jeudi 19 janvier 2023

Ne rien faire

"Celui qui ne ne veut agir et parler qu'avec justesse finit par ne rien faire du tout."
Friedrich Nietzsche


Ne rien faire est-ce vraiment ne pas agir ? Mieux vaut-il ne rien faire plutôt que de faire mal ? Ne rien faire est-ce dans tous les cas "laisser faire" ?

A la lecture d'un très récent sondage de l'IFOP(*), je découvre avec stupeur que 20% des jeunes français de 18 à 24 ans croient que les Américains ne sont jamais allés sur la Lune, un sur cinq que la terre est plate et que 59% affirment croire en au moins une superstition à caractère occulte . N'y-a-t 'il rien à faire ? Faut-il ne rien faire ? Peut-on, en conscience, continuer à laisser fleurir de telles croyances irrationnelles au prétexte que toutes les opinions se vaudraient ?

Paul Watzlawick, l'un des pères de l'école de Palo Alto, a postulé qu'on ne pouvait pas ne pas communiquer. Et s'il en était de même de nos actions ? Pouvons-nous vraiment ne pas agir ? Qu'elle fût consciente ou inconsciente l'inaction ne serait-elle pas tout simplement une autre manière d'agir, même et surtout de, parfois, mal agir ?

Il est courant de penser que "ne rien faire" signifie ne pas agir, mais en réalité, il existe de nombreuses formes d'action qui peuvent être considérées comme un non-agir. Sans même évoquer la résistance passive, forme d'inaction très militante, il est convenu que prendre le temps de se détendre et de se reposer est une forme d'action qui peut s'avèrer nécessaire pour maintenir sa bonne santé mentale et physique. De même, la réflexion et la méditation peuvent également être considérées comme des formes d'action car elles permettent de clarifier ses pensées et ses sentiments, ce qui peut bien souvent faciliter la prise de décision, et donc l'action qui en découlera. Ainsi, pour Cioran, l'inaction ne signifiait pas l'indifférence ou l'apathie, mais plutôt un choix conscient de vivre de manière plus authentique et libre. Dans son livre "De l'inconvénient d'être né", Emile Cioran a écrit que l'inaction était un choix conscient de ne pas se mêler des affaires du monde, et de ne pas se laisser entraîner par les passions et les désirs. Il présente l'inaction comme une forme de liberté par rapport aux obligations et aux responsabilités imposées par la société.

Derrière l'inaction physique se cacherait donc parfois une action consciente de l'esprit, une volonté de non-agir volontaire et choisie. Il peut, par exemple, s'agir de décider de ne pas prendre un appel téléphonique, de ne pas répondre à un e-mail qui ne nous parait pas urgent ou de ne pas participer à une réunion qui ne nous apparait pas indispensable. Mais si cela peut permettre de consacrer plus de temps et d'énergie à des tâches plus importantes et significatives, cela peut aussi nous faire prendre le risque de passer à côté de quelque chose qui pourrait s'avérer essentiel. Si ne rien faire peut impliquer que l'on prend le temps de réfléchir, de se reposer, de se détendre et de se recentrer, si cela peut aider à clarifier les pensées, à résoudre des problèmes et à améliorer la performance dans divers domaines, tels que le travail et les relations personnelles, l'inaction peut aussi, par lâcheté, absence de volonté ou simple procrastination, plutôt inconsciente le plus souvent, parfois entraîner des conséquences plus ou moins graves. 

Décider de ne rien faire peut donc être le fruit d'un choix conscient, mais un choix dont il faut savoir assumer les conséquences. Si Friedrich Nietzsche a écrit sur la "paresse active" ou "paresse créatrice" qui consistait, selon lui, à choisir de ne pas agir dans certaines situations, plutôt que de se laisser entraîner par la pression sociale ou les conventions morales, il a, dans le même temps, critiqué l'idée de la "paresse passive" qu'il décrivait comme l'inaction découlant d'une apathie ou d'une résignation face à la vie. En somme, pour Nietzsche, l'inaction doit être choisie de manière consciente, en tant que moyen de cultiver la créativité et la liberté personnelle, plutôt que comme une forme d'évitement ou de résignation. 

En fait, si prendre une pause pour se reposer peut évidemment améliorer la concentration et la productivité au travail, ne rien faire c'est aussi parfois malheureusement laisser place à la progression de la connerie et de l'obscurantisme. Un exemple de ce crétinisme qui vient peut être donné par une autre réponse des plus jeunes de nos concitoyens qui, dans le même sondage précédemment cité, affirment n'être que 33% à estimer que la science "apporte à l'homme plus de bien que de mal". Ils étaient plus de la moitié à le penser il y a 50 ans... Qu'avons-nous fait - ou pas ! - pour en arriver là ? Pouvons-nous nous contenter, sans agir, de constater dans les chiffres le retour de la superstition et de l'ignorance ?

On dit parfois qu'l est préférable de ne rien faire plutôt que de faire mal. Est-ce si certain ? Ne rien faire ne signifie alors pas être passif ou inactif, mais plutôt de choisir de ne pas agir dans certaines situations pour éviter de prendre le risque de causer davantage de dommages. Avons-nous, avec les plus jeunes d'entre-nous, été lâches ou simplement indifférents ?

Certes, "ne rien faire", ne pas intervenir, ne signifie pas nécessairement rester inerte, être insensible aux évènements ou ne pas avoir le souci des autres. Au contraire, cela peut même permettre dans certains cas de mieux comprendre les besoins de l'autre et de mieux lui venir en aide. Ainsi en va-t-il très certainement de l'"attention flottante" chère aux psychanalystes, concept utilisé pour décrire une forme d'attention à la parole de l'autre qui permet d'être attentif à plusieurs niveaux de conscience à la fois, et qui peut être liée à la créativité et à l'imagination, mais aussi sans doute constituer un moyen pour l'Analyste de se protéger en se tenant suffisamment à distance de la réalité de son patient dans ce qu'elle peut avoir de plus angoissant. Mais, dans le contexte généralisé de disparition du raisonnement critique et de nivellement de l'expertise, à trop s'éloigner du réel, à trop "faire l'autruche", à force de refuser d'admettre l'évidence, on prend le risque pour notre société d'un réveil brutal car trop tardif.

La crise sanitaire et ses confinements successifs ont fourni le terreau propice à un essor sans précédent des théories complotistes ou des contre-vérités scientifiques les plus dingues relayées par des réseaux sociaux devenus la source exclusive d'information pour une majorité de jeunes. Dans un contexte de défiance généralisée envers tout ce qui apparait comme l'expression d'une autorité verticale, désormais, tel ou tel  "influenceur" populaire sur le réseau social à la mode est considéré par de nombreux jeunes comme un canal d'information plus fiable que les médias traditionnels et ses prises de position, autant définitives que souvent irraisonnées, prennent à leurs yeux, plus que les paroles d'experts reconnus, le caractère de vérités révélées et indépassables. L'expression d'une réalité malheureusement souvent sans constat mais qui peut prendre, sans autre fondement, valeur de dogme et qui forge, pour ceux-là, les contours d'une vérité qui lui est conforme. Toujours selon le même sondage, souscrire à la thèse selon laquelle "L’assaut du Capitole en janvier 2021 a été mis en scène pour accuser les partisans de Donald Trump" a par exemple un nombre d’adeptes (24% en moyenne) deux fois plus élevé chez les utilisateurs pluriquotidiens de TikTok (29%, preque un tiers de cette tranche d'âge) que chez les non-utilisateurs (19%). Croire que la terre est plate peut alors, sans le moindre doute, devenir la norme pour 20% de nos concitoyens agés de 18 à 24 ans et, plus grave encore, l’idée selon laquelle on peut avorter sans risque avec des plantes est, elle, partagée par 25% des jeunes interrogés...

On l'aura compris, à l'heure des "fake news" et de l'émergence d'une forme de "post-vérité", le non acte est-il encore un choix possible ? L'inaction est souvent synonyme d'un temps de réflexion face à une situation donnée, un temps qui permet d'en peser les options et de choisir ce qui nous semble être la meilleure voie d'action, mais gardons en tête que si prendre le risque de faire mal peut causer des dommages irréparables, tant pour soi-même que pour les autres, ne rien faire ou tarder à agir peut aussi entraîner des regrets, des remords et des conséquences terriblement négatives à long terme. Ne rien faire est-il encore vraiment une option ?