jeudi 8 mai 2014

Plus rien n'avoir à lire...

A plusieurs reprises, Véronique m'a fait remarquer qu'elle ne comprenait pas comment je pouvais, dans le même temps, entamer plusieurs livres. En voyant la pile, à l'équilibre précaire, sur la table de chevet, je m'interroge. Passer de l'un à l'autre; lâcher - temporairement - un essai pour me plonger dans un roman ; passer du Quattrocento à un futur de science-fiction ; oublier, puis reprendre, ou pas, un ouvrage philosophique ou un polar. J'avoue même qu'il m'arrive d'abandonner parfois certains auteurs dont la prose me tombe littéralement des mains, pour n'y plus revenir. Je lis compulsivement, même peu, même quelques lignes. J'en ai besoin avant de m'endormir. La question est : pourquoi ?

Lire pour se lire. Peut-être, mais c'est insuffisant, et puis l'analyse est là pour ça...

Lire pour se lier. J'irai plus loin en affirmant, ami lecteur, que lorsqu'on lit un texte, on se lie à son auteur, tout comme aux autres lecteurs, à l'Autre tant le texte qui défile sous nos yeux nous ouvre au monde qui nous entoure et que nous recréons, à chaque lecture. Lire c'est entrer dans le monde, dans notre monde, celui de notre vision créatrice, d'aucun dirait de notre subjectivité. 

Lire pour juguler l'ire qui me gagne peu à peu en écoutant, d'une oreille distraite, les nouvelles sur les chaînes d'information, ou plus exactement en entendant, pour la énième fois, les mêmes informations répétées en boucle et à l'envie ;  hypnotiques vraies fausses "nouvelles" tant elles ne le sont déjà plus, nouvelles, à force d'être répétées !


Lire pour prendre le temps et avoir le choix. Le temps d'aller et de revenir sur le texte, de l'abandonner, d'oublier, puis de relire et de redécouvrir. De sauter, pourquoi pas, des mots, des lignes, un paragraphe, des passages entiers... Pouvoir décider, hors de tout formatage, de passer une nuit, une heure ou une minute sur un texte. Être l'acteur de ses choix et de ses préférences.

Le livre qui délivre. Rien ne s'abandonne autant, aucun objet, à sa déconstruction/reconstruction que le livre. A peine terminé d'écrire, le texte n'appartient déjà plus à son auteur mais devient pour son lecteur, ou même dans le souvenir de celui qui, demain en parlera, support de création, de recréation. Les mots et leur ordonnancement constituent pour celui qui les compose tout autant que pour celui qui les déchiffre des supports aptes à libérer, à délivrer l'imaginaire. A la lecture de Rostand, chacun perçoit un Cyrano différent et pourtant tous nous pensons le reconnaître et nous en parlons comme d'un être unique et familier. Nous projetons sur les mots des représentations inconscientes de notre propre histoire, de nos souvenirs personnels ou archétypiques. Par la combinaison et la synthèse des images et des idées - des signes et des symboles, au sens de la sémiologie - nous laissons libre cours à notre pensée créatrice.

Le livre qu'on lit, qui lie et, paradoxe, qui délie car il délivre. La littérature, liberté d'imaginer et support à une forme de transcendance. La littérature comme une esthétique aussi, tant il est vrai que le livre est, en soi, un bel objet. Alors imaginer un jour n'avoir plus rien à lire ?


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