mercredi 27 mars 2024

Rien, et encore moins

"Il y a deux tragédies dans la vie : l'une est de ne pas satisfaire son désir et l'autre de le satisfaire."
Oscar Wilde


Que désire l'homme qui n'a rien vécu ? Rien, et encore moins. Car, selon Freud, on ne pourrait désirer que ce qu'on a connu.

Dans les méandres de l'âme humaine, existe-t-il, cher lecteur, quête plus profonde que celle de désirer ce que l'on n'a jamais entrevu ni pénétré ? Un tel questionnement plonge au cœur même de notre essence, explorant les profondeurs de notre être et de nos aspirations les plus intimes. Alors, que peut bien désirer celui qui n'a rien vécu ?

On peut trouver un début d'explication dans l'œuvre de Freud. En effet, le père de la Psychanalyse avance que le désir est intrinsèquement lié à l'expérience. Selon lui, nous ne pouvons aspirer à quelque chose que nous n'avons pas déjà connu, que ce soit consciemment ou inconsciemment. Comment l'homme qui n'a rien vécu pourrait-il alors désirer ce qu'il n'a pas encore expérimenté ? Cette assertion soulève à mes yeux une multitude de questionnements. Sommes nous réellement condamnés à désirer uniquement ce qui nous est déjà connu ? N'est-ce pas le propre de l'homme que de pouvoir imaginer, rêver, fantasmer et en concevoir des désirs nouveaux, étrangers à son expérience ? Si seul le vécu est le fondement du désir, alors que dire des aspirations qui paraissent surgir de nulle part, des rêves qui semblent émerger de l'obscurité de l'inconnu ? Force de l'inconscient me répondront sans doute certains... Mais peut-être l'homme qui n'a rien vécu soupire-t-il simplement à l'idée de vivre et son désir n'est autre que l'expression d'une pulsion de vie. Son désir pourrait alors être purement symbolique, un appel fantasmé à l'existence elle-même, à la découverte et à l'exploration de sa propre terra incognita. C'est alors peut-être dans la vacuité de son existence que résiderait un potentiel infini, celui d'une toile vierge sur laquelle il pourrait donner vie à ses chimères.

Il est également possible qu'au fond nous n'aspirions qu'à l'idée d'expérience. Notre désir ne serait que le lointain écho d'une curiosité, d'une soif d'aventure qui transcenderait les limites du connu. Le cœur des hommes, vierge de tout passé, pourrait battre au rythme de l'anticipation, de l'excitation procurée par l'immensité de ce qui reste encore à découvrir. Dans le vide apparent de son existence, l'homme qui n'a rien vécu pourrait chercher la plénitude, une forme de satisfaction qui échappe à ceux qui ont déjà tout connu. Son désir répondant alors à une quête de sens, une recherche de quelque chose de plus grand que lui-même, quelque chose qui lui donne enfin un sentiment d'accomplissement, comme un désir d'éternité.

L'homme qui n'a rien vécu n'est, je le crois, pas condamné au néant d'une vaine existence. Son désir, aussi insaisissable soit-il, est une invitation libre à explorer les profondeurs de son être et à embrasser l'inconnu.

Tu as le droit, cher lecteur, de ne pas finir ce texte, de le relire ou même de le laisser de côté et de passer à autre chose, avant d'y revenir plus tard. Rien ne l'interdit. Dans cette liberté de choix réside une singulière beauté. Tout comme l'homme qui n'a rien vécu, tu peux explorer les territoires de la connaissance à ton propre rythme, selon tes propres désirs. L'expérience de la lecture, tout comme celle de la vie, est une aventure personnelle, façonnée par tes envies et tes aspirations. Nul besoin de suivre un chemin préétabli pour découvrir de nouveaux horizons, tu es libre de t'arrêter, de revenir sur tes pas ou même de faire un pas de coté pour - qui sait ? - mieux avancer.

mercredi 6 mars 2024

Rien sans corps

"Nous habitons notre corps, bien avant de le penser." 
Albert Camus

Sommes nous dans notre corps ou sommes nous notre corps ?  La question de notre existence en tant que corps ou entité indépendante de celui-ci est une question philosophique complexe qui a alimenté les débats depuis des siècles et est aujourd'hui particulièrement mise en lumière par les interrogations de notre époque sur la sexualité et l'identité de genre. 

Notre corps est d'abord un véhicule, un capteur sensoriel à travers lequel nous expérimentons le monde. Il est l'instrument par lequel nous ressentons, agissons et interagissons avec notre environnement. Sans notre corps, notre existence dans le monde physique serait impossible. Nous sommes ancrés dans le monde grâce à notre corps qui contribue à notre connaissance de la réalité, et, notre identité est largement façonnée par l'expérience sensorielle et cognitive inscrite dans nos cellules.

L’idée que nous ne serions rien sans notre corps suggère une interdépendance fondamentale entre notre être et notre enveloppe corporelle mais l'affirmation que nous ne serions qu’un corps mérite certainement d'être nuancée tant la construction de notre identité transcende également ces limites physique. De nombreuses traditions philosophiques et religieuses suggèrent en effet l'existence d'une dimension plus profonde de l'être, parfois appelée âme, souffle vital, esprit ou conscience. Cette dimension transcende notre simple enveloppe charnelle et est souvent considérée comme immatérielle et éternelle.

Ainsi, bien que notre corps soit indubitablement essentiel à notre existence dans le monde matériel, notre identité va bien au-delà de notre simple anatomie. La conscience, la pensée et la subjectivité définissent notre être au-delà de la simple enveloppe corporelle. Ainsi, nous résidons dans notre corps en tant qu'entités conscientes, mais notre essence s'étend au-delà de ses frontières matérielles, explorant les profondeurs de l'existence au-delà de la chair et des os. Etres spirituels, nous sommes des créatures complexes, mêlant nos expériences sensorielles et cognitives à des perceptions plus intangibles et souvent inconscientes. La dualité entre le corps et l'esprit ne cesse d'inspirer la réflexion philosophique, invitant chacun à explorer la nature profonde de son être et à se questionner sur le sens même de l'existence humaine.

La complexité de l'identité corporelle s'étend bien au-delà de la simple enveloppe physique, évoluant dans une mosaïque d'influences psychologiques, sociales, culturelles et temporelles. L'affirmation chère à certains et aujourd’hui largement répandue selon laquelle "rien ne définit l'identité d'un corps" nous invite à une exploration métaphysique de la nature de notre être, défiant les catégorisations rigides et soulignant la profondeur de notre existence incarnée.

Le corps, loin d'être une entité biologique isolée, devient une manifestation où se déploient les expériences existentielles, les interrelations sociales et les récits culturels. L'identité corporelle se modèle ainsi par des forces psychologiques, façonnant la manière dont nous nous percevons, intégrons les expériences vécues et naviguons dans notre propre réalité physique. Les normes esthétiques, les idéaux de beauté et les pressions de la société participent de la construction de l'image que nous souhaitons donner de nous-mêmes.

La dimension sociale joue un rôle essentiel dans cette construction. Les relations interpersonnelles, les dynamiques familiales et les liens communautaires contribuent à la définition de notre identité corporelle. Les normes culturelles et les attentes sociales exercent une influence subtile mais puissante, créant un écheveau complexe de significations et de rôles attribués au corps dans divers contextes.

L'identité corporelle est, de surcroît, indissociable de la temporalité. Tout au long de la vie, le corps subit des métamorphoses, de la naissance à la vieillesse, chacune de ces phases s'accompagnant de modifications physiques, psychologiques et émotionnelles. Les moments marquants de l'existence, tels que la maladie, la maternité ou des événements traumatiques, tant psychiques que physiques, laissent des empreintes profondes sur la manière dont nous interagissons avec notre propre corporéité.

Si, dans ce contexte, l'affirmation selon laquelle "rien ne définit l'identité d'un corps" peut être la source d’une réflexion approfondie sur la fluidité et la transcendance des catégorisations préconçues, prenons conscience qu'elle peut aussi encourager certains, en repoussant la part la plus la plus irrépressible dans le social que constitue notre sexe, à considérer l'identité corporelle non pas comme une entité statique, mais comme une réalité fluide, en constante évolution, défiant ainsi les contraintes conventionnelles.

Au-delà de la question du genre, je t'invite, cher lecteur, à élargir la focale au thème du transhumanisme. Les avancées technologiques et médicales contemporaines, telles que les transplantations d'organes, la bio ingénierie, les prothèses connectées tout autant que les altérations corporelles volontaires (tatouages, scarifications, implants...) ouvrent la porte à un fascinant questionnement philosophique. Comment ces modifications somatiques influent elles sur la continuité de l'identité ? Peut-on redéfinir notre essence à travers des interfaces technologiques ou des modifications de notre représentation physique ? Ces interrogations transcendent les frontières traditionnelles de la métaphysique, incitant à explorer la coévolution de la technologie et de l'identité humaine.

Nous sommes tout à la fois notre corps et bien plus que lui. Toute réflexion élargie sur l'identité corporelle invite à une observation plus profonde de notre existence. Et, si elle souligne sans doute la nécessité d'embrasser une vision plus nuancée et inclusive de l'identité, prête, comme l’a écrit la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle dans son livre, Eloge du risque*, à accueillir l'émergence d'une réalité corporelle aux contours redéfinis où, d’un corps qu’il a - un corps ressenti, perçu - l’individu pourrait demain (se) faire le corps qu’il est - un corps voulu et désiré -, véritable " espace en devenir d’un sujet lui-même à venir", prenons cependant garde au risque existentiel pour notre Humanité que, dans un fol élan démiurgique soutenu par une idéologie individualiste radicale et déconstructiviste, certains ne parviennent un jour à mettre en œuvre leur délirant projet de décréation du monde pour pouvoir "mieux" le recréer. Car quand, demain, les évolutions de la morale et les progrès de la science auront repoussés les limites de tous les possibles, rendant probable l'autocréation de soi et une totale désincarnation, sans même évoquer la théorie de la "désincorporation" chère à mon ami Claude, le risque est lui bien réel que notre humanité ne soit un jour plus réduite qu'à rien, ni avec ni sans corps.


(*) Anne Dufourmantelle - Eloge du risque - Editions Rivages & Payot 2011