dimanche 11 septembre 2022

Rien de noir

« la vie est un bien perdu pour celui qui ne l’a pas vécu comme il aurait voulu» Mihai Eminescu

Un mien ami m'a, cet été, suggéré d'écrire sur mes pensées sombres, ce que parfois certains nomment "idées noires". De celles qui fondent ce que j'appelle pessimisme tempéré, qui m'habite et me meut, et qu'il a tant de peine à comprendre. En ce dimanche qui marque le vingt-et-unième anniversaire des attaques terroristes qui frappèrent tragiquement New York et les Etats-Unis et coutèrent la vie à plus de trois mille personnes, qu'en dire en effet ?

Pour certains - dont il est - la vie, toute tournée vers l'avenir, n'est que projets, plaisirs et absence de  contrainte, de toute contrainte. N'affirme-il pas - par  une manière de lucidité teintée de forfanterie - qu'avec sa compagne, il n'est pas marié depuis 35 ans ? Il me range du côté de ceux dont il pense que les interdits qu'il se sont forgés au fil de l'existence dressent de puissantes barrières intimes qui empêchent parfois leur vie de s'épanouir aussi bien qu'elle le pourrait peut-être. Quel étrange raisonnement (ou plutôt son absence même) conduit à anticiper en toute matière, de préférence, des pensées négatives ? Toujours d'abord considérer le verre à moitié vide 

Parmi les lectures qui ont marqué ma jeunesse, je me souviens du très beau "Qui ose vaincra" de Paul Bonnecarrère, ouvrage qui figurait en bonne place dans la bibliothèque de mon père et qui relatait les exploits des parachutistes de la France Libre. Un titre et une devise qui auraient pu (dû ?) être sources d'inspiration. Une philosophie de l'existence qui enseigne, simplement - certains diront peut-être de façon bien trop simpliste - que celui qui s'autorise à oser, celui-là peut gagner.

S'il m'est heureusement arrivé d'oser, si parfois je me suis permis de vivre mes rêves, d'aller au bout de mes désirs, combien de fois ai-je renoncé par pusillanimité ? Combien de fois ai-je, comme beaucoup, confondu le monde tel qu'il était avec l'interprétation que je m'en faisais ? J'ai trop souvent considéré que l'excès d'optimisme pouvait parfois me mettre en danger, faute de m'être préparé à affronter une situation sont j'exagérais considérablement le caractère complexe ou délicat. Je me souviens parfaitement du lieu où je me trouvais et de ce que je faisais lorsque j'ai appris ce qui se passait de l'autre côté de l'Atlantique. Les images de cette terrible attaque des Twin Towers ont longtemps hanté mes jours et mes nuits. En fonction de notre histoire personnelle, nous ne réagissons pas tous et toutes de la même façon face aux évènements. Certains vont être stimulés par la nouveauté, d’autres vont s’adapter non sans quelques appréhensions et les derniers vont être complètement tétanisés par une situation méconnue. Comment expliquer notre attitude ? Anxiété, peurs, craintes irrationnelles et sentiment d'impuissance forgés au creuset des petits riens qui ont parfois contrarié la réalité subjective de la petite enfance, ou prudent scepticisme, teinté parfois de cynisme, qui ne serait que le fruit amer de l'expérience vécue ?

Cioran écrivit : "La naïveté, l'optimisme, la générosité, - on les rencontre chez les botanistes, les spécialistes des sciences pures, les explorateurs, jamais chez les politiques, les historiens ou les curés (...) On ne s'aigrit que dans le voisinage de l'homme*". Je fais assez mienne cette pensée.

En tout, mon ami, qui est un scientifique, est passionné par la question du "Comment ?" : Comment ça marche ? Comment puis-je faire ? Comment s'y prendre ? Comment faire autrement ?... Cette question, qui est la première de tout travail d'accompagnement depuis la maïeutique socratique est le ressort même de sa grande curiosité en toutes matières. Un élan de vie ?

La question essentielle qui, elle, d'aussi loin que je m'en souvienne, m'a taraudé est celle du "Pourquoi ?" Et peut-être avant tout : Pourquoi la vie, et pas rien ? A quoi bon, au fond ! C'est la question fondatrice, l'élément déclencheur pourrait-on dire, de tout travail thérapeutique, celle qui interroge le ressenti d'une souffrance qui dure et dont on arrive pas à se libérer.

Une pulsion de mort ? Je ne le crois pas, mais peut-être cette "sécurité du pire" décrite par Cioran. Car en regardant dans le rétroviseur, en me souvenant de ma vie, je n'ai pas l'impression d'être passé à coté de la vie et, contrairement à une définition communément admise du pessimisme, je ne crois pas que la somme des maux ait été, dans mon existence, supérieure à celle des biens. Et puis, je n'ai pas choisi. Et même si l'expérience tragique de la vie a amplifié ma tendance à toujours anticiper, en toute circonstance, un résultat indésirable, voir le plus mauvais, au bout du compte cet état d'esprit m'aura souvent réservé de très bonnes surprises. Attendre le pire pour encore mieux jouir du meilleur ? Au fond, le pessimisme tempéré n'incline-t-il pas à une saine vigilance, et, la satisfaction ressentie à l'irruption d'un bien inattendu ne contribue-t-elle pas à ces petits plaisirs qui font le sel même de l'existence ?

"Vous connaissez la fin : tout le monde meurt*". Rien de noir.