samedi 29 mai 2010

Bucarest ne m'évoque rien

Le seul luxe que m'autorisait mon employeur de l'époque était de pouvoir rentrer d'Albanie en 1ère classe sur le vol de la regrettée Swissair qui reliait alors Tirana à Zurich. Cet avion me permettait, la fin de la semaine venue, de rallier la Suisse et de là, Paris. 
Nous n'étions pas si nombreux à voyager en First au départ de Rinas et le contraste était grand entre les tapis sales et défraîchis des couloirs du Dajti parcourus par des servantes désœuvrées aux fichus à la couleur incertaine servant un Raki tiède et la propreté immaculée d'une cabine helvète servie par des hôtesses accortes qui, à peine étions nous installés, nous abreuvaient de Champagne frais.
Je conservais alors précieusement - fétichisme ? - après chaque vol la petite pince à linge qui nous était offerte avant le repas pour accrocher notre serviette et nous éviter les désagréments d'une tache disgracieuse sur la cravate ou la chemise. Swissair et Austrian étaient les seules compagnies dont j'empruntais alors les vols qui avaient cette aimable attention; qu'elles en soient remerciées. Ce petit objet reste pour moi le symbole de l'attention qui était alors portée au service des passagers. C'était bien avant l'invention des compagnies "low-costs", celles là même qui semblent penser que vols au rabais riment avec droits diminués pour les passagers, mais ceci est une autre histoire dont un jour venu, cher lecteur, je te parlerai peut-être....
A peine la porte de l'appareil était-elle refermée que la page était tournée. Adieu pain rassis et  légumes indigestes. Le vrai luxe était alors synonyme pour moi de vins du Valais, viande  des Grisons, fromages d'Appenzell et chocolat Frigor. Tous les retours vers la mère patrie n'étaient pas aussi glamour...Jamais pourtant, je crois, je n'ai autant aimé prendre l'avion. Encore plus sans doute ce jour où j'ai eu tant de mal à pouvoir embarquer au beau milieu d'une foule de réfugiés hystériques. Les émeutes de la faim troublaient le pays et cet avion qui était le dernier, le seul, à pouvoir décoller encore, nombreux étaient ceux qui voulaient le prendre. C'est le chef d'escale de Swissair , un aimable valaisan rencontré la nuit précédente au bar du Dajti qui, accrochant mon regard au milieu de la foule me désigna du doigt et me tendit un morceau de plastique rouge, carte d'embarquement à usage multiple et Sésame unique et  convoité, qui allait me permettre de quitter l'Albanie. Pourquoi moi ?

Parfois, c'était encore une autre histoire. Il fallait passer par les Pouilles et l'Italie. J'empruntais alors  l'un  des tous premiers vols de la compagnie locale, ADA Air, créée par un homme d'affaires français installé sur place. C'était une époque épique pour l'aviation civile shqiptare. L'unique appareil exploité était un Embraer  Bandeirante brésilien à double turbopropulseur conçu à la fin des années soixante pour désenclaver les villes d'Amazonie ou du Nordeste. Comment cet incroyable avion au passé exotique et tropical avait -il échoué au pays des aigles pour y finir piloté par d'anciens "As" de la chasse albanaise formés par des instructeurs chinois à voler sur des Mig russes? Que dire de l'appréhension qui était la mienne lorsque nous survolions l'Adriatique sans réel plan de vol et sans même savoir si  le contrôle aérien nous laisserait atterrir à Bari. Une autre forme de luxe sans doute ; celle de pouvoir, à peu de frais, éprouver au cœur de l'Europe des années 90 naissantes, les mêmes sensations que devaient avoir connues certains explorateurs de temps plus anciens sur des pistes de fortune tracées aux confins de contrées perdues.

Et puis, un certain vendredi, venant de Durès, j'ai raté l'avion à l'empennage rouge à croix blanche.
J'ai du ce jour-là, en désespoir de cause, me rabattre sur un improbable vol Tirana-Bucarest opéré par la compagnie nationale roumaine. Tout pour quitter l'Albanie et ne pas prendre le risque de devoir passer la fin de la semaine à Tirana, même devoir voler sur un Tupolev TU-134A au nez vitré de la Tarom à destination de la Roumanie à peine sortie des griffes du conducator Ceaucescu.
Je me souviens du sifflement strident des réacteurs, du givre qui s'était formé à l'intérieur même des hublots, de la pressurisation très approximative et de la douleur aiguë à mes oreilles; des filets déchirés en lieu et place des coffres à bagages; des hôtesses peu souriantes et moustachues nous proposant le choix pour unique boisson entre jus de pomme et... jus de pomme ; du repas très sain mais frugal composé de pommes tavelées tirées directement d'un sac en plastique informe. Quel contraste là aussi! Finalement je me suis demandé si j'avais bien fait de choisir de partir. Car même si la destination finale était la même, je crois avoir réalisé ce jour-là que plus que le but c'est le moyen de l'atteindre qui fait l'esthétique du voyage, ou pour le dire plus simplement ce n'est pas la destination qui importe mais le voyage lui-même.
J'ai beau fouillé ma mémoire, chercher, essayer de me souvenir, l'aéroport de  Bucarest ne m'évoque rien. Seul me revient un vague sentiment d'abandon et une grande tristesse. Car à Bucarest je retrouvais les mêmes visages émaciés, les mêmes gueules de bandits des Carpates directement sorties d'un album de Tintin ; les mêmes dents gâtés par le mauvais tabac, l'abus  d'alcools forts et frelatés ; une hygiène incertaine et un régime alimentaire déséquilibré. Bref ! les ravages du national-communisme. Du moins le croyais-je alors...