vendredi 18 novembre 2016

Penser dans la langue de l'autre au risque de ne plus rien comprendre ?


"Chaque mot est un assemblage instantané d'un son et d'un sens, qui n'ont point de rapport entre eux. Chaque phrase est un acte si complexe que personne, je crois, n'a pu jusqu'ici en donner une définition supportable."
                                    Paul Valéry, Variété I. Poésie et pensée abstraite.

Si l'on veut bien considérer que le monde n'existe que par nos yeux, nos pensées et les mots que nous exprimons pour le représenter et le rendre intelligible à l'autre, comment traduire notre vision dans la langue de l'autre sans la déformer ?

Dans un texte publié précédemment(1), j'évoquais l'expérience amusante de la traduction en français d'images associées à un nom par l'assistant personnel de mon téléphone "intelligent".

Aujourd'hui c'est une autre situation vécue qui me revient. Nous hébergions, il y a quelques temps, le fils d'amis argentins de Véronique. A l'occasion d'une conversation de table, elle lui fit la remarque qu'il était "sud-américain". Ce qui eut pour conséquence de le contrarier, et même de l'énerver au point qu'il s'en défendit - comme s'il se fut senti attaqué - en lui répondant de façon très véhémente qu'il était "américain".

Comment comprendre cet échange si l'on ne s'arrête pas quelques instants sur le sens différent que nous pouvons donner aux mots :
Pour un hispanisant, un "americano" signifiera toujours un habitant de l'ensemble du continent américain, alors même qu'en français un "américain" sera presque toujours compris comme un habitant des États-Unis d'Amérique (qu'on traduit en espagnol par "estadounidense"), ce qui pourrait expliquer, sinon justifier, l'agacement perceptible de Pablo. La question essentielle résiderait donc dans le « qu’est-ce que ça veut dire ? »

Dans le domaine de la linguistique s'est développée une certaine forme de relativisme connu sous l'hypothèse de Sapir-Whorf qui soutient que les représentations mentales dépendent des catégories linguistiques, autrement dit que la façon dont nous percevons - et donc, par voie de conséquence, nous décrivons - le monde dépend du langage qui ne serait pas seulement le véhicule de communication qui permettrait à l'être parlant d'exprimer des idées mais serait à la base même de leur conception. 

Le monde n'existerait donc que par la projection mentale que nous en faisons et celle-ci ne pourrait s'exprimer que dans les limites de notre propre langue. Certains vont jusqu'à considérer que le langage est plus réel que les choses. Dans une approche psychanalytique, Le langage préexisterait même à l’être, en tant qu’il détermine le sujet avant toute histoire, tout événement, toute réalité.

Pour créer un lien entre signifiant et signifié, il nous faut indéniablement posséder une langue (au sens de l'avoir acquise). Cette question est bien connue des traducteurs ou des acteurs, que nous appelons aussi, les uns comme les autres, en français "interprètes", dénotant par là même le besoin d'une analyse permettant une adaptation libre à même d'assurer une restitution aussi fidèle que possible.

Au fond, n'y-a t-il pas, comme l'écrit si justement Michel Bernardy dans son célèbre ouvrage de leçon de diction, "travail de traduction, de transposition constant"(2), non pas uniquement lorsque nous pratiquons une langue différente de l'autre, mais tout aussi bien parce que chacun parle sa langue personnelle, même dans une langue commune et partagée, elle-même parfois éloignée des canons de la langue officielle d'une nation ?

Peut-on pour autant en conclure qu'il y aurait autant de visons du monde que de langues différentes ? Ne peut-on pas penser au-delà des limites de sa propre langue ? Penser dans la langue de l'autre nous ferait-il prendre le risque de ne plus rien comprendre ?


2.Michel Bernardy - Le jeu verbal

vendredi 4 novembre 2016

Rien n'est plus essentiel que l'inutile

Ce matin dans ma voiture, j'ai utilisé Siri pour appeler Véronique.
Si, si, Siri, Tu vois bien ? C'est cette application sensée conférer une intelligence « parlée » à mon téléphone, pour lui permettre de se transmuter en "assistant virtuel à reconnaissance vocale"...

Dans le langage, pourtant tout robotique de cet assistant électronique, j'ai relevé une poésie qui a fait ma joie. Entendu, après avoir formulé la demande, le retour de la machine m'a fait l'effet d'une jolie composition surréaliste. A la commande "Appeler Véronique",  la machine m'a fait cette réponse : "J'appelle Véronique, cœur rouge; visage aux yeux en forme de cœurs, visages aux yeux en forme de cœurs, visage aux yeux en forme de cœurs". Jolie traduction, dans un langage descriptif et finalement pas si déshumanisé que cela, d'un nom écrit dans cette nouvelle forme d'alphabet pixelisé que sont les émoticônes, tant affectionnés des ados dans leurs échanges de messages numériques :
Alors, comme l'exprime si joliment la paronomase italienne : "Traduttore-traditore"? Pas tant qu'il y paraît et même bien au contraire. Cette traduction n'a en rien trahi ma pensée, tant cette interprétation des images analogiques associées au prénom aimé reflète dans une formule à la tournure poétique le sentiment amoureux que voulait exprimer le choix des images associées. Mais si l'on veut bien considérer que le monde n'existe que par nos yeux, nos pensées et les mots que nous exprimons par des signes pour le représenter et le rendre intelligible à l'autre, comment expliquer qu'une Intelligence Artificielle puisse dévoiler le sentiment caché derrière une icône, l'émotion derrière l'image ?
Comment traduire dans le langage de la raison, via le langage logique et binaire de la machine, le message de l'émotion ressentie qui défie toute formulation ? N'a-t-on pas là la démonstration même que derrière l'objet se cache le sens ?

Au fond, la voix humaine digitalisée(*) m'a fait ce matin encore mieux comprendre que la réalité qui semble exister n'est, dans sa nature profonde, que simple apparence sans existence substantielle autre que celle de notre perception.

Je voulais, cher lecteur, partager les quelques réflexions sur cette petite expérience avec toi.
Comme Monsieur Jourdain et sa prose, cette anecdote matinale m'a peut-être conduit à approcher, sans le vouloir, des rives de la sémiologie.
La restitution cybernétique de Siri  est venue souligner que l’objet même peut devenir lieu du sens.
Décidément, rien n'est plus essentiel que l'inutile.



(*) Derrière la voix de synthèse de Siri se cache en effet  un comédien choisi parce que " sa voix utilise des fréquences audibles par un maximum de gens" et qui a dû enregistrer des milliers de mots et de phrases permettant à la machine, en les assemblant, de rendre l'illusion de la parole humaine.