mardi 12 juillet 2016

Rien... Plus une goutte.



Son bleu de chauffe, imprégné comme la paire de moustaches épaisses et délavées qu’il portait à la gauloise, de l’odeur du tabac gris qu’il roulait de ses doigts jaunis par la nicotine et marqué de tâches graisseuses et de traces de ce Gévéor qu’il buvait en quantité, s’ouvrait sur un tricot de peau en flanelle au blanc délavé, qu’il ne quittait jamais; fort d’odeurs aux origines corporelles indéfinissables… Les pieds, été comme hiver, chaussés de bottes de caoutchouc vertes, il ne retirait sa casquette de marinier en coton bleue que pour saluer le Maire, le Curé et ma grand-mère.

Il vivait, avec son chien, dans une ancienne cabane de forestier, dans les bois, à petite distance de la maison familiale, à mi-chemin entre la route de Fontainebleau et l’ancienne voie rurale du chemin de fer du Tramway Sud Seine-et-Marne qui reliait Chailly à Milly-la-forêt, ligne connue sous le nom de « tacot de Barbizon ».

A l’été 1938, après que la dernière locomotive automotrice Baert et Verney qui tractait les 3 voitures qui circulaient sur la ligne fut définitivement rentrée au dépôt, il participa au chantier de démontage des rails de la ligne et puis, désoeuvré, il resta là, entre la gare de Cely et l’arrêt fixe de Fleury en Bière.

Il devint cantonnier, au service de la mairie de Cely, avec la mission de bien soigner l'entretien des chaussées de son cantonnement. Puis, ce fut la guerre pendant laquelle il servit dans un régiment du train des équipages militaires, fut fait prisonnier et, après quatre années à travailler dans les champs du Palatinat, le retour dans le Gâtinais français. Il reprit alors son travail sur les routes et les chemins du coin et, au voisinage des romanichelles qui s’étaient sédentarisés à proximité de son refuge sylvestre, il apprit à agrémenter son modeste traitement du revenu des petits boulots de jardinage et des travaux domestiques que lui confiaient les briards et les parisiens du village. Je l’ai croisé au mitan des années 60. Il devait alors avoir une bonne soixantaine d’années et personne dans le village ne le connaissait autrement que sous le nom de « Père Julmier ». Pourtant, comme tout un chacun, il avait un prénom : Antoine. 

Je ne l’ai appris que bien des années plus tard… Il m’arrivait, enfant, de passer un peu de temps avec lui. Lorsque ses travaux de voirie l’amenaient à devoir travailler à proximité de la maison de la rue des Pâtis. Mais surtout quand, une fois l’an, l’alambic en cuivre du bouilleur de cru ambulant venait faire halte au bout de la rue. 
Il donnait alors, en échange de quelques litres, un coup de main à mon grand-père pour la mise en bouteille de cette formidable eau-de-vie tirée du jus fermenté des pommes du jardin dont malheureusement nous venons de boire jusqu’à la dernière bouteille et dont rien ne reste, plus une goutte. Que le souvenir ému d’un alcool fort, au goût puissant et à l’odeur reconnaissable entre toutes autres, qu'il m'arrivait, enfant, de pouvoir gouter sur un sucre que m'autorisait ma grand-mère, certains dimanches, après le café du déjeuner familial.