A
l’occasion de sa récente élection à l’Académie française, Alain Finkielkraut a
été brocardé par ses détracteurs sous la forme peu valorisante d'une "pleureuse réactionnaire".
Une excellente raison de revenir sur son récent essai, L’identité malheureuse1. L’antimodernité de ce nouvel Immortel y apparaît pour ce qu’elle est :
le miroir implacable de notre époque de renoncement et d’essoufflement. Car si Alain
Finkielkraut est bien un antimoderne en ce qu’il dénonce le mal identitaire
dont souffriraient nos contemporains c’est dans le sens où le définit Antoine
Compagnon: « j’appelle antimodernes (...) des personnalités qui ont bien
conscience d’être emportées par le mouvement de l’Histoire et qui savent que le
retour en arrière n’est plus possible…mais qui mesurent ce que la modernité
implique de perte ou de nostalgie2 ». Sa pensée est antimoderne
en cela qu’elle s’oppose, sans déclinisme mais en la confrontant au tragique du réel, à la tentative
de prêt-à-penser homogène de ceux que Philippe Murray qualifia un jour de
« nouveaux actionnaires de la société en commandite Nouveau Monde3 ».
En
sept chapitres, Alain Finkielkraut dresse, en l’illustrant d’un pessimiste et
malheureux constat, un plaidoyer sans concession en faveur de la défense de
l’identité française. Il évoque au bénéfice de sa démonstration autant de
sujets que la mixité, l’immigration, l’antiracisme contemporain, l’école, ou
encore les questions du respect, de l’autorité ou même, de façon plus
prosaïque, de la galanterie française ou de l’élégance vestimentaire… Sa
démonstration est d’autant plus forte que s’il dénonce le cosmopolitisme érigé
en dogme par certains tenants d’une Europe emportée par le dangereux vertige de
la désidentification, il n’élude en rien les tragédies européennes du XXème
siècle auxquelles font écho ses propres racines, lui le fils d'immigrés
polonais. Il nous enseigne que si la bonne conscience est interdite à l’homme
occidental, il y a des limites à sa mauvaise conscience; qu’on peut dénoncer
le poids de la pensée unique et du politiquement correct sans tomber dans les
dangereux travers d’un populisme nauséabonde et politiquement abject; que
si notre héritage ne fait pas de nous des êtres supérieurs, il mérite cependant
d’être « préservé, entretenu et transmis, aussi bien aux autochtones
qu’aux arrivants ». Tant il est vrai, comme le soulignait Emmanuel Levinas
que « la France est une nation à laquelle on peut s’attacher aussi
fortement par le cœur que par les racines ».
Revenant
d’abord sur la querelle de la laïcité qui n’oppose désormais plus défenseurs de
la Religion et tenants de la Raison mais laïques contre laïques, querelle dont
la meilleure illustration a été le débat sur le port du voile islamique, il
poursuit ensuite par la question de la mixité et son rapport à l’expression
d’une forme « d’identité religieuse ». Il souligne alors un peu en écho au propos de Delphine Horvilleur dans son livre En
tenue D’Eve4, l’obsession
croissante de la pudeur des femmes portée par les discours religieux
fondamentalistes et les dangers de l’érection de cette pudeur en instrument de
la domination de la femme.
L’auteur
dénonce, à l’instar de Murray, les excès et les ravages de « l’âge du
fier », de notre société
interconnectée et distractionnaire, dominée par les démons de l’universalisme et
des grandes communions populaires - dans laquelle le sujet pour mieux
s’émanciper doit se déprendre de lui-même pour ne plus appartenir à rien - pour
mieux proscrire toute tentation d’élitisme culturel au nom de l’égalitarisme
érigé en dogme. Tout son propos conduit à démontrer que la normalité – ces usages
et coutumes qui étaient hier normés, pratiqués et acceptés par tous, et dont l’observance
constituait une forme d’orthopraxie, non vécue comme un carcan, mais bien comme
l’expression, si chère à Ernest Renan, d’un « désir de vivre ensemble » – n’est plus que la relique d’un « pays
englouti... une tare en voie de disparition ».
Une
novculture bobo dont Mathieu Pigasse
serait le nouveau héraut tourne volontairement le dos au verbe, à la
« culture bourgeoise » du livre et du respect des règles de
l’expression écrite, pour mieux nous faire entrer dans l’âge d’or du
fonctionnalisme où le « divers décroît » et conduit à
l’uniformité ; un monde nouveau où « la principale valeur du
changement réside dans le changement lui-même ». Et l'auteur de nous rappeler comme
le romaniste allemand Curtius l’observait que « la littérature joue un
rôle capital dans la conscience que la France prend d’elle-même et de sa
civilisation ». En cette année du centenaire du début de la Grande Guerre,
le lecteur pourra non seulement trouver sous la plume de l'Académicien, dans sa
défense d’une identité nationale en voie de disparition et son rappel
qu’au-delà de leurs différences les Français appartiennent à une même
communauté de destin, comme un écho contemporain au Maurice Barrès de 1917,
celui des diverses familles spirituelles
de la France5 mais aussi une référence à la célèbre conférence
prononcée à la Sorbonne par Renan le 11 mars 1882, Qu’est-ce qu’une Nation ? 6
Contrairement
à certains beaux esprits modernes et progressistes qui souhaiteraient le
cantonner au simple rôle d’un « agité de l’identité » à « la
mélancolie revêche et l’humeur maladive », qui « vomit son époque
à défaut de la comprendre », nous constaterons bien volontiers que M.
Finkielkraut, employant souvent le ton d’un polémiste à qui l’on peut,
certainement, reprocher parfois ses sympathies pour Renaud Camus, apporte souvent
de bonnes réponses à des questions qui, de son aveu même, « le tourmentent
depuis longtemps »7. Son livre a le mérite de vouloir
nous réconcilier avec la France. Il démontre que l’on peut aimer son
pays et être patriote sans pour autant détester l’Autre. Il affirme enfin, comme
Tocqueville, qu’on ne saurait se résigner à voir l’égalité mettre l’esprit sous
tutelle et donne fort heureusement tort à Philippe Murray lorsqu’il écrivait
dans la revue L’Esprit Libre8 que
« l’idée de liberté personnelle n’est plus aujourd’hui qu’un lointain
souvenir ».
1. Alain Finkielkraut - L’identité malheureuse, Stock,
octobre 2013.
2. Antoine Compagnon, interview donnée au magazine Le
Point, 28 novembre 2013.
3. Philippe Murray - Festivus Festivus, conversations
avec Elisabeth Levy, Fayard, 2005.
4. Delphine Horvilleur – En tenue d’Eve, Grasset, 2013.
5. Maurice Barrès - Les diverses familles spirituelles
de la France, E. Paul Frères, 1917.
6. Ernest Renan – Qu’est-ce qu’une Nation ? et
autres écrits politiques, Imprimerie nationale, 1996.
7. Entretien donné par Alain Finkielkraut à Philosophie Magazine, 2013.
8. Philippe Murray – La grande battue, L’Esprit Libre
N°11, 1995.
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