mercredi 30 mai 2018

Rien ne s'est passé

Émois, excitation, tentation, désir (sans doute) réciproque et puis... rien ne s'est passé.

Il y a presque trente ans, quelque-part en Europe. A l'Est... Une bouteille de mauvais alcool, un quignon de pain rassis, le froid, l'ennui d'un hôtel glauque et presque vide. Avec leur morgue de jeunes diplômés fraîchement promus au sein du service juridique et de la direction commerciale d'une grande entreprise française aujourd'hui disparue, ils étaient venus négocier un contrat compliqué avec des interlocuteurs qui, bien que feignant de découvrir les règles de l'économie de marché, n'ignoraient rien du dessous des cartes et des tentations parfois liées aux grands contrats dont pourtant le socialisme triomphant aurait dû les tenir éloignés.

Complexifiée par le parasitage d'intermédiaires en tous genres, la discussion sur les termes de la transaction promettait de s'éterniser. En tout état de cause, impossible de reprendre leur avion pour rentrer comme convenu le soir venu à Paris... Alors, une nuit de plus à l'hôtel. Dîner rapide dans un restaurant au deux-tiers vide, d'assiettes à demi remplies de denrées à moitié périmées (gestion de la pénurie oblige). Longue soirée passée au bar à vider une bouteille d'alcool local au goût anisé en se racontant leurs vies. Ils se connaissaient à peine.

Et puis l'heure est venue d'aller se coucher... 

Recherche d'un mauvais premier sommeil. Relents d'alcool. Migraine.

A deux heures, n'y tenant plus, au prétexte de la recherche d'un médicament, il toque à la porte voisine, qui s'ouvre immédiatement. Elle ne dormait pas non plus. Ils se font face. Elle est pieds nus. Ils portent tous deux des pyjamas de marque, totalement incongrus en ces lieux. Deux petits lits parallèles, une table miteuse, une chaise bancale et des rideaux sales. Rien de très sexy...

Après lui avoir donné un comprimé de paracétamol ou d'aspirine (?), elle lui propose de rester. Il accepte.

Chacun s'étend sur son lit et la discussion reprend. Plus profonde. Plus intime. 

Malgré l'espace qui sépare leurs deux couches, ils n'ont jamais été si proches.

A sept heures, la pâle lumière d'un soleil d'hiver allume la chambre. C'est déjà le matin. La nuit s'en est allée et avec elle la fantaisie d'un instant. 

Je n'en ai jamais nourri le moindre regret, juste un peu de nostalgie teintée encore aujourd'hui d'une très légère - ce qui la rend presque agréable - frustration.

Le passé n'est pas rien, pourtant rien ne s'est passé. 

lundi 28 mai 2018

Rien n'est plus important

Pour les idéologues de l'utilitarisme, la parole devrait être le vecteur exclusif de la transmission d'informations utiles. Concentrées, concises et, si possible, précises. Et si, au contraire, on rétablissait l'art subtile de la conversation ? Ces "paroles en l'air", ces mots qui expriment juste un avis, fut-il minoritaire, futile ou même inexact. Même chose pour l'écriture. Ecrire pour le simple plaisir d'écrire, en amateur, en dilettante. Revendiquer l'inanité de l'exercice, sans chercher à vouloir transmettre quelque information utile que ce fut. Mais essayer de le faire le mieux possible car, au fond, rien n'est plus important à mes yeux que de m'appliquer à faire sérieusement des petites chose inutiles.

S'astreindre à mettre un peu de futilité dans nos actes les plus graves, en ne se prenant jamais trop au sérieux, et mettre de l'application à faire le plus sérieusement possible les choses les moins directement utiles. Ecrire pour des raisons intrinsèques à l'acte d'écriture. Ne pas chercher à monnayer ni convaincre, ni même prouver quoi que ce soit. Mais juste inventer des univers de mots pour oublier un monde de maux, en essayant de donner du relief, même aux épisodes les plus mornes de l'existence.

Ces petits exercices sans grande conséquence que n'accompagne aucune intention de faire oeuvre de littérature et dont le seul risque est de se dévoiler un peu sont devenus au fil du temps une activité dont je mesure pleinement le caractère autotélique. Est-ce grave ? Je ne souhaite  pas sérieusement me poser la question. C'est sans doute le meilleur moyen de n'y apporter qu'une réponse légère.

mercredi 23 mai 2018

Ne plus rien faire

Véronique me dit souvent que je n'ai aucune mémoire. Elle n'a pas totalement tort. Mais au fond, est-il si important que tel souvenir nous échappe, que tel autre puisse être le seul fruit de notre imagination ou qu'un autre encore ne fasse la part belle qu'à ce que nous voulons bien nous rappeler ?

Si certaines de mes historiettes te paraissent à dormir debout, saches, cher lecteur, qu'elles m'ont souvent été inspiré dans des périodes d'éveil, lors même que j'étais allongé.

Le travail de mémoire est exercice d'écriture, et pas l'inverse. Chercher de la matière pour nourrir l'écrit. Quelle qu'elle soit. Car le verbe est bien une matière. C'est même, pourrait-on dire, une matière première. La "materia prima" des alchimistes. Celle qui précède tout puisque, comme l'énonce le prologue de Jean : "Au commencement était le Verbe".  Cette matière brute qu'est le Verbe en pensée, il nous appartient de le transformer et de lui donner, en agençant les signes qui construiront des mots, qui eux-mêmes composeront des phrases qui, se succédant, donneront, elles, corps au texte, la forme que nous voulons. A l'instar de la prime essence, notre imagination est à l'origine d'un monde auquel nous donnons forme et que nous essayons de manifester par l'écrit. L'écriture comme un révélateur de l'être en soi, comme un miroir de l'âme ?

Et ça n'est pas le moindre paradoxe de l’exercice que d'essayer d'ordonner le chaos de l'imaginaire par l'entremise des conventions et des règles très précises auxquelles obéissent les systèmes d'écriture. Ordo ab Chao.

Si une part de nos vies se passe à nous raconter à nous-même, consciemment ou pas, des histoires, il arrive parfois que nous éprouvions le besoin d'en raconter aux autres. Cette envie, rare et exaltante, je l'ai ressentie. Elle s'appelle désir d'écrire. Et peu importe si notre prose est porteuse, ou pas, d'une part de vérité ("d'après une histoire vécue"!) puisque rien d'autre n'est plus vrai à nos yeux que ce qui existe dans le secret intime de nos pensées les plus profondes. Ne plus rien faire ou prendre le risque de faire ce qu'on ne sait pas faire. Je prends mon risque. Et j'essaie, de temps à autre, d'écrire...

vendredi 18 mai 2018

Rien n'y fera

Ce blog a la prétention de n' apporter jamais la moindre réponse. Aucune. Rien. Est-ce si grave ?

Si j'écris, c'est d'abord pour essayer de partager les questions et réflexions qui naissent dans l'espace de création intime de mon silence intérieur. Spicilège sans autre ligne directrice que le chaos de mon imagination. Tentative d’ordonnancement de miscellanées le plus souvent pas très sérieuses. Pensée transformée en langage, exprimée dans une langue encadrée par des règles qui permettent, en la trahissant toujours un peu, de la traduire en signes d'écriture. Écrits sans autre intérêt, au fond, que celui d'avoir été couchés sur une feuille n'ayant elle-même guère de substance puisque j'ai choisi un support digital et dématérialisé.

Malgré son inanité,  mais sans autre risque que celui de peut-être regretter plus tard ce que j'écris maintenant, je continue de publier.

Ma grand-mère s'en est allée hier. Plus d'un siècle s'était écoulé depuis sa naissance. Née Badin, devenue Porte par les liens du mariage, Simone, orpheline de père à trois ans pour cause d'épidémie de grippe espagnole, aura connu ses arrière-petits enfants et fait le lien entre quatre générations de la famille. Cruel revers de cette longévité, au-delà d'un cercle familial de plus en plus restreint, sa compagnie intime comptait plus de fantômes que de vivants.

Avec son départ, autant redouté qu'annoncé, une porte s'est définitivement refermée. Elle seule établissait un pont entre ceux qui étaient nés au 19ème siècle, et dont elle faisait partager le souvenir, et ceux qui, nés au 21ème, porteront, je l'espère  encore longtemps, sa mémoire.

Il y a quarante-huit heures, elle évoquait avec moi la cicatrice encore vive de l'injustice d'une claque infligée par sa belle-mère alors qu'elle séjournait avec ma mère dans la maison des parents de son mari à Felletin. La seconde guerre mondiale avait commencé. Les allemands approchaient de Paris. Roger, pour les éloigner de la violence du conflit, avait expédié sa famille aux pieds du plateau de Millevaches, dans la Creuse, en les confiant aux bons soins d'une mère dont la rudesse de caractère n'était visiblement pas une légende. Plus de soixante-dix ans plus tard, c'est le souvenir de cette gifle et de ses larmes, toujours aussi vif, qu'évoquait la vieille dame au crépuscule de sa longue et riche existence.

Quels ressorts intimes pouvaient rendre le souvenir, somme toute assez anecdotique d'un simple soufflet d'humeur, encore assez cruel pour que les larmes lui viennent immédiatement aux yeux en l'évoquant ? De quelles secrètes humiliations était-il l'invisible invocateur ? Nous ne le saurons jamais. Leur mémoire, avec elle, s'en est allée...

J'aurais dû, si j'avais su - mais aurais-je pu ? - la faire parler plus tôt. Lui faire raconter, à l'effet de pouvoir ensuite tenter de rédiger quelques lignes. Au-delà de la tristesse que les mots ne sauraient seuls exprimer pleinement, le regret s'installe et avec lui la certitude qu'il faut, dès qu'on peut, écrire. Ecrire ne serait-ce qu'au nom d'un devoir de transmission.

Alors, tant que la petite lucarne ouverte sur un horizon de souvenirs nourris d'imaginaire ne sera pas refermée, je continuerai de m'essayer à l'écriture. Rien n'y fera...

jeudi 10 mai 2018

Rien. Jamais plus

Combien de fois ai-je été tenté de prononcer ces quelques mots : "Je le promets. Rien. Jamais plus..." Aurait-il convenu de feindre d'y croire ? Et pourquoi ?

Avec l'expérience, en toutes choses, les serments d'abstinence et les annonces de renoncement me paraissent aussi vains que les assurances d'éternelle fidélité...

Ce blog ne prétend à d'autre utilité que celle d'être. Combien de fois me suis-je déjà dit, comme sous la forme d'une promesse à moi-même : "encore un dernier texte et j'arrête" ! Pourtant, comme ces super héros de Marvel qui, malgré les blessures, la fatigue, le doute et l'ingratitude des hommes, chaque fois se relèvent, je continue et à l'instar d'Ovide "je poursuis opiniâtrement une inutile étude"; et ma petite entreprise, exclusivement inspirée par une manière de fantaisie à l'ambition d'être résolument improductive, continue d'emprunter les chemins les moins utilitaristes, en posant autant de questions auxquelles le plus souvent je ne cherche pas à apporter la moindre réponse. Renoncement.

Certains affirment que la sérénité résiderait dans l'absence de doute, je crois à l'inverse que rien n'est plus dangereux pour l'humanité que les certitudes inébranlables et les dogmes qui interdisent toute remise en cause. Seul celui qui accepte le questionnement, même s'il révèle une part d'humanité, une fragilité qui peut être évidemment source d'angoisse, celui-là seul témoigne de l'utilité de l'inutile.

Nietzsche a-t-il pensé son gai savoir en termes utilitaristes ? "Celui qui renonce", nous enseigne-t-il, "aspire à un monde supérieur, il veut poursuivre son vol plus haut et plus loin que tous les hommes de l'affirmation"*.

La lutte contre la barbarie du quotidien qui menace l'existence même de la civilisation et, plus généralement, toute quête de transcendance supposent d'abord l'apprentissage d'une manière de futilité, de vanité des choses, l’acceptation de notre propre finitude. La condition indispensable pour tracer la voie qui mène à l'élévation impose d'approcher de l'inutile. Encore faut-il accepter de vivre avec le vide et savoir composer avec des riens. Savoir renoncer pour mieux accéder aux profondeurs par superficialité ?

En guise de conclusion du jour, je citerai Théophile Gauthier : "ce qui est utile pour l'un ne l'est pas pour l'autre". Tout est dit. Ou rien. C'est selon...

mercredi 2 mai 2018

Spécialiste de rien

Aujourd'hui, j'ai eu 56 ans. Aux yeux de ma grand-mère, qui prend, à chacune de mes visites, un malin plaisir, à 103 ans révolu, à me présenter comme tel aux infirmières et autres aide-soignantes, je reste l'enfant de sa fille, son "petit-fils". Un très jeune homme. Pour s'en convaincre, il suffit d'évoquer la figure de l'une des plus grandes aventurières françaises du vingtième siècle. Ayant d'abord entamé une carrière de cantatrice, tout à la fois femme du monde, libertaire et féministe, elle est devenue, dans la deuxième partie de sa vie, femme au monde, infatigable voyageuse et, sans doute, l'une des anarchistes la plus honorées par la République.

En devenant la première européenne à pénétrer et séjourner dans la capitale du Tibet, alors interdite aux étrangers, Alexandra David Néel est allée chercher l'aventure à l'âge de 56 ans. Née en 1868, elle est morte en 1969. Illustrant parfaitement l'aphorisme de Jean Michel Ribes,"La tragédie c'est d'être encore jeune quand on est vieux", elle demanda en 1968 à l'administration gaulliste le renouvellement de son passeport. Sait-on jamais...

Elle était franc-maçon de Rite Écossais, bouddhiste et théosophe. La quête du sacré, qui tenait une place importante dans sa vie, rendait ses voyages également, et d'abord sans doute, intérieurs. Elle était avant tout curieuse et motivée par une soif d'absolu, celle qui porte à toujours repousser les limites, à aller voir se qui se cache au-delà de l'horizon. Si possible en empruntant les chemins de traverse les plus improbables, en fuyant son ordinaire, en voulant mettre de la distance entre soi et son quotidien. Bien que la psychologie nous enseigne que la fuite ne résout rien et que la prise de distance n'éloigne pour autant pas le sujet de ses difficultés, que nos problèmes ne restent pas derrière nous mais qu'ils sont autant de fardeaux qui accompagnent le voyageur, le désir de prise de distance est inhérent même à la soif d'aventure, au goût des voyages, à celui des nouveaux départs.

Distance avez-vous dit...

Une distance d'autant plus grande, s'agissant d'Alexandra David Néel, qu'elle voyageait le plus souvent masquée, grimée, déguisée. Comme si tout dans ses aventures n'était qu'illusion et ses voyages l'expression d'une volonté de fuir la réalité, ou de la travestir. On peut tout autant considérer, comme le fit en son temps Pierre Loti, que chaque voyage est une occasion de changer d’apparence et de se déguiser pour, en entrant littéralement dans la peau d'un autre, mieux apprécier l'altérité. Le travestissement comme une clé ouvrant une porte vers l'autre, une porte à l'Autre ?

Moi qui ne suis ni théosophe, ni bouddhiste, et encore moins anarchiste mais qui revendique fièrement être curieux en tout mais spécialiste de rien, il m'arrive de chercher l'inspiration dans ces exemples (ou encore dans le courage physique d'un Sylvain Tesson, dont j'ai déjà ici-même évoqué l'admiration que je porte à ses grands talents d'écrivain et d'aventurier) pour puiser la force - ce qui j'en conviens n'a rien d'aventureux - à l'effet, au même âge que la "dame de Digne" avait lorsqu'elle est entrée à Lhassa, de m'aider à simplement changer de chemin, à choisir l'inéprouvé, au lieu de toujours privilégier la routine, pour oser la voie d'une entreprise totalement nouvelle et inconnue.

On dit que tout est toujours possible à ceux qui osent, comme si se lancer sur des chemins ignorés était la garantie de tracer sa voie vers une vie nouvelle, une vie meilleure. Pourtant, l'aventure n'est rien d'autre que ce qui doit arriver (ad ventura) et elle peut tout autant être synonyme de mauvais sort que de bonne fortune, de bon ou de mal heur. "Nomen est omen". Le nom dit tout. Ou rien...