mardi 4 octobre 2022

Droit et devoir de rien dire

"Parler pour ne rien dire et ne rien dire pour parler sont les deux principes majeurs et rigoureux de tous ceux qui feraient mieux de la fermer avant de l'ouvrir". Pierre Dac

Moi qui suis déjà grand-père, je ne connais vraiment rien. Comment puis-je avoir autant si peu vécu ?

Il me revient ce temps - pas très ancien pour un boomer, préhistorique pour les millenials - où l'on pouvait, sans s'en émouvoir plus que cela, rester longtemps sans rien savoir, sans avoir accès à la moindre actualité, vivre sans être l'esclave de l'immédiateté d'une information globale et partagée. Pas de téléphones intelligents, pas d'Internet, même pas d'ordinateurs portables. Pour se donner des nouvelles, on s'écrivait encore des lettres ou des cartes postales, pour connaître la météo du monde, on lisait des journaux, on écoutait la radio et on regardait le journal de 20h00. Nous n'échangions pas sur des sites de tchat, mais nous passions des heures à refaire le monde sur des bancs publics ou attablés dans des troquets. Le savoir n'était accessible au plus grand nombre que dans les bibliothèques que nous fréquentions alors assidument. Elles étaient la source inépuisable de la Connaissance et le lieu physique d'inattendues rencontres où il m'est, très souvent, arrivé de lier connaissance avec des inconnu(e)s (si, si...!), bien avant l'irruption dans nos très ennuyeuses vie (d'avant) des algorithmes et des intelligences artificielles des réseaux sociaux qui évaluent, ex ante, toutes les interactions et, sans lesquels se rencontrer ne serait, pour beaucoup, même plus (aujourd'hui) envisageable.

L'absence durable d'écho en provenance des siens pouvait certes parfois être la cause d'une angoisse sourde mais, à d'autres moments, ne rien savoir de ses proches ni du monde tel qu'il allait a sans doute protégé notre génération du risque de s'inquiéter davantage encore et nous a, j'en suis certain, fait gagner en autonomie ce que la dépendance numérique fait désormais trop souvent perdre à nos contemporains. A dix-huit ans, j'ai, pour la première fois, traversé l'Atlantique. En un mois, je n'ai échangé brièvement qu' à deux reprises au téléphone avec mes parents et, pour apercevoir quelques photos-souvenirs prises avec un mauvais instamatic Kodak, ils durent attendre plusieurs semaines que je me remembre de faire développer les pellicules restées au fond de mon sac. Ni eux ni moi ne s'inquiétèrent alors. Nous vivions sans chaînes. A cette époque révolue, chacun pouvait, avec une certaine décence, et même une forme de pudeur, garder pour lui ses états d'âme, les épisodes de sa vie, celle des autres, ses musiques, ses lectures ou ses films préférés, ou encore sa secrète passion pour les chatons... Qu'en est-il aujourd'hui du droit de rien dire ?

Nul ne peut m'obliger à avoir un avis sur tout. Pourtant, dans les conversations, même les plus banales, beaucoup se croient autorisés à émettre en tout un jugement, le plus souvent sans appel. Bien plus encore s'ils sont ignorants du sujet débattu. Admettre qu'on ne sait pas, qu'en telle ou telle matière on puisse ne pas avoir d'opinion, c'est désormais prendre le risque de passer pour le dernier des cons... Je m'expose plus souvent qu'autrefois à ce danger que d'aucuns pensent mortel en société. Tant pis ! J'ai passé l'âge de jouer à faire semblant... 

Celui qui ne s'exprime pas sur tout, celui qui n'a rien à dire, celui-là trouve t'il encore sa place dans notre monde hyperconnecté ? Longtemps l'humanité - et pour certains c'est trop souvent encore le cas - s'est battue pour obtenir le droit de s'exprimer librement, aujourd'hui, j'en connais qui sont prêts à ferrailler pour recouvrer le droit de se taire, le droit de rien dire. Savoir garder le silence, au risque d'être parfois moqué, au fond, est-ce si grave ? Avec quelques autres, j'ai découvert que l'apprentissage dans le silence - le devoir de rien dire - était parfois le plus sur moyen d'avancer.