jeudi 25 mars 2010

C'est pas rien !

Relisant ces jours derniers l'énorme (à tout point de vue, 1173 pages en poche...)  livre de Vassili Grossman, j'ai révisé mon point de vue sur la littérature russe contemporaine et la Vodka.

Un grand, un très grand livre. Une forme de "guerre et paix" contemporaine ayant pour toile de fond la bataille de Stalingrad, les camps de la mort et le goulag. Un condensé de ce que la révolution industrielle, les idéologies du XIXème et le productivisme du XXème siècle ont produit de pire. La forme la plus aboutie du meurtre de masse industrialisé. A mettre entre toutes les mains, à lire et à relire...

Lorsque Jean-Claude m'en avait recommandé la lecture il y a quelques années j'étais totalement passé à coté. Alors pour ça et pour le reste (?...), merci Jean-Claude ! Si tu lis ces lignes, tu te reconnaîtras.

Aujourd'hui je comprends mieux la véritable passion que certains éprouvent pour ce livre; l'oeuvre d'une vie; le roman d'un siècle. Tant il est vrai que l'écriture de Grossman emporte tout. Car il a été le témoin direct et un acteur de la "mère des batailles", lui, le vivant parmi les morts; il a été le premier journaliste a rentré dans Treblinka et à décrire l'horreur concentrationnaire; l'un des premiers à pénétrer aux cotés des troupes soviétiques dans Berlin. Mais il a aussi osé décrire et comparer la nature totalitaire des régimes soviétique et nazi. Lui l'écrivain communiste, il a dénoncé la dictature stalinienne. Lui, le thuriféraire, le serviteur zélé du régime, il s'est révolté et a voulu témoigner. Et de quelle manière !

Et puis il y a l'histoire du livre lui-même. Définitivement perdu, du moins le croit-on, saisi par les sbires du K.G.B. ; des copies clandestines miraculeusement retrouvées, et, enfin, un livre publié en Suisse.

Pourquoi la Vodka me demenderas-tu, cher lecteur ? Mais précisément parce qu'en Russie littérature et Vodka font si bon ménage qu'elles me semblent aussi indissociables que le grand tout et les petits riens qui composent cette chronique bloguesque. Alors, partageant, l'une des expressions favorites du locataire de l'Elysée, je te dirais, en guise de conclusion, vie et destin, crois- m'en, "c'est pas rien !"

dimanche 14 mars 2010

Une écuelle vide ou rien dedans...

C'est en 1990 que j'atterrissais pour la première fois sur la piste de béton préfabriqué de Rinas (l'aéroport de Tirana ne s'appelait pas encore NëNë Tereza, en hommage à Anjezë Gonxhe Bojaxhiu, sans doute la plus célèbre des femmes albanaises; connue dans le monde entier pour avoir créé sous le doux nom de mère Teresa, à Calcutta, la congrégation des Missionnaires de la charité).  Air France était l'une des seules compagnies occidentales à oser encore (mais pour peu de temps…) s'aventurer en cette véritable terra incognita qu'était au cœur de l'Europe l'Albanie d’alors. Il fallait oser en effet se poser sur cette piste improbable au milieu des poules, des moutons et des gosses qui couraient en tous sens et ne semblaient devoir s’égayer au tout dernier moment que devant la puissance des réacteurs hurlants.

Le chauffeur d'un mien compatriote (un peu aventurier, un peu introduit dans certains cercles du pouvoir parisien d’alors, un peu marchand de tout, et surtout d'armes) qui m'avait attiré dans ce pays m'attendait à la sortie de l'aérogare. Il ne fut pas difficile de le reconnaître. Une seule voiture stationnait sur le parking : la R25 limousine de mon hôte ; noire, hérissée d'antennes, immatriculée en France, totalement décalée dans ce décor aux figurants à la mine patibulaire, portant la traditionnelle coiffe masculine de feutre blanc, dignes d’apparaître au détour des aventures de Tintin et d' Ubu roi réunis.

Premières images du "pays des aigles", premier contrôle routier dès la sortie de la zone aéroportuaire (il y en aura 3 ou 4 le long des 17 kilomètres qui séparent Rinas de Tirana...) De très jeunes militaires, Kalachnikovs de fabrication locale sous licence chinoise en bandoulière, connaissant visiblement bien « la » voiture qu’ils devaient contrôler mais surpris de ce passeport français ; de ce visa au petit numéro d’ordre ; et tout au long de la route, alignés au cordeau, des milliers de bunkers et de blockhaus en bêton, certains se faisant même face, signe tangible de la paranoïa d'une époque où le régime d’un pays alors totalement fermé au monde ne savait même pas d'où viendrait l'ennemi, ni même qui il pouvait être, mais était sur qu'un jour il attaquerait (quoi ? qui ? pourquoi ?..) Les Albanais ont nommé "champignons" ces verrues. Je ne pus m'empêcher de penser à l'immense gaspillage de béton qu'avait entraîné la construction de ces abris inutiles dans un pays qui manquait de tout, et d'abord de logements.

Premier contact avec la capitale. Une avenue large et vide de toute circulation à l’exception d’une charrette tirée par un âne famélique (la possession d'automobiles était alors strictement réservée aux seules autorités du pays) Et puis soudain, au détour d'une rue, la vision surréaliste d'un bus vert et blanc de la RATP, pas même repeint, bondé comme un tortillard de la banlieue de Bombay, et sur lequel figurait encore, signe parfaitement lisible de ses origines, le N°39 de la ligne Issy-les-Moulineaux/Gare du Nord. Un choc !

Installation à l'hôtel Dajti, vieux bâtiment décati à l'allure mussolinienne, héritage de l'occupation italienne et des ambitions colonisatrices du comte Gian Galeazzo Ciano, que le groupe français pour lequel je travaillais alors avait décidé de rénover pour le transformer en palace de rang international. Le froid, une nourriture infecte, un pain rassis au mauvais goût de sciure (mais la boulangerie de l’hôtel était la seule qui fonctionnait encore à cette époque à Tirana) et la découverte, pour se réchauffer un peu, de l'alcool local, le Raki, une eau-de-vie de prune très fermentée, très populaire en Albanie; mon crâne en garde un souvenir ému. Première nuit, mauvaise; veillé par les indicateurs de police présents partout et jusque dans les étages vides et sombres de ce fantôme d'hôtel .

Premier rendez-vous avec une autorité albanaise, le ministre des finances doit nous retrouver au bar du Dajti vers 11h00. Je découvre alors la réalité de la toute relativité du temps... Vers 15h00, une vision étrange s'offre à moi. Un bonhomme sans âge, vêtu d'un costume à l’évidence taillé du côté de Wunan dans les années 70, casquette Mao vissée sur la tête, larges lunettes fumées à la Jaruzelski et, détail saugrenu terminant le "total look Shqiptar", des pinces à vélo.... Car ce personnage important de la nomenklatura de l'ère post-Hodja était venu jusqu’à moi au guidon de sa bicyclette chinoise de fonction...

Ce premier voyage, ce fut aussi celui de la rencontre avec un très improbable Consul de France, terré dans son appartement du quartier réservé aux légations étrangères, protégé derrière des cartons de bouteilles de bière amoncelés et qui emplissaient le moindre espace encore disponible de son petit appartement. Stigmates d’une terrible dépendance alcoolique d’une diplomatie française à l’haleine chargée et au delirium tremens avancé. Souvenir fugace du malaise qui ne m’a pas quitté de tout ce tragique rendez-vous où en guise de petit déjeuner, je n’ai eu le choix qu’entre une assiette vide, un verre de Whisky, du Raki ou de la bière tiède; et dont le seul et obsessionnel sujet de conversation n’aura été que de définir le montant de la "commission" que ce fonctionnaire seul - et désespérant dans sa solitude désespérée - aurait pu être en droit d’exiger (?!!!...) si l’opération venait à se réaliser. Était-ce la déliquescence de ce pays qui déteignait sur lui ou n’était-il, cet ivrogne en fin de parcours, que le symbole terrible des espoirs fous et délirants que faisaient naître alors les rêves d’une économie de marché sauvagement libérale et totalement décomplexée ? Pourquoi m’en suis-je souvenu ?

Je voulais alors partir, quitter au plus vite ce pays que je n’imaginais pas alors fréquenter plusiers années et où je finirais même par me faire des amis; au rang desquels le cher Besnik Mustafaj, poète, homme politique, diplomate et écrivain dont l'un des plus célèbres romans s'intitule "Le vide". Je comprends aujourd’hui à quel point l'Albanie de cette époque symbolisait ce célèbre proverbe populaire "J'aime mieux mon écuelle vide que rien dedans". Tant il est vrai qu'il vaut mieux être dans le besoin et le savoir que posséder une chose en apparence et en être en réalité démuni.