samedi 22 décembre 2012

Quand plus rien de moi ne sera


Sur cette photographie, prise au mitan des années soixante un jour de liesse villageoise (Quatorze juillet ?...), je pose fièrement aux côtés de mon grand père maternel assis au volant de notre Teuf-Teuf, une Renault AX de 1907. Toute une épopée que celle de cette voiturette "simple et populaire" conçue par Louis Renault pour être accessible au plus grand nombre et qui deviendra l'un des modèles les plus répandus en Europe au début du XXème siècle, utilisée comme taxi aussi bien à Londres qu'à Paris.



Les cocottes qu'elle abritait lorsqu'il l'a dénichée n'avaient plus grand chose à voir avec celles que les dandys de la Belle Époque conduisaient à son bord au bal du Moulin Rouge ou chez Maxim's. Mon grand père l'avait en effet trouvée à l'état d'épave, dans une grange délabrée où elle avait été recyclée en poulailler de fortune, un pommier malingre ayant  même eu l’idée saugrenue de pousser en son milieu... Il y mit tout son cœur dans la rénovation de l'ancêtre. Tant et si bien qu'à la fin, elle avait vraiment fière allure avec ces cuivres qu'il fallait avant chaque sortie astiquer au Mirror, son coffre de bois ciré à la belle patine blonde qui sentait l'encaustique et sa sellerie noire en épais cuir de buffle; mais surtout on l'entendait venir de loin avec sa corne dont j'actionnais la poire avec frénésie, les inquiétants craquements de sa boîte non synchronisée à 3 rapports et son moteur bicylindre en ligne de 1 060 cm3 au son unique de pétarade burlesque qui lui permettait les jours de grand vent arrière d'atteindre la belle vitesse de 60 km/heure. Encore fallait-il avoir pu démarrer, si l'on veut bien se souvenir que tout ça se faisait alors à la force du poignet. A combien de reprises ai-je entendu mon grand-père jurer en s’escrimant en vain jusqu'à ce qu'un mauvais tour de reins le contraigne à devoir renoncer. Alors, je prenais mon tour. Il fallait chercher pour obtenir l'emballement des pistons le fameux "point de compression", se mettre dans la meilleure position possible pour éviter de se faire mal au dos; et puis toujours penser à garder le pouce vers l'extérieur pour éviter le méchant et dangereux retour de manivelle, potentiellement générateur d'une mauvaise entorse. Bref! Bien loin du confort moderne qu'offre le démarreur électronique de ma berline du moment.

Mais quels beaux moments de complicité et de rigolade. Sillonner les routes du canton de Perthes c'était déjà la promesse d'une possible grande aventure. De Fleury en Bière à Boissise le Roi, de Barbizon la forêt à Saint Sauveur sur École, chaque village avait alors son bistrot et chaque bistrot son billard. Autant d'étapes que d'occasions de rencontres. Les "salut Roger!" répondaient en écho aux "Bonjour m'sieur Porte!". Belote coinchée, jeu de Jacquet, Zanzibar ou carambole à trois billes, les compagnons de jeu et d'apéro ne manquaient jamais à l'appel. Faut dire que c'est dans l'arrière-salle de l'hôtel-restaurant "billard-dancing-salon pour noces de 300 couverts" que ses parents avaient racheté à la Croix-de-Berny, les "lauriers roses", qu'il avait fait ses premières classes après l'école hôtelière. Mais c'est là une toute autre histoire...

Les Lauriers roses, la Croix de Berny (la maison de mon enfance, à Antony)

Lorsque mon grand-père a disparu - trop tôt, trop vite - cette voiture m'a été léguée et pendant encore deux décennies, elle a pétaradé et rutilé sur les jolies routes du Gâtinais; elle gît malheureusement, depuis dix ans, posée dans une grange de notre maison de Cély sur des cales de fortune. Désossée, démontée, bâchée, elle retourne peu à peu à l'état de carcasse dans lequel elle avait été il y a plus d'un demi-siècle trouvée. J'en éprouve aujourd'hui un fort sentiment de culpabilité mais comme j'ai déjà eu l'occasion de l'écrire, je crois que je suis définitivement fâché avec les automobiles. Je n'ai aucun talent de mécanicien ni même aucune appétence à essayer. Et puis, les parcours en auto m'ont toujours donné la nausée. Mais était-ce l'effet du grand air de ce cabriolet haut perché et toujours ouvert aux quatre vents, je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais été malade dans cette voiture-là.  Pourtant, le réservoir était fort inopportunément placé sous le pare-brise, presque sur les genoux du passager. A chaque fois qu'il fallait - tâche qui m'était souvent confiée - ouvrir le petit robinet qui permettait d'assurer l'alimentation du moteur, s’écoulaient presque toujours sur nos pieds quelques gouttes d'essence à l'odeur entêtante qui, en d'autres circonstances, m'aurait soulevé le cœur.  Si tu ajoutes à cela le parfum de tabac brun des Gitanes que fumait mon grand-dabe, sans aucune inquiétude d'ailleurs pour la proximité de l'inflammable liquide que quelques centimètres seulement séparaient du foyer incandescent de sa cigarette. En cette glorieuse époque, les interdits sécuritaires et hygiénistes n'étaient heureusement pas encore de mise. Jamais, te disais-je, le très explosif et écœurant cocktail clope/essence ne me souleva en ces circonstances le cœur.

Alors, ami lecteur d'un jour, quand  j'aurai, de guerre lasse, à mon tour rejoint le boulevard des allongés. Quand plus jamais ne se lèveront mes co-naturels, pas même pour satisfaire une envie pressante. Quand plus rien de moi ne sera que la mémoire, alors je me prends à rêver que peut-être je remonterai le haut marchepied métallique pour m'asseoir à la gauche de mon grand-père et actionner de nouveau la trompe pour avertir de notre arrivée prochaine tous les troquets du coin... Pouêt-Pouët !

lundi 1 octobre 2012

A n'y rien comprendre

En mai dernier, je n'ai pas fêté mon cinquantième anniversaire. Ma grand-mère maternelle qui a quatre-vingt dix-sept ans a connu la première guerre mondiale, ma mère a quant à elle connu la seconde. Moi, en matière de conflit armé, je n'ai connu - et encore ! - que la violence toute relative de la guerre des sexes... Pourtant, les statistiques démographiques nous classent - ma grand-mère, ma mère et moi - dans la même catégorie. Si, si... 

Je suis désormais affublé dans les études de l'INSEE du qualificatif sans doute pratique mais il faut bien l'admettre un peu fourre-tout de "senior" ! Le Petit Larousse  décrit en effet les seniors comme "les plus de cinquante ans". Et je ne parle même pas de ceux qui dans le monde de l'entreprise considèrent élégamment au nom de la rentabilité productiviste que le cap de la séniorité est franchi dès 45, 47 ans... Mais quel junior en mal de reconnaissance a pu donc un jour imaginer de tels critères?

S'il n'existe aucune définition officielle, il est communément admis qu'un senior est une personne âgée ou retraitée. Je ne me sens pas encore (trop!) âgé et bien loin d'être retraité. Alors senior, vraiment? Comme ma mère, comme ma grand mère... Et depuis cinq ans déjà ? Et je ne m'en serais pas rendu compte? Même pas mal !

Dois-je envisager sérieusement d'être pendant les vingt prochaines années encore un "senior actif"? Mais dans quel état arriverai-je donc à la retraite et de quoi pourrai-je alors bien être qualifié? Jeune senior fatigué? Vieux senior toujours (un peu) actif ou senior passif déjà dépassé?

Ma grand-mère a perdu son père de la grippe espagnole en 1915 et moi je suis né en 1962, l'année même où elle s'est retirée dans le sud de la Seine et Marne pour y prendre, avec son mari, une retraite anticipée. Cinquante années. Le temps qu'il m'aura fallu pour la rattraper et, à mon tour, grossir les rangs des seniors en espérant, au mieux, pouvoir prendre ma retraite dans vingt ans d'ici. Au rythme où vont les crises financières, économiques et monétaires qui agitent le monde, du temps qui s'accélère et de l'agitation, c'est vraiment à n'y rien comprendre...

dimanche 22 avril 2012

Plus rien à boire...

Croisé un vieux rue de Vaugirard, près de la station éponyme, juste devant le square Adolphe Chérioux. Sanglé dans un froc informe à la couleur improbable, il ne marchait pas, il luttait.
 
Lançant devant lui ses bras l'un après l'autre dans un mouvement  de balancier au rythme métronomique, il luttait pour avancer, il avançait pour survivre... Dans ses mains deux bouteilles d'un mauvais rouge aux goulots desquelles il semblait s'accrocher comme un naufragé de l'asphalte à des bouées de sauvetage. Le regard perdu, le pas hésitant, il avançait. Je me suis demandé jusqu'où, jusque quand...

Tous les matins, il descend de son deux pièces-cuisine crade de la rue du Général Beuret pour aller faire ses courses au Carrefour Market de la rue de Vaugirard. Tous les matins, il met quarante minutes pour franchir les cent-cinquante mètres de trottoirs et d'asphalte qui le séparent du supermarché. Quarante minutes aller, un peu plus pour revenir. L'effort est trop grand ! Et puis il faut lutter pied à pied pour gagner du terrain et parer les attaques perfides des manticores et des amphiptères qui, s'arrachant aux gargouilles du clocher proche de l'église Saint-Lambert, cherchent le chemin des tours de Notre Dame.... Chaque jour il se pisse dessus avant d'arriver chez lui car il ne peut pas attendre d'être rentré ; une heure et demie c'est bien trop long.

Quand il arrive,  il est assoiffé. Totalement déshydraté, il attaque le premier litron de pif. Vite descendu, il s'endort, la tête posée sur les bras, sur la table en formica de la cuisine. A midi, chaque jour depuis près de vingt ans, il est réveillé par un chat qui réclame sa pitance. Jamais le même. On dirait que tous les greffiers des toits de Vaugirard se sont donnés le mot pour venir quémander un morceau de mou ou une improbable pâtée .. Il est bientôt l'heure d'attaquer la deuxième bouteille de Gévéor, juste le temps de l'engloutir goulûment - ça fait bien longtemps qu'il ne déguste plus rien - avant de sombrer dans le sommeil lourd et alcoolisé de l'après-midi.

Quand le soir arrive, il n'y a plus rien à boire. Tant pis ! Il attendra demain. Putain que les nuits sont longues alors, quand les heures qui séparent le crépuscule de l'heure où les commerçants lèveront enfin leurs rideaux de fer s'étendent à l'infini de sa solitude...