dimanche 11 février 2024

Ne rien commencer

"Il prévoit toujours la fin, pour ne rien commencer." Elias Canetti


La contemplation de notre finitude, l'ombre inévitable qui plane sur l'existence de chaque être humain, peut être une source de réflexion philosophique mais aussi d'angoisse existentielle. Lorsqu'on réalise que la mort est inéluctable et qu'elle aura raison de tous ceux que l'on aime, un sentiment d'abattement peut s'emparer de l'âme, remettant en question le sens, s'il en est un, de notre existence.

Elias Canetti, dans son "Livre contre la mort" aborde ceux à qui, avec une forme d'aquoibonisme, la perspective constante de la fin donne un motif suffisant pour éviter de jamais commencer. Comme une manière de se soustraire à la vulnérabilité inhérente à la vie en refusant de s'engager pleinement dans les expériences et les relations. Si une telle posture peut être une réaction compréhensible à la peur de la perte, surtout dès lors qu'elle est inévitable, elle soulève également la question fondamentale de savoir si l'évitement de la vie apporte une réponse valable face à la réalité de la mort.

Le paradoxe de la vie et de la mort nous confronte à un dilemme existentiel. D'un côté, il y a la beauté, éphémère, inégalable, de l'existence humaine, faite, certes, de hauts et de bas, mais surtout de moments précieux et de liens qui transcendent le temps. De l'autre, il y a le fatidique d'une fin inévitable, synonyme de la cessation de toute expérience, qui nous attend tous. Comment concilier ces deux réalités apparemment inaccordables ?

Peut-être une forme de clé réside-t-elle dans la façon dont nous choisissons de vivre malgré la connaissance de notre inéluctable finitude, ou même dans la façon dont nous choisissons, pour mieux vivre, de l'accepter pleinement. Plutôt que de succomber à la tentation de l'immobilisme, qu'est-ce qui nous retient d'embrasser la vie avec une intensité renouvelée ? 

La pensée de Canetti, bien que souvent sombre et, à première vue, pessimiste, emporte surtout une invitation à la résilience. En reconnaissant la fin inévitable, nous sommes confrontés à un défi existentiel qui ne demande qu'à être relevé. Plutôt que de céder à la résignation, nous pouvons choisir de donner un sens à notre existence, de créer les conditions d'un héritage qui transcende notre propre passage sur la terre.

La peur de la mort peut être paralysante, mais elle peut aussi être le catalyseur d'une vie pleinement vécue. C'est dans la conscience aiguë de leur propre mortalité que certains trouvent la motivation pour saisir chaque occasion, chérir chaque relation, et que d'autres trouvent la ressource pour s'engager et œuvrer à un monde meilleur. La conscience de la fin peut devenir le moteur de la créativité, de la compassion et du désir de laisser une empreinte positive sur le monde.

La mort, il est vrai, emporte tout ce que nous aimons, mais cela ne doit pas obscurcir la lumière de l'amour et du sens que nous pouvons apporter à nos vies et à celles des autres. En créant des liens profonds, en partageant des expériences significatives, nous tissons une toile d'émotions et de souvenirs qui survivront à notre propre disparition.

La sagesse réside peut être dans l'équilibre délicat entre la conscience de notre propre finitude et un engagement total et sans retenue dans la vie. Accepter la réalité de la mort ne signifie certainement pas renoncer à la joie de vivre, mais plutôt la vivre avec une conscience encore plus aiguë de la fragilité de nos existences. C'est dans sa vulnérabilité que réside la beauté véritable de la vie, et c'est en acceptant que nous sommes vulnérables que nous pouvons transcender la peur de la mort.

Ainsi, même confrontés à la certitude de notre fin, plutôt que ne jamais rien commencer, nous pouvons, au contraire, choisir de créer, d'initier, d'aimer, de nous lancer et de vivre pleinement. La mort est peut être la seule réalité de la vie, mais c'est aussi la force motrice qui donne à chaque moment son intensité et à chaque relation sa profondeur. Dans cette danse délicate entre la naissance et le trépas, il y a la possibilité de trouver un sens qui permettra à chacun de transcender les limites de son éphémère existence.

vendredi 2 février 2024

Rien ne l'interdit

"Tout est équilibre dans ce monde, au-dedans de nous-même comme au-dehors."
Pierre Loti*

Enième reportage catastrophiste sur la sécheresse qui frappe l'Espagne. Cette fois c'est la province de Catalogne qui en fournit le cadre. Une nouvelle opportunité, sur fond d'église surgie des eaux d'un lac asséché, pour nous resservir, avec une angoissante gourmandise, les prévisions apocalyptiques du Giec. Je zappe. Et là, sur telle autre chaîne info, pas mieux ! Sur fond de crise sociale agricole est évoqué avec mélancolie le "glorieux" passé, pas si lointain, d'une France alors encore largement rurale et agraire...

S'appuyant sur le concept de matérialisme historique, les Marxistes voulaient "Du passé, faire table rase!", les Punks, eux, dans une forme de nihilisme anarchiste poussé à l'extrême, hurlaient de façon prophétique, "No Future!". Et si, au-delà des idéologies et de leurs slogans, on pouvait faire le choix de vivre l'instant présent ?

Trop souvent, la nostalgie du passé nous rend mélancolique. Certains s'attardent sur les souvenirs, souvent embellis par le prisme du temps et des reconstructions inconscientes, au risque de se perdre dans les méandres d'une époque révolue et parfois fantasmée. Cette rétrospection constante peut devenir une ancre qui nous retient, nous empêchant d'avancer pleinement dans le présent.

D'un autre côté, il y a ceux d'entre nous qui, anxieux face à un futur incertain, tentent de décrypter l'avenir, de scruter les signes du temps à la recherche d'indices pour anticiper ce qui nous attend, au risque même de conjecturer - Nostradamus millénaristes des temps modernes - un possible effondrement global, une manière de chronique du futur, cette collapsologie à la mode chez certains. Cette quête de certitudes pour ce qui reste à venir, et, par essence, insaisissable peut engendrer une certaine solastalgie, cette forme de détresse liée à un sentiment de perte par anticipation causée par des changements extrapolés tout autant que craints. C'est particulièrement vrai dans le domaine environnemental. En cherchant à prévoir l'avenir, nous nous exposons à l'anxiété de l'inconnu, à la peur de ce qui reste largement imprévisible.

Alors plutôt que de s'enliser dans les sables mouvants du passé ou de se perdre dans les brumes de l'avenir, pourquoi ne pas simplement choisir de vivre pleinement, les deux pieds bien posés sur le sol, en conscience le moment présent ? Pas question bien sûr de nier l'importance du passé ou de négliger la nécessité de la prospective pour essayer, au mieux, de préparer l'avenir, mais plutôt de trouver un équilibre harmonieux entre ces temporalités.

Vivre dans le présent, c'est s'abandonner à l'instant, saisir chaque opportunité d'apprécier la vie dans sa plénitude. C'est être conscient de notre existence, ici et maintenant, au sein de l'univers, reconnaissant de l'extraordinaire simplicité d'être. C'est offrir un terrain fertile pour la croissance personnelle, la découverte de soi et des autres. C'est dans l'instant présent que se tissent les liens authentiques avec nos proches, que naissent les émotions qui seront à la source de souvenirs impérissables. En s'immergeant dans le moment présent, on peut découvrir des trésors insoupçonnés au cœur de l'ordinaire, transcendant la routine quotidienne.

Vivre dans le présent ne signifie pas ignorer les leçons du passé ni renoncer à préparer l'avenir. Au contraire, c'est intégrer ces dimensions temporelles dans notre expérience présente. Les erreurs du passé deviennent des opportunités d'apprentissage, les réussites des points d'appui, et, l'anticipation se fait avec sérénité, sans que l'anxiété d'un futur, par définition inconnu, ne paralyse nos actions.

En tenant, de façon équilibrée, à même distance nostalgie comme solastalgie, en choisissant de vivre consciemment dans le présent, nous pouvons goûter à la plénitude de l'existence. C'est un acte de résilience face aux tumultes de la vie, une affirmation de notre capacité à trouver la paix intérieure indépendamment des tourments nés de l'évocation du passé ou des inquiétudes de l'avenir. Alors, pourquoi ne pas simplement choisir de vivre et de s'abandonner à jouir pleinement du présent, ici et maintenant ?  C'est dans cette simplicité que réside peut-être la clé d'une certaine forme de sérénité. Tout est une question d'équilibre. On peut y croire. Rien ne l'interdit.