mercredi 2 mai 2018

Spécialiste de rien

Aujourd'hui, j'ai eu 56 ans. Aux yeux de ma grand-mère, qui prend, à chacune de mes visites, un malin plaisir, à 103 ans révolu, à me présenter comme tel aux infirmières et autres aide-soignantes, je reste l'enfant de sa fille, son "petit-fils". Un très jeune homme. Pour s'en convaincre, il suffit d'évoquer la figure de l'une des plus grandes aventurières françaises du vingtième siècle. Ayant d'abord entamé une carrière de cantatrice, tout à la fois femme du monde, libertaire et féministe, elle est devenue, dans la deuxième partie de sa vie, femme au monde, infatigable voyageuse et, sans doute, l'une des anarchistes la plus honorées par la République.

En devenant la première européenne à pénétrer et séjourner dans la capitale du Tibet, alors interdite aux étrangers, Alexandra David Néel est allée chercher l'aventure à l'âge de 56 ans. Née en 1868, elle est morte en 1969. Illustrant parfaitement l'aphorisme de Jean Michel Ribes,"La tragédie c'est d'être encore jeune quand on est vieux", elle demanda en 1968 à l'administration gaulliste le renouvellement de son passeport. Sait-on jamais...

Elle était franc-maçon de Rite Écossais, bouddhiste et théosophe. La quête du sacré, qui tenait une place importante dans sa vie, rendait ses voyages également, et d'abord sans doute, intérieurs. Elle était avant tout curieuse et motivée par une soif d'absolu, celle qui porte à toujours repousser les limites, à aller voir se qui se cache au-delà de l'horizon. Si possible en empruntant les chemins de traverse les plus improbables, en fuyant son ordinaire, en voulant mettre de la distance entre soi et son quotidien. Bien que la psychologie nous enseigne que la fuite ne résout rien et que la prise de distance n'éloigne pour autant pas le sujet de ses difficultés, que nos problèmes ne restent pas derrière nous mais qu'ils sont autant de fardeaux qui accompagnent le voyageur, le désir de prise de distance est inhérent même à la soif d'aventure, au goût des voyages, à celui des nouveaux départs.

Distance avez-vous dit...

Une distance d'autant plus grande, s'agissant d'Alexandra David Néel, qu'elle voyageait le plus souvent masquée, grimée, déguisée. Comme si tout dans ses aventures n'était qu'illusion et ses voyages l'expression d'une volonté de fuir la réalité, ou de la travestir. On peut tout autant considérer, comme le fit en son temps Pierre Loti, que chaque voyage est une occasion de changer d’apparence et de se déguiser pour, en entrant littéralement dans la peau d'un autre, mieux apprécier l'altérité. Le travestissement comme une clé ouvrant une porte vers l'autre, une porte à l'Autre ?

Moi qui ne suis ni théosophe, ni bouddhiste, et encore moins anarchiste mais qui revendique fièrement être curieux en tout mais spécialiste de rien, il m'arrive de chercher l'inspiration dans ces exemples (ou encore dans le courage physique d'un Sylvain Tesson, dont j'ai déjà ici-même évoqué l'admiration que je porte à ses grands talents d'écrivain et d'aventurier) pour puiser la force - ce qui j'en conviens n'a rien d'aventureux - à l'effet, au même âge que la "dame de Digne" avait lorsqu'elle est entrée à Lhassa, de m'aider à simplement changer de chemin, à choisir l'inéprouvé, au lieu de toujours privilégier la routine, pour oser la voie d'une entreprise totalement nouvelle et inconnue.

On dit que tout est toujours possible à ceux qui osent, comme si se lancer sur des chemins ignorés était la garantie de tracer sa voie vers une vie nouvelle, une vie meilleure. Pourtant, l'aventure n'est rien d'autre que ce qui doit arriver (ad ventura) et elle peut tout autant être synonyme de mauvais sort que de bonne fortune, de bon ou de mal heur. "Nomen est omen". Le nom dit tout. Ou rien...

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