jeudi 29 mai 2014

Ne plus appartenir à rien ?


A l’occasion de sa récente élection à l’Académie française, Alain Finkielkraut a été brocardé par ses détracteurs sous la forme peu valorisante d'une "pleureuse réactionnaire". 

Une excellente raison de revenir sur son récent essai,  L’identité malheureuse1. L’antimodernité de ce nouvel Immortel y apparaît pour ce qu’elle est : le miroir implacable de notre époque de renoncement et d’essoufflement. Car si Alain Finkielkraut est bien un antimoderne en ce qu’il dénonce le mal identitaire dont souffriraient nos contemporains c’est dans le sens où le définit Antoine Compagnon: « j’appelle antimodernes (...) des personnalités qui ont bien conscience d’être emportées par le mouvement de l’Histoire et qui savent que le retour en arrière n’est plus possible…mais qui mesurent ce que la modernité implique de perte ou de nostalgie2 ». Sa pensée est antimoderne en cela qu’elle s’oppose, sans déclinisme mais en la confrontant au tragique du réel, à la tentative de prêt-à-penser homogène de ceux que Philippe Murray qualifia un jour de « nouveaux actionnaires de la société en commandite Nouveau Monde3 ».

En sept chapitres, Alain Finkielkraut dresse, en l’illustrant d’un pessimiste et malheureux constat, un plaidoyer sans concession en faveur de la défense de l’identité française. Il évoque au bénéfice de sa démonstration autant de sujets que la mixité, l’immigration, l’antiracisme contemporain, l’école, ou encore les questions du respect, de l’autorité ou même, de façon plus prosaïque, de la galanterie française ou de l’élégance vestimentaire… Sa démonstration est d’autant plus forte que s’il dénonce le cosmopolitisme érigé en dogme par certains tenants d’une Europe emportée par le dangereux vertige de la désidentification, il n’élude en rien les tragédies européennes du XXème siècle auxquelles font écho ses propres racines, lui le fils d'immigrés polonais. Il nous enseigne que si la bonne conscience est interdite à l’homme occidental, il y a des limites à sa mauvaise conscience; qu’on peut dénoncer le poids de la pensée unique et du politiquement correct sans tomber dans les dangereux travers d’un populisme nauséabonde et politiquement abject; que si notre héritage ne fait pas de nous des êtres supérieurs, il mérite cependant d’être « préservé, entretenu et transmis, aussi bien aux autochtones qu’aux arrivants ». Tant il est vrai, comme le soulignait Emmanuel Levinas que « la France est une nation à laquelle on peut s’attacher aussi fortement par le cœur que par les racines ».

Revenant d’abord sur la querelle de la laïcité qui n’oppose désormais plus défenseurs de la Religion et tenants de la Raison mais laïques contre laïques, querelle dont la meilleure illustration a été le débat sur le port du voile islamique, il poursuit ensuite par la question de la mixité et son rapport à l’expression d’une forme « d’identité religieuse ». Il souligne alors un peu en écho au propos de Delphine Horvilleur dans son livre En tenue D’Eve4, l’obsession croissante de la pudeur des femmes portée par les discours religieux fondamentalistes et les dangers de l’érection de cette pudeur en instrument de la domination de la femme.  

L’auteur dénonce, à l’instar de Murray, les excès et les ravages de « l’âge du fier »,  de notre société interconnectée et distractionnaire, dominée par les démons de l’universalisme et des grandes communions populaires - dans laquelle le sujet pour mieux s’émanciper doit se déprendre de lui-même pour ne plus appartenir à rien - pour mieux proscrire toute tentation d’élitisme culturel au nom de l’égalitarisme érigé en dogme. Tout son propos conduit à démontrer que la normalité – ces usages et coutumes qui étaient hier normés, pratiqués et acceptés par tous, et dont l’observance constituait une forme d’orthopraxie, non vécue comme un carcan, mais bien comme l’expression, si chère à Ernest Renan, d’un « désir de vivre ensemble »  – n’est plus que la relique d’un « pays englouti... une tare en voie de disparition ». 

Une novculture bobo dont Mathieu Pigasse serait le nouveau héraut tourne volontairement le dos au verbe, à la « culture bourgeoise » du livre et du respect des règles de l’expression écrite, pour mieux nous faire entrer dans l’âge d’or du fonctionnalisme où le « divers décroît » et conduit à l’uniformité ; un monde nouveau où « la principale valeur du changement réside dans le changement lui-même ». Et l'auteur de nous rappeler comme le romaniste allemand Curtius l’observait que « la littérature joue un rôle capital dans la conscience que la France prend d’elle-même et de sa civilisation ». En cette année du centenaire du début de la Grande Guerre, le lecteur pourra non seulement trouver sous la plume de l'Académicien, dans sa défense d’une identité nationale en voie de disparition et son rappel qu’au-delà de leurs différences les Français appartiennent à une même communauté de destin, comme un écho contemporain au Maurice Barrès de 1917, celui des diverses familles spirituelles de la France5 mais aussi une référence à la célèbre conférence prononcée à la Sorbonne par Renan le 11 mars 1882, Qu’est-ce qu’une Nation ? 6

Contrairement à certains beaux esprits modernes et progressistes qui souhaiteraient le cantonner au simple rôle d’un « agité de l’identité » à « la mélancolie revêche et l’humeur maladive », qui « vomit son époque à défaut de la comprendre », nous constaterons bien volontiers que M. Finkielkraut, employant souvent le ton d’un polémiste à qui l’on peut, certainement, reprocher parfois ses sympathies pour Renaud Camus, apporte souvent de bonnes réponses à des questions qui, de son aveu même, « le tourmentent depuis longtemps »7. Son livre a le mérite de vouloir nous réconcilier avec la France. Il démontre que l’on peut aimer son pays et être patriote sans pour autant détester l’Autre. Il affirme enfin, comme Tocqueville, qu’on ne saurait se résigner à voir l’égalité mettre l’esprit sous tutelle et donne fort heureusement tort à Philippe Murray lorsqu’il écrivait dans la revue L’Esprit Libre8 que « l’idée de liberté personnelle n’est plus aujourd’hui qu’un lointain souvenir ».

1.       Alain Finkielkraut - L’identité malheureuse, Stock, octobre 2013.
2.       Antoine Compagnon, interview donnée au magazine Le Point, 28 novembre 2013.
3.       Philippe Murray - Festivus Festivus, conversations avec Elisabeth Levy, Fayard, 2005.
4.       Delphine Horvilleur – En tenue d’Eve, Grasset, 2013.
5.       Maurice Barrès - Les diverses familles spirituelles de la France, E. Paul Frères, 1917.
6.       Ernest Renan – Qu’est-ce qu’une Nation ? et autres écrits politiques, Imprimerie nationale, 1996.
7.       Entretien donné par Alain Finkielkraut à  Philosophie Magazine, 2013.
8.       Philippe Murray – La grande battue, L’Esprit Libre N°11, 1995.

jeudi 8 mai 2014

Plus rien n'avoir à lire...

A plusieurs reprises, Véronique m'a fait remarquer qu'elle ne comprenait pas comment je pouvais, dans le même temps, entamer plusieurs livres. En voyant la pile, à l'équilibre précaire, sur la table de chevet, je m'interroge. Passer de l'un à l'autre; lâcher - temporairement - un essai pour me plonger dans un roman ; passer du Quattrocento à un futur de science-fiction ; oublier, puis reprendre, ou pas, un ouvrage philosophique ou un polar. J'avoue même qu'il m'arrive d'abandonner parfois certains auteurs dont la prose me tombe littéralement des mains, pour n'y plus revenir. Je lis compulsivement, même peu, même quelques lignes. J'en ai besoin avant de m'endormir. La question est : pourquoi ?

Lire pour se lire. Peut-être, mais c'est insuffisant, et puis l'analyse est là pour ça...

Lire pour se lier. J'irai plus loin en affirmant, ami lecteur, que lorsqu'on lit un texte, on se lie à son auteur, tout comme aux autres lecteurs, à l'Autre tant le texte qui défile sous nos yeux nous ouvre au monde qui nous entoure et que nous recréons, à chaque lecture. Lire c'est entrer dans le monde, dans notre monde, celui de notre vision créatrice, d'aucun dirait de notre subjectivité. 

Lire pour juguler l'ire qui me gagne peu à peu en écoutant, d'une oreille distraite, les nouvelles sur les chaînes d'information, ou plus exactement en entendant, pour la énième fois, les mêmes informations répétées en boucle et à l'envie ;  hypnotiques vraies fausses "nouvelles" tant elles ne le sont déjà plus, nouvelles, à force d'être répétées !


Lire pour prendre le temps et avoir le choix. Le temps d'aller et de revenir sur le texte, de l'abandonner, d'oublier, puis de relire et de redécouvrir. De sauter, pourquoi pas, des mots, des lignes, un paragraphe, des passages entiers... Pouvoir décider, hors de tout formatage, de passer une nuit, une heure ou une minute sur un texte. Être l'acteur de ses choix et de ses préférences.

Le livre qui délivre. Rien ne s'abandonne autant, aucun objet, à sa déconstruction/reconstruction que le livre. A peine terminé d'écrire, le texte n'appartient déjà plus à son auteur mais devient pour son lecteur, ou même dans le souvenir de celui qui, demain en parlera, support de création, de recréation. Les mots et leur ordonnancement constituent pour celui qui les compose tout autant que pour celui qui les déchiffre des supports aptes à libérer, à délivrer l'imaginaire. A la lecture de Rostand, chacun perçoit un Cyrano différent et pourtant tous nous pensons le reconnaître et nous en parlons comme d'un être unique et familier. Nous projetons sur les mots des représentations inconscientes de notre propre histoire, de nos souvenirs personnels ou archétypiques. Par la combinaison et la synthèse des images et des idées - des signes et des symboles, au sens de la sémiologie - nous laissons libre cours à notre pensée créatrice.

Le livre qu'on lit, qui lie et, paradoxe, qui délie car il délivre. La littérature, liberté d'imaginer et support à une forme de transcendance. La littérature comme une esthétique aussi, tant il est vrai que le livre est, en soi, un bel objet. Alors imaginer un jour n'avoir plus rien à lire ?