samedi 22 février 2020

Pas pour rien

Attiré ce matin hors de la maison par le joli soleil presque printanier de ce samedi de fin février, je suis allé flâner dans les allées du marché aux livres anciens du parc Georges Brassens, cet endroit unique à Paris auquel m'a initié il y a bien longtemps mon vieil ami Jean. Au détour de l'étal d'un marchand, j'ai découvert deux volumes de la bibliothèque de la Pléiade des oeuvres d'Alain. Je n'avais jusqu'à présent jamais rien lu de cet auteur du tournant du siècle, tout à la fois journaliste, essayiste et philosophe. En parcourant rapidement le premier volume, j'ai été immédiatement enthousiasmé par ses propos. Une manière d'accumulation de billets et d'articles inspirés par l'actualité, une pensée de tel ou tel philosophe ou encore des souvenirs, ou même les petits riens de la vie de tous les jours. Considérations souvent empreintes d'une profonde pensée philosophique ou parfois futiles, voir négligeables, et pourtant importantes aux yeux de l'auteur, et qui font souvent écho chez le lecteur, même encore aujourd'hui. A cent ans de distance, ces propos ont immédiatement résonné en moi, tant j'y retrouve un style décousu, parfois aporétique, rationaliste et critique, à l'image de celui que j'essaie, très modestement, d'apporter à la rédaction des petits riens.

Le fait de rédiger quelques lignes sur ce blog, comme je le fais désormais régulièrement depuis plus de dix ans, à l'attention d'un lecteur qui, voisin ou habitant de l'autre bout du monde, distraira un peu de son temps à me lire, contribue, je le crois, à m'assurer une forme d'hygiène de vie. Comme une manière de réponse à ce besoin d'écriture et de rencontre avec l'autre, essentiel et pourtant longtemps réprimé et contenu par un sentiment de vacuité et d'insuffisance. Plus même que le confort personnel que m'apporte l'écriture, constater que mes textes ont rencontré ne serait-ce qu'un lecteur m'est devenu la source de réels petits bonheurs.

Si, comme Alain l'a écrit [1], « le bonheur dépend des petites choses », suis-je fondé à croire que de petits riens puissent engendrer de grands bonheurs ? Ces petits riens qui donnent le goût de l’autre. L’autre qui amuse, l’autre qui séduit, l’autre qu’on aime et qui aime en retour. Ou même tout simplement l'autre qu'est ce lecteur inconnu qui, un jour, par hasard, est tombé sur le blog des petits riens et en a parcouru telle ou telle autre bafouille. Ce lecteur inconnu de moi et, partant, que je ne connais pas mais que pourtant j'aime pour le moment de bonheur que la simple constatation qu'il a lu l'un de mes textes m'apporte. Tant il est bien vrai qu'on aime à être aimé. Etre aimé pour soi-même, pour ce qu'on fait, ce qu'on dit ou ce qu'on écrit. Pas pour rien.


[1] Alain - Propos sur le bonheur - Gallimard, 1928

mardi 18 février 2020

Rien du tout

As-tu déja réalisé, ami lecteur, amie lectrice, que seules quelques dizaines d'ancêtres t'ont précédé(e) depuis l'époque où Auguste, premier empereur romain, régnait en maître absolu sur l'ensemble du bassin méditerranéen en imposant au monde la pax romana et où, quelque part en Galilée, naissait Jésus de Nazareth ? 

Si l'on veut bien, en effet, considérer que chaque siècle voit se suivre trois ou quatre générations (en moyenne), et qu'en mille ans au plus quarante génération se seront succédées, alors seulement quatre-vingt ancêtres au maximum (moins de cent êtres humains! moins que l'addition des joueurs des équipes du tournoi des six nations...) nous séparent directement de l'époque de la naissance du Christ (ou nous y relient...) Autant dire, rien du tout à l'échelle de l'univers.

Et si l'on veut alors bien accepter que nous ne sommes pas le fruit du néant - des êtres issus de rien - peut-être pouvons-nous trouver un sens à notre humanité par les liens du sang qui nous rattachent, directement, à tous ceux qui nous ont précédé; à leurs joies, à leurs peines, à leurs angoisses, à leurs désirs. Tel est sans doute le lien de la vie qu'il nous est si difficile de percevoir et impossible à expliquer. Si notre naissance nous fait bien advenir dans un univers qui nous semble chaotique et dont le sens nous échappe le plus souvent, ce qui peut faire sens c'est ce rapport, pas si lointain, ce lien avec ceux qui nous ont précédé et la conscience que d'autres nous succèderont, ce qui fait alors de nous des êtres en vie, c'est à dire, en devenir.

Vivre, comme l'a si bien écrit François Cheng [1], c'est advenir et devenir. Et, si je peux m'autoriser un ajout, je dirais aussi : parvenir. Advenir, devenir et parvenir jusqu'à la toute dernière étincelle de vie qui nous sépare de la mort.  Car envisager que nous ne sommes pas le fruit du hasard et du néant mais bien reliés à la ligne de vie (la lignée) de ceux qui nous ont précédés, c'est poser clairement la question de la mort. Puisque nous acceptons l'idée que nous ne sommes pas issus de rien, qu'est-ce qui nous contraint à croire que, mort, nous retournerions au néant ? 

L'heureux paradoxe qui affleure c'est que, bien que nous soyons des êtres humains, c'est à dire des êtres pensants et, partant, conscients de notre état de mortels, rien ne nous condamne heureusement à n'envisager la vie qu'au regard de son inéluctable finitude. Je crois même, comme je l'ai déja ici écrit, que ce qui fait aussi, et surtout peut-être, de nous des êtres humains c'est notre état d'êtres spirituels, c'est à dire notre capacité à aborder la transcendance, en sachant porter notre regard au-delà du perceptible et des possibilités de l'intelligible. Et à considérer parfois l'idée que, d'un certain point de vue, l'univers n'est peut-être pas aussi désordonné qu'il y paraît. Un ordre né du chaos...



dimanche 9 février 2020

Rien d'étonnant

"L'amour pour principe et l'ordre pour base, le progrès pour but", tels sont les fondements de l'église positiviste créée par Auguste Comte, un "culte sans dieu" qui proclame l'amour de l'humanité. Nous en reparlerons peut-être un jour en évoquant le quartier parisien du Marais où l'oeil averti peut encore trouver, près de la place des Vosges, la dernière chapelle positiviste de France et quelques souvenirs de voyages au Brésil, dont la devise nationale, emprunt direct et revendiqué à Comte, est "ordre et progrès"...

En parlant d'église, il me revient quelques souvenirs de voyages au Japon.

M'étant rendu à Kyoto avec un ministre qui souhaitait agrémenter son voyage officiel en allant admirer la floraison printanière des cerisiers le long du chemin de la philosophie du quartier de Higashiyama, j'y ai fait la connaissance d'un jeune prêtre catholique français, enseignant à des étudiants nippons le Kanshi, ou "poésie han", forme poétique traditionnelle japonaise ancienne de l'époque médiévale, dont l'écriture, en chinois classique, différente de toute langue chinoise écrite moderne, la rend difficilement accessible au contemporain. Cet enseignant-chercheur en littératures et langues anciennes, latiniste et helleniste de formation, avait commencé à élargir le spectre de son talent en s'intéressant aux langues scandinaves oubliées, et particulièrement au vieux norrois puis, sa curiosité l'avait amené à s'intéresser à plusieures langues du moyen et du lointain orient. 

Qu'est-ce qui avait pu conduire les pas de ce jeune curé breton polyglotte jusqu'à l'Université de Kyoto ? Je ne le sais toujours pas. Le personnage était fort intéressant. Acceptant un rôle de guide culturel, il nous avait accompagné au long de notre périple et notamment un après-midi, pour assister à une cérémonie traditionelle du thé, dans un maison éponyme où il nous fallut patienter plusieurs heures, sans bien saisir toute la signification de ce qui se passait devant nous, pour pouvoir enfin déguster, en guise de gratification, deux toutes petites tasses de thé Matcha.

Le soir venu, je l'ai invité à dîner dans un restaurant local de son choix où j'ai pu, non seulement apprécier la large gamme de la gastronomie locale, mais aussi goûter quelques Saké d'anthologie. A la fin du repas, à l'heure des confidences, il me raconta qu'il entretenait avec un personnage important de la Curie Romaine, une correspondance philosophique intense. Cette conversation qu'il reprenait presque tous les soirs, une fois la nuit tombée, par échanges de mails avec le Pape - puisque je comprenais que son interlocuteur n'était autre que le successeur de Pierre, évêque de Rome et chef de l'église catholique - cette conversation donc avait pour caractéristique de se faire en araméen. La langue du Christ sur le Net (!?!) Au Japon, pays où dialoguent sans cesse tradition et modernité, rien d'étonnant me diras-tu... Sans-doute ces deux érudits s'étaient-ils trouvés et ils prenaient plaisir à échanger dans cette lingua franca de l'empire Perse, langue véhiculaire historiquement employée pour exprimer des idées religieuses, et qui resta l'une des principales langues écrites du moyen-orient pendant près de 3 000 ans.

Dans le Shinkansen qui filait à plus de 300 km/h vers Tokyo, nous échangions encore sur cet étonnant homme d'église avec le directeur local de l'opérateur de l'Etat que je dirigeais alors, qui visiblement le connaissait bien et appréciait à sa juste mesure mon étonnement. Il me dit alors qu'il avait, parmi ses amis, un autre prêtre français, installé lui dans la capitale et que, si le coeur m'en disait et les effets de la fatigue ne se faisaitent pas trop sentir, il pourrait me le présenter, mais uniquement à la nuit venue. Mais pourquoi donc devoir attendre que la nuit tombe pour rencontrer un prêtre, me diras-tu ?

J'acceptais et ruminais le reste de la journée mon impatience à rencontrer ce "prêtre de nuit"...

Malheureusement, nous dûmes renoncer car les effets du décalage horaire et l'éreintement consécutif à notre périple à Kyoto eurent raison de ma curiosité. Cependant, le lendemain, avant de quitter l'empire du soleil levant, je demandais à Jean de m'en dire un peu plus. Il me compta alors l'histoire incroyable de cet autre clerc, un dominicain, qui tenait un bar de nuit à Tokyo et qui, l'alcool et la lassitude aidant (peut-être...), confessait et baptisait tardivement des white collars enivrés de bière, de whisky et de Saké. Incroyable et pourtant véritable histoire que m'a livrée cet ancien officier de marine marchande ayant posé, en escale, son sac à Tokyo, pour ne jamais plus en repartir. Je ne l'appris que plus tard, mais lui-même était devenu au fil du temps un personnage connu et reconnu du principal culte de cet étonnant pays. Tant et si bien qu'il avait même accédé à une manière de prêtrise shinto, cette religion spécifique au Japon, au caractère tout à la fois animiste et polythéiste, prisée et pratiquée par plus de 80 millions de japonais. Ainsi, installé au Japon depuis vingt-sept ans, il avait à plusieurs reprises eut l'honneur de participer, en tant qu'officiant, au traditionnel Kagami Biraki, cérémonie shinto à l'occasion de laquellle, chaque 11 janvier, pour célébrer l'entrée dans la nouvelle année, il est de coutume de briser un tonneau de Saké.


Et, paré d'un kimono cérémoniel et sceint du traditionnel bandeau Hachimaki, celui-là même qu'arboraient, dans leurs folles missions suicides, les Kamikazes plongeant en piqué sur les navires de la Navy, l'ancien marin en avait brisé des tonneaux de Saké...

J'ai quitté le Japon et ses mystères. Rien d'étonnant me diras-tu.