lundi 31 mai 2021

Plus le goût de rien

Le monde ne vaut pas ce que nous nous sommes imaginés qu'il valait.
Nietszche - Le gai savoir

    Il est des jours où l'on a plus le goût de rien. Des jours sans saveur, sans odeur, sans joie, ni peine d'ailleurs. Des jours qui ont comme un arrière-goût de rien. Ceux dont on voudrait qu'ils passassent plus vite au simple effet de pouvoir encore espérer dans les promesses de l'aube nouvelle du jour d'après. 

En ces journées particulières, la mémoire fait défaut et le souvenir des temps heureux, les visages amis, les petits riens eux-mêmes s'estompent dans les brumes tristes d'un jour dont on voudrait qu'il finisse enfin ! Plus d'une fois, depuis la première période de confinement, ces moments, il m'est arrivé d'en vivre et de penser que, pour une raison inconnue ou inconsciente, le genre humain ne serait plus vraiment mon genre. Il m'est même arrivé alors de questionner l'existence divine et de me demander si, en ces jours où, d'une certaine façon, nous tournons le dos à l'humanité, nous ne reproduisions pas le geste créateur d'un dieu. Car Dieu, nous enseignent la Génèse et le Prologue de Jean, dit oui au monde en le créant mais, l'ayant créé, s'en retire immédiatement, et donc ne lui dit pas oui puis non mais, dans le même temps, oui et non. Oui et Non en même temps...

Heureusement vient la nuit, avec la langueur qui se fait plus douce, le sommeil, le rêve et l'oubli et, le lendemain, avec l'aurore, les ténèbres qui s'estompent et l'espoir renaissant qui fait une fois de plus, une fois encore, son œuvre de vie. La Lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas reçue.

Merci, me diras-tu peut-être ? Merci pour cette vision noire, plombée, déprimante, en somme. De rien, te répondrai-je car la lumière succédant à l'ombre laisse toute sa place à l'espérance.

De rien, comme nullement. A ne pas comprendre au sens premier mais bien comme l'abréviation d'une phrase plus longue devenue, par la force des choses, une formule de politesse assez lapidaire. Oui j'accepte ton remerciement, non il n'y a aucune raison de me remercier. De rien...

samedi 15 mai 2021

Penser moins, n’y perdre rien

On annonçait hier que la majorité municipale, cédant à une nouvelle crise d’idéalisme et renonçant définitivement à tout principe de réalité, souhaitait maintenant rendre totalement piétonnier l'ensemble du centre historique de Paris.

Autrefois, certains auteurs comiques voulaient déplacer les villes à la campagne, car l’air y est plus sain. Aujourd’hui les zozos de la mairie de Paris, ceux qui rêvent - mais est-ce si sincère ? - d’un monde débarrassé du Mal, voulant pousser toujours plus avant leur petit avantage idéologique préfabriqué, pensent à déplacer la campagne au cœur de la ville. Sans doute dans le louable dessein d’en assainir l’air ! Comme l’a si justement écrit Philippe Murray, « le moderne ne connait pas la marche arrière »!

La madone des Bobos

Ce que désirent, au fond,  les jusqu’au-boutistes qui gouvernent la ville c’est une forme de purification éthique. Leur Paris rêvé, c'est un Paris entre-soi, un paysage urbain désurbanisé, débarrassé des véhicules à moteur, des vieux, des pauvres et de toute forme de pensée différente, voir un tant soit peu réactionnaire ; une ville délivrée de toute source de pollution, qu'elle soit aérienne, sonore, visuelle ou même le simple fruit d'une conception différente de la vie. Du beau et du bon partout ! Un lieu hédoniste, exclusivement dédié au Bien ! Un espace idéal peuplé de jeunes bobos progressistes, non genrés et vegans, ne se déplaçant plus qu’à trottinette ou à vélo, de magasin bio en commerce équitable, au cœur d’une « réserve écolo » bâtie rien que pour eux, contre les autres, tous les autres ! Pour nous, banlieusards, c’est l’assurance demain d’une manière de congestion généralisée. Ce meilleur des mondes nous promet une thrombose urbaine géante, conséquence du déplacement de tous ceux - les pauvres ! - qui n’ont d’autre choix que celui de bouger pour travailler, faire leurs courses, se soigner, de circuler tout simplement, mais qui ne le pourront plus. Et que dire des Parisiens les plus âgés, des habitants des quartiers populaires, des handicapés, des artisans, des commerçants, des travailleurs... Que dire ? 

Bientôt, au nom de la lutte contre la pollution lumineuse, tu verras qu'ils iront jusqu'à éteindre l'éclairage public. Dès lors un nouveau type de couvre-feu, lugubre et permanent, sera imposé au centre de Paris. Un sombre silence s’abattra sur les rues de la capitale et la ville lumière s’éteindra. Fiat nox !

Sur les conseils - souvent avisés en matière littéraire - de Fréderic Beigbeder1, je lis en ce moment (enfin, me diras-tu !) le Grand Meaulnes. Dans ce très beau et puissant roman, deuxième livre français le plus traduit après le Petit Prince, Alain Fournier décrit une France rurale, un monde révolu qui, pour beaucoup, semble encore avoir un goût d’âge d’or. Pour ma part, je n’ai pas la nostalgie de la France du XIXème siècle, un pays où "des enfants mouraient, au retour de l’école, des conséquences d’une baignade dans un étang malsain"...

Mais, revenons à nos élus parisiens. Ils disent "Vouloir se réapproprier (sic !) la ville et recréer (re-sic !) l'esprit de village à Paris". Dans leur désir campagnifiant2, ils veulent rien moins que nier la ville. Car nier la ville c'est nier l'histoire même, qu'elle a contribué à forger, et imaginer qu'une autre réalité, une alter-réalité, serait possible.

Un autre monde est possible ? Sous couvert de vouloir améliorer la vie du genre humain en pensant la décroissance, les prophètes de malheur qui inspirent les "penseurs" de la mairie de Paris tournent en réalité le dos à la lumière. Leur idéologie qui nivelle et qui, dans une forme dévoyée d’immanence, veut réduire l’homme à l’état de nature, parmi les animaux, le contraint, de facto, à tourner le dos à sa transcendance. L’homme n’est pas un animal comme les autres car c’est un être rationnel, un être pensant dont la pensée est embellie par une espérance qui le dépasse et le transcende.

Alors, si je devais donner un avis, ou même oser un conseil aux édiles parisiens je leur suggérerais de penser moins, ils n’y perdront rien. Et nous y gagnerons en espérance...

1 - Frédéric Beigbeder - Bibliothèque de survie

2 - Néologisme emprunté à Philippe Murray

samedi 1 mai 2021

De tout, faire rien

Nirvana pour tous ! Les rayonnages des librairies regorgent de manuels de vie et de méthodes de développement personnel, livres de gourous auto-proclamés et de bien-penseurs à la mode, distillant enseignements et conseils et promettant à leurs lecteurs une méthode rassurante d'accès à la félicité ou, du moins, à une vie un peu moins malheureuse. Nombre d'entre eux, s'inspirant des préceptes de traditions spirituelles ou philosophiques anciennes venues de l'Orient lointain, promeuvent la voie d'une forme de détachement, de renoncement  au monde. Tout lâcher pour laisser derrière soi le malheur ? Mais peut-on envisager sérieusement se défaire de l'incertitude inhérente à la vie sans renoncer à vivre ? Le bonheur promis comme un idéal rêvé n'est-il pas contraire à la simple raison ?

Pour être pleinement heureux l'homme devrait occulter la vie et de tout, faire rien, au prétexte d'une forme d'idéologie prônant le bonheur à tout prix, une manière d'injonction qui le rendrait obligatoire ? N'est-ce pas là une possible conséquence du gloubi-boulga tout à la fois individualiste et globalisant, hédoniste tout autant que communautariste, d'une époque qui, renonçant aux Lumières et aux Humanités, aurait perdu le sens ? 

S'il peut - ne serait-ce que pour des raisons d'équilibre - parfois s'avérer nécessaire de savoir lâcher prise, la quête d'un utopique bonheur doit-elle, peut-elle, se faire à tout prix ? Ou comment transformer en pas grand-chose, au nom d'un bonheur qui friserait l'indolence, d'une douce indifférence confinant à l'engourdissement, d'immenses espérances, certes potentiellement porteuses de risques et  parfois annonciatrices de malheur mais aussi nécessaires à l'évolution. Quitte à abandonner toute présence au monde, à une réalité du monde qui, c'est vrai, peut nous être désagréable ? Être heureux, disent parfois certains, c'est être pleinement au monde. Mais être dans le monde ne nous entraîne-t-il pas à renoncer d'une certaine manière au bonheur ? Ô, bien sur, pas à ces petits plaisirs, l'ensemble de ces petits riens qui nous rattachent à la vie et peuvent même lui donner sens. Comme l'a écrit le psychiatre et psychanalyste Viktor Frankl1 dans un ouvrage où il témoigne de son expérience de la captivité dans les camps de la mort nazis, la recherche du sens indispensable à tout processus de résilience passe d'abord par l'acceptation responsable de la réalité, même dramatique.

Pour atteindre une forme d'ataraxie, il est évidemment possible de s'abandonner au principe du bonheur épicurien ou encore de penser avec les stoïciens que le bonheur réside dans la seule vertu et dans le fermeté d'âme, mais être tout à la fois dans le monde et au monde c'est, d'une part, faire de petits riens un tout, en sachant jouir des petits plaisirs du quotidien, dans l'acceptation de notre finitude; c'est aussi supporter l'idée de l'invraisemblable incertitude constitutive de notre existence; c'est, enfin, malgré son caractère éphémère, n'oublier jamais le sens qui réside dans le mystère même de la vie.

Que nous dit au fond cette recherche inconsidérée d'un bonheur absolu autant qu'hypothétique - et sans doute illusoire - sinon une volonté déguisée de renoncement à la vie. De tout, faire rien...

1 - Viktor F. Frankl - Découvrir un sens à sa vie grâce la logothérapie