une forme de soulagement qu'elle nous ait quittée avant que les faits ne viennent malheureusement lui donner tort. Quelle aurait pu être la réaction de cette femme qui avait traversé le siècle et ses drames, faisant toujours face tout en gardant au cœur la blessure intime de la tragique disparition de son (jeune) père, face à cette nouvelle catastrophe sanitaire ?

Cette pandémie, qui s'étend inexorablement à l'ensemble du monde, nous rappelle, une fois encore, que malgré notre science et toute notre fatuité d'êtres humains et pensants, nous sommes (presque autant qu'au début du siècle précédent) démunis face aux attaques invisibles d'une particule infectieuse microscopique qui utilise et retourne contre nous notre propre machinerie cellulaire. 

Un siècle a passé depuis la grippe espagnole. Et ?

Les palinodies médicalo-médiatiques des dernières semaines ne font pas illusion. Jamais avare d'étaler aux yeux du monde sa "science", la Faculté glose et s'écharpe devant les caméras des chaînes infos. Les journalistes ne parlent plus que de çà. Le passage à la TV d'un directeur d'administration centrale, qui égrène les statistiques du nombre de malades et de morts, est désormais devenu le grand rendez-vous quotidien de l'info! Et ?

En fait, personne ne sait de façon certaine comment combattre le virus autrement qu'en nous cachant derrière des masques et en nous cloîtrant chez nous, pour, en s'isolant, essayer de le tenir à distance. Et ?

On nous informe aujourd'hui que les deux semaines qui arrivent seront encore plus difficiles. Mesure-t'on les conséquences pour des citoyens confinés, inquiets pour leur santé et celle de leurs proches, préoccupés par leur situation professionnelle et paniqués à l'idée des conséquences de la crise économique encore à venir, des discours officiels alarmistes, répétés en boucle, dont le caractère anxiogène ne peut laisser personne indifférent ? 

Toute voie discordante, même - et surtout - si elle peut susciter un début d'espoir, est vilipendée sur les plateaux, menacée, parfois traînée dans la boue et discréditée dans le sérieux de son travail. Les tenants de la doxa académique sont là pour veiller, (sur)veiller et, surtout, ne laisser aucune autre émotion s'installer que la peur... 

"Françaises, Français, ayez confiance et soyez rassurés apeurés: Demain sera bien pire qu'aujourd'hui, et rien ne nous garantit pour après-demain!" La transparence ne devrait-elle pas avoir certaines pudeurs, à défaut de limites ? Vanité des vanités...

On ne parle plus que de malades, de morts, de la mort...

Et la vie ?
Ne pourrait-on pas un peu parler de la vie ? D'une vie qui ne se résumerait pas seulement à des journées entières de (triste) confinement ponctuées de quelques secondes d'exaltation collective et planifiée, chaque soir, en ces instants fugaces où un peuple reconnaissant applaudit et gueule de conserve pour rendre, à sa fenêtre, un sonore hommage aux soignants. Ce "geste citoyen", bien que j'en approuve les raisons profondes, ne me rappelle rien d'autre que ces fêtes qui tombent à dates fixes et que chacun, même s'il en a perdu le sens et la valeur, se croit obliger de célébrer. Instinct grégaire ou réelle manifestation spontanée de soutien ?  Geste de sympathie reconnaissante ou simple besoin de sortir pour se retrouver et partager ?

A cet instant, il me revient en mémoire ces récits d'anticipation, que je lisais en abondance lorsque j'étais adolescent, des histoires à faire peur où quelques survivants, tout ce qui restait des hommes, vivaient confinés, sous terre ou dans quelque abri, pour se protéger d'une atmosphère viciée et porteuse de virus mutants et mortels. Et puis, un jour, un héros, un saint ou un fou, finissait par sortir. Il découvrait alors une terre régénérée où la nature avait repris ses droits, mais où un semblant d'humanité, réduite à l'état de zombies cannibales, s'entre-dévorait pour survivre.

Bon, mais après tout, çà n'était que science-fiction. Et comme le disait ma grand-mère : "Je ne souhaite vraiment pas que vous ayez un jour à vivre ce que nous avons vécu. Heureusement, çà n'arrivera plus jamais..."

mercredi 25 mars 2020

Un rien d’éthique

A propos du débat, souvent vif, qui se développe sur tel traitement qu'il conviendrait, affirment certains, ou pas, pontifient d'autres, d'administrer aux malades les plus gravement atteints du Covid19, on évoque aujourd'hui beaucoup la question du choix. Au fond, la seule vraie interrogation qui vaille serait peut-être de se demander s’il y a une position qui pourrait être considérée comme plus éthique que l'autre ?

Peut-on, en période "d'état d'urgence sanitaire", s'autoriser à déroger aux règles de prudence et prescrire aux malades un traitement qui, bien qu'il n’a pas encore été scientifiquement validé, parait  à beaucoup comme porteur d'espoir, et alors même qu’aucun autre soin efficace n’a encore été trouvé ?
ou,
convient-il de privilégier l'application, en toutes circonstances, du principe de précaution et respecter scrupuleusement des protocoles scientifiques établis, au risque de ne pas sauver des vies ?

Si, en effet, le rapport risque/bénéfice doit être en permanence au cœur - si j’ose dire - du raisonnement médical, nous faisons bien là face à une question éminemment éthique. Il s'agit non seulement de déterminer ce qui devrait être, au sens kantien, mais bien de se demander ce qui serait le mieux pour les malades ? Foin de morale partagée ou de règle normative qui s'imposerait à tous à ce stade, mais bien plutôt une question essentiellement personnelle, une interrogation toute intérieure, s'évaluant au degré d'empathie de chacun et à sa capacité à ne mesurer le caractère bon ou mauvais de ses actes qu'à raison de leurs conséquences pour les autres.

Le spectre des valeurs fondatrices de la pensée, qui est sensée précéder l'action, est extrêmement large. Entre altruisme et utilitarisme, pensée magique et irrationnelle et scientisme zététique (trop) zélé, les débats médiatiques actuels en sont une parfaite illustration.

Guerre des ego, jalousies, ambitions contrariées, frustrations mal digérées... les certitudes mandarinales s'opposent et étalent leurs divergences sur les plateaux télé, façon discussions de comptoir, aux yeux d'un grand public décontenancé et perdu. La parole publique donne, elle, parfois le sentiment d'errer au gré des derniers avis scientifiques émis, multipliant la création de conseils et de comités "stratégiques", au risque pour la démocratie d'un gouvernement de techniciens. Quant aux journalistes et chroniqueurs en tous genres, ils apparaissent subitement devenus instruits en tout et s’érigent, par la grâce cathodique, en arbitres des débats scientifiques.

On nage en pleine folie médiatique et l'inactivité forcée fournit, pour nombre d'entre-nous, la possibilité d'assister en direct à des controverses auxquelles j'avoue, pour ma part, ne pas entendre grand chose. Chacun y va de son avis et les réseaux sociaux sont tout à la fois le théâtre et le terrain d'expression de soutiens inconditionnels, parfois irréfléchis, d'anathèmes, souvent exagérés, de joutes houleuses et de prises de positions "expertes", tout autant définitives qu'elles sont souvent totalement infondées. Certes, le droit à l'information est un droit au moins aussi essentiel que la liberté de pensée, mais l'un comme l'autre ne devraient pouvoir s'exercer en s'exonérant des règles morales supérieures que sont l'honnêteté, la bienveillance, la responsabilité et la tolérance.

Et si, demain, la morale personnelle qui fonde notre éthique devenait une dimension permanente et conscientisée de chacun de nos comportements ? Et si, au-delà de ces questions d'éthique médicale, la crise actuelle nous permettait de nous poser enfin la question du sens que nous voulons bien, chacun, donner à notre vie ? Que sont les valeurs qui fondent les idéaux que nous poursuivons, les principes sur lesquels reposent nos actions et jusqu'où sommes-nous prêts à nous engager pour défendre les normes et les règles sociales qui les encadrent ? Et si, chacun d'entre-nous, acceptait d'introduire un rien d'éthique dans sa vie ?

jeudi 19 mars 2020

Rien de plus

Là, dehors, juste devant le portail de la maison, plus rien ne bouge, ou c'est tout comme.

La circulation est désormais presque interrompue. Nous sommes tous "confinés".

De temps à autre, un véhicule passe, discrètement, sans faire de bruit. Comme si son conducteur prenait scrupuleusement garde à se faire le plus silencieux possible pour ne pas déranger les gazouillis des oiseaux que l'arrivée du printemps enchante. Plus de klaxons intempestifs ni de freins hurlants à l'approche du stop du coin de la rue ; plus de pétarades des pots de détente de deux-roues trafiqués ni de "musique" imposée aux oreilles de tous par une sono trop puissante crachant ses décibels par les fenêtres entrouvertes de 4X4 allemands aux moteurs surgonflés ; moins de bruit, plus de silence. Moins de vie !

Les voisins d'en-face sont partis. Le petit jardin public qui jouxte la maison est fermé. Dans la rue, c'est un peu comme si, seuls les ouvriers du chantier voisin continuaient - mais pour combien de temps encore ? - à travailler. Alors que, pas plus tard que la semaine passée, souvent je pestais contre le bruit de leur ouvrage, je guette aujourd'hui, chaque matin, l'écho de leur présence. C'est étrange comme un dialogue dont juste quelques bribes nous parviennent, le simple son d'un coup de marteau ou le chant d'une scie sur une planche peuvent faire existence...

Ailleurs, le grondement sourd qui rythme le quotidien des habitants de la ville s'en est, lui aussi, allé. Seules les sirènes puissantes des ambulances et des camions de pompiers brisent le calme imposé quand ils s'annoncent, du plus loin qu'on puisse les entendre. Il faudra s'y habituer. 

Allant furtivement et d'un pas pressé, de rares piétons se rendant à la pharmacie ou chez le boulanger, ou plutôt leurs silhouettes, évoquent encore, en passant, la vie qui va. Des ombres, ou presque. Une évocation. Rien de plus.

mardi 3 mars 2020

Rien n'a été dit

"Il faut vouloir être heureux et y mettre du sien"
Alain - Propos sur le bonheur

Billet en forme de clin d'oeil à un mien ami poète qui se reconnaîtra, si l'idée lui venait de se perdre sur ce blog.

En parcourant les propos sur le bonheur du philosophe Alain, j'ai relevé cette phrase qui m'a interpellé tant sur un plan philosophique que dans ma pratique professionnelle : "il est bien aisé de ne pas croire, alors que rien n'a été dit". Que peut bien vouloir signifier l'auteur ? Le non-dit, le non-exprimé, rend-il plus facile l'incrédulité ? Et, partant, protège-t'il de la crainte ? Faudrait-il abandonner tout espoir, au prétexte que l'espoir lui-même nourrirait la peur ? Car que peut bien redouter celui qui ne croit en rien ?  Ce questionnement relève à mes yeux du même raisonnement que celui du blagueur qui, face à telle ou telle attitude empreinte de crédulité naïve et d'irrationnel, affirme, crânement, "ne pas être superstitieux car cela porte malheur!"

Gare à tout ce qui peut s'entendre. Les propos définitifs comme les paroles qui peuvent nous paraître sur l'instant les plus insignifiantes. Car même les petits riens restent en mémoire, nourrissant leur part d'ombre, et, un jour ou l'autre, au moment parfois où l'on s'y attend le moins, resurgissent et peuvent nous troubler au point que nous ayons alors l'impression que les évènements donnent vie à nos craintes les plus sombres. C’est vrai des névroses d’angoisse, cette  forme d’anxiété, bien connue des psy qui l’appellent anticipation anxieuse, qui produit souvent la situation que précisément nous redoutons le plus. L’anxiété fait craindre d’être anxieux. C’est bien sûr vrai également en matière de névroses obsessionnelles, avec la culpabilité injustifiée et parfois inconsciente qui les accompagnent. Force de l'Inconscient diront certains, puissance du Verbe diront d'autres, ou tout simplement besoin vital de croire. Même à l’incroyable. Même en des chimères.

Le monde chaotique qui nous entoure nous ramène toujours aux désespérantes limites de notre existence en nous enseignant que si la vie peut nous paraître souvent imprévisible et parfois injuste, son issue, elle, est toujours inéluctable. Alors entre aujourd'hui et le dénouement fatal annoncé, pourquoi ne pas avoir envie de croire, pour donner Sens. Croire en la vie, croire en l'homme et, d'abord, croire en soi. Car croire que l'on est rien, c'est se porter à n'être rien. Accepter notre état d'être spirituel c'est, au contraire, faire le choix de l'espérance qui est volonté de faire, même et surtout de petites choses, au lieu que ne s'installe le désespoir, par la simple force de ce qui est.  C’est surtout peut-être considérer que rien n'a encore été dit, plutôt que tout...

samedi 22 février 2020

Pas pour rien

Attiré ce matin hors de la maison par le joli soleil presque printanier de ce samedi de fin février, je suis allé flâner dans les allées du marché aux livres anciens du parc Georges Brassens, cet endroit unique à Paris auquel m'a initié il y a bien longtemps mon vieil ami Jean. Au détour de l'étal d'un marchand, j'ai découvert deux volumes de la bibliothèque de la Pléiade des oeuvres d'Alain. Je n'avais jusqu'à présent jamais rien lu de cet auteur du tournant du siècle, tout à la fois journaliste, essayiste et philosophe. En parcourant rapidement le premier volume, j'ai été immédiatement enthousiasmé par ses propos. Une manière d'accumulation de billets et d'articles inspirés par l'actualité, une pensée de tel ou tel philosophe ou encore des souvenirs, ou même les petits riens de la vie de tous les jours. Considérations souvent empreintes d'une profonde pensée philosophique ou parfois futiles, voir négligeables, et pourtant importantes aux yeux de l'auteur, et qui font souvent écho chez le lecteur, même encore aujourd'hui. A cent ans de distance, ces propos ont immédiatement résonné en moi, tant j'y retrouve un style décousu, parfois aporétique, rationaliste et critique, à l'image de celui que j'essaie, très modestement, d'apporter à la rédaction des petits riens.

Le fait de rédiger quelques lignes sur ce blog, comme je le fais désormais régulièrement depuis plus de dix ans, à l'attention d'un lecteur qui, voisin ou habitant de l'autre bout du monde, distraira un peu de son temps à me lire, contribue, je le crois, à m'assurer une forme d'hygiène de vie. Comme une manière de réponse à ce besoin d'écriture et de rencontre avec l'autre, essentiel et pourtant longtemps réprimé et contenu par un sentiment de vacuité et d'insuffisance. Plus même que le confort personnel que m'apporte l'écriture, constater que mes textes ont rencontré ne serait-ce qu'un lecteur m'est devenu la source de réels petits bonheurs.

Si, comme Alain l'a écrit [1], « le bonheur dépend des petites choses », suis-je fondé à croire que de petits riens puissent engendrer de grands bonheurs ? Ces petits riens qui donnent le goût de l’autre. L’autre qui amuse, l’autre qui séduit, l’autre qu’on aime et qui aime en retour. Ou même tout simplement l'autre qu'est ce lecteur inconnu qui, un jour, par hasard, est tombé sur le blog des petits riens et en a parcouru telle ou telle autre bafouille. Ce lecteur inconnu de moi et, partant, que je ne connais pas mais que pourtant j'aime pour le moment de bonheur que la simple constatation qu'il a lu l'un de mes textes m'apporte. Tant il est bien vrai qu'on aime à être aimé. Etre aimé pour soi-même, pour ce qu'on fait, ce qu'on dit ou ce qu'on écrit. Pas pour rien.


[1] Alain - Propos sur le bonheur - Gallimard, 1928

mardi 18 février 2020

Rien du tout

As-tu déja réalisé, ami lecteur, amie lectrice, que seules quelques dizaines d'ancêtres t'ont précédé(e) depuis l'époque où Auguste, premier empereur romain, régnait en maître absolu sur l'ensemble du bassin méditerranéen en imposant au monde la pax romana et où, quelque part en Galilée, naissait Jésus de Nazareth ? 

Si l'on veut bien, en effet, considérer que chaque siècle voit se suivre trois ou quatre générations (en moyenne), et qu'en mille ans au plus quarante génération se seront succédées, alors seulement quatre-vingt ancêtres au maximum (moins de cent êtres humains! moins que l'addition des joueurs des équipes du tournoi des six nations...) nous séparent directement de l'époque de la naissance du Christ (ou nous y relient...) Autant dire, rien du tout à l'échelle de l'univers.

Et si l'on veut alors bien accepter que nous ne sommes pas le fruit du néant - des êtres issus de rien - peut-être pouvons-nous trouver un sens à notre humanité par les liens du sang qui nous rattachent, directement, à tous ceux qui nous ont précédé; à leurs joies, à leurs peines, à leurs angoisses, à leurs désirs. Tel est sans doute le lien de la vie qu'il nous est si difficile de percevoir et impossible à expliquer. Si notre naissance nous fait bien advenir dans un univers qui nous semble chaotique et dont le sens nous échappe le plus souvent, ce qui peut faire sens c'est ce rapport, pas si lointain, ce lien avec ceux qui nous ont précédé et la conscience que d'autres nous succèderont, ce qui fait alors de nous des êtres en vie, c'est à dire, en devenir.

Vivre, comme l'a si bien écrit François Cheng [1], c'est advenir et devenir. Et, si je peux m'autoriser un ajout, je dirais aussi : parvenir. Advenir, devenir et parvenir jusqu'à la toute dernière étincelle de vie qui nous sépare de la mort.  Car envisager que nous ne sommes pas le fruit du hasard et du néant mais bien reliés à la ligne de vie (la lignée) de ceux qui nous ont précédés, c'est poser clairement la question de la mort. Puisque nous acceptons l'idée que nous ne sommes pas issus de rien, qu'est-ce qui nous contraint à croire que, mort, nous retournerions au néant ? 

L'heureux paradoxe qui affleure c'est que, bien que nous soyons des êtres humains, c'est à dire des êtres pensants et, partant, conscients de notre état de mortels, rien ne nous condamne heureusement à n'envisager la vie qu'au regard de son inéluctable finitude. Je crois même, comme je l'ai déja ici écrit, que ce qui fait aussi, et surtout peut-être, de nous des êtres humains c'est notre état d'êtres spirituels, c'est à dire notre capacité à aborder la transcendance, en sachant porter notre regard au-delà du perceptible et des possibilités de l'intelligible. Et à considérer parfois l'idée que, d'un certain point de vue, l'univers n'est peut-être pas aussi désordonné qu'il y paraît. Un ordre né du chaos...



dimanche 9 février 2020

Rien d'étonnant

"L'amour pour principe et l'ordre pour base, le progrès pour but", tels sont les fondements de l'église positiviste créée par Auguste Comte, un "culte sans dieu" qui proclame l'amour de l'humanité. Nous en reparlerons peut-être un jour en évoquant le quartier parisien du Marais où l'oeil averti peut encore trouver, près de la place des Vosges, la dernière chapelle positiviste de France et quelques souvenirs de voyages au Brésil, dont la devise nationale, emprunt direct et revendiqué à Comte, est "ordre et progrès"...

En parlant d'église, il me revient quelques souvenirs de voyages au Japon.

M'étant rendu à Kyoto avec un ministre qui souhaitait agrémenter son voyage officiel en allant admirer la floraison printanière des cerisiers le long du chemin de la philosophie du quartier de Higashiyama, j'y ai fait la connaissance d'un jeune prêtre catholique français, enseignant à des étudiants nippons le Kanshi, ou "poésie han", forme poétique traditionnelle japonaise ancienne de l'époque médiévale, dont l'écriture, en chinois classique, différente de toute langue chinoise écrite moderne, la rend difficilement accessible au contemporain. Cet enseignant-chercheur en littératures et langues anciennes, latiniste et helleniste de formation, avait commencé à élargir le spectre de son talent en s'intéressant aux langues scandinaves oubliées, et particulièrement au vieux norrois puis, sa curiosité l'avait amené à s'intéresser à plusieures langues du moyen et du lointain orient. 

Qu'est-ce qui avait pu conduire les pas de ce jeune curé breton polyglotte jusqu'à l'Université de Kyoto ? Je ne le sais toujours pas. Le personnage était fort intéressant. Acceptant un rôle de guide culturel, il nous avait accompagné au long de notre périple et notamment un après-midi, pour assister à une cérémonie traditionelle du thé, dans un maison éponyme où il nous fallut patienter plusieurs heures, sans bien saisir toute la signification de ce qui se passait devant nous, pour pouvoir enfin déguster, en guise de gratification, deux toutes petites tasses de thé Matcha.

Le soir venu, je l'ai invité à dîner dans un restaurant local de son choix où j'ai pu, non seulement apprécier la large gamme de la gastronomie locale, mais aussi goûter quelques Saké d'anthologie. A la fin du repas, à l'heure des confidences, il me raconta qu'il entretenait avec un personnage important de la Curie Romaine, une correspondance philosophique intense. Cette conversation qu'il reprenait presque tous les soirs, une fois la nuit tombée, par échanges de mails avec le Pape - puisque je comprenais que son interlocuteur n'était autre que le successeur de Pierre, évêque de Rome et chef de l'église catholique - cette conversation donc avait pour caractéristique de se faire en araméen. La langue du Christ sur le Net (!?!) Au Japon, pays où dialoguent sans cesse tradition et modernité, rien d'étonnant me diras-tu... Sans-doute ces deux érudits s'étaient-ils trouvés et ils prenaient plaisir à échanger dans cette lingua franca de l'empire Perse, langue véhiculaire historiquement employée pour exprimer des idées religieuses, et qui resta l'une des principales langues écrites du moyen-orient pendant près de 3 000 ans.

Dans le Shinkansen qui filait à plus de 300 km/h vers Tokyo, nous échangions encore sur cet étonnant homme d'église avec le directeur local de l'opérateur de l'Etat que je dirigeais alors, qui visiblement le connaissait bien et appréciait à sa juste mesure mon étonnement. Il me dit alors qu'il avait, parmi ses amis, un autre prêtre français, installé lui dans la capitale et que, si le coeur m'en disait et les effets de la fatigue ne se faisaitent pas trop sentir, il pourrait me le présenter, mais uniquement à la nuit venue. Mais pourquoi donc devoir attendre que la nuit tombe pour rencontrer un prêtre, me diras-tu ?

J'acceptais et ruminais le reste de la journée mon impatience à rencontrer ce "prêtre de nuit"...

Malheureusement, nous dûmes renoncer car les effets du décalage horaire et l'éreintement consécutif à notre périple à Kyoto eurent raison de ma curiosité. Cependant, le lendemain, avant de quitter l'empire du soleil levant, je demandais à Jean de m'en dire un peu plus. Il me compta alors l'histoire incroyable de cet autre clerc, un dominicain, qui tenait un bar de nuit à Tokyo et qui, l'alcool et la lassitude aidant (peut-être...), confessait et baptisait tardivement des white collars enivrés de bière, de whisky et de Saké. Incroyable et pourtant véritable histoire que m'a livrée cet ancien officier de marine marchande ayant posé, en escale, son sac à Tokyo, pour ne jamais plus en repartir. Je ne l'appris que plus tard, mais lui-même était devenu au fil du temps un personnage connu et reconnu du principal culte de cet étonnant pays. Tant et si bien qu'il avait même accédé à une manière de prêtrise shinto, cette religion spécifique au Japon, au caractère tout à la fois animiste et polythéiste, prisée et pratiquée par plus de 80 millions de japonais. Ainsi, installé au Japon depuis vingt-sept ans, il avait à plusieurs reprises eut l'honneur de participer, en tant qu'officiant, au traditionnel Kagami Biraki, cérémonie shinto à l'occasion de laquellle, chaque 11 janvier, pour célébrer l'entrée dans la nouvelle année, il est de coutume de briser un tonneau de Saké.


Et, paré d'un kimono cérémoniel et sceint du traditionnel bandeau Hachimaki, celui-là même qu'arboraient, dans leurs folles missions suicides, les Kamikazes plongeant en piqué sur les navires de la Navy, l'ancien marin en avait brisé des tonneaux de Saké...

J'ai quitté le Japon et ses mystères. Rien d'étonnant me diras-tu. 



mardi 14 janvier 2020

Sur l'impression de n'être rien

Une récente discussion de fin de soirée entre amis nous a conduits sur le chemin de ce sentiment de vide qui parfois nous étreignait. Cette douloureuse impression de "n'être rien" que l'on peut ressentir parfois. Je te livre ici les quelques réflexions que ce sujet a, depuis lors, suscité chez moi...

Dans une époque où l’humanité ne semble plus agir qu’instinctivement, dans l’instantanéité de la réponse à un "post" sur un "réseau social" ou la réaction à une image fugace sur un "service de partage de photographies" (convient-il même encore de parler de photographie ?...), où seule compte la satisfaction immédiate des pulsions, il serait bon de nous rappeler que c’est d’abord le fait d’être doté d’un esprit qui fait de nous des êtres humains. Car, n'en déplaise à certains, nous sommes bel et bien des êtres spirituels. Libres et responsables.

En effet, être humain c’est accepter que liberté et responsabilité caractérisent notre existence. Dans le sens où, d'une part, nous avons le loisir et l'aptitude de dompter notre part animale et de nous libérer de l’influence de nos instincts pour faire appel à notre capacité à décider par nous-même et en appeler à ce que Viktor E. Frankl désigne comme « la liberté de la volonté humaine ». Et, d’autre part, qu'en être responsable nous sommes d'abord responsable envers nous-même, pour pouvoir davantage l’être envers les autres, mais aussi à l’égard de l’environnement qui nous entoure et dans lequel nous évoluons. Et peu importe alors le degré d’insatisfaction ou de frustration que nous pouvons avoir vis à vis de l’existence. Le simple fait de nous interroger sur notre vacuité et de porter sur la vie un regard qui peut être, au mieux dubitatif, au pire désenchanté, prouve notre état d'être pensant; doté d'un esprit; pour tout dire, spirituel. Questionner le sens de sa vie et, partant questionner son existence même n’est-ce pas, à l'instar du rire bergsonien, le propre de l’homme?

Car en tant qu'homme, à la différence des autres êtres vivants, nous ne nous contentons pas d’être mais nous pensons et décidons ce que nous sommes. Et que cette décision soit consciente ou inconsciente n’aliène en rien notre liberté de choix. Nous sommes libre de faire, de ne pas faire, voir même de ne rien faire et laisser faire. Et que nous ayons - ou pas - conscience de ce qui nous a conduit à opérer tel ou tel choix importe peu au fond.

L’autre élément constitutif majeur à mes yeux de notre état d’être humain est la conscience de notre finitude d’être mortel. Le caractère temporel et temporaire de notre existence est, en soi, un paramètre tangible et factuel de notre existence. Je suis puisque je sais que demain je ne serai plus.

La seule question pourrait alors être de savoir si cet homme que je suis est bien celui que je rêvais d'être. Mais cette question n’est sans doute pas d’importance car, dans le même temps, comment saurais-je que rien dans l’homme que je suis n’évoque l’homme que j’aurais pu être ?

Je te laisse, cher lecteur, à ta réflexion...