dimanche 12 avril 2020

Rien de moins

Plus d'une fois j'ai entendu, lorsque je séjournais enfant chez elle, ma chère grand-mère me dire : « Arrête de te regarder dans la glace, tu vas finir par la déformer! » Sans percevoir totalement le sens de cette phrase mystérieuse, je comprenais alors que j’avais passé trop de temps devant le miroir, tout occupé que j'étais à chercher d’hypothétiques taches sur mes vêtements ou à remettre une mèche de cheveux en place... 

Aujourd'hui, la signification profonde de cette phrase m’échappe encore. En creusant davantage le filon de ma mémoire, il me revient qu’au fond ça n’est pas ma grand-mère elle-même que j’entendais mais bien plutôt le reflet, déformé, que j’apercevais d’elle dans le miroir qui s'adressait alors à ma propre imitation. Car c’est bien notre image, reflétée, qui est déformée, pas la glace elle-même. Alors, comment se pourrait-il que du seul fait de s'y mirer, elle eut pu finir par être dénaturée par la force agissante d'un simple regard ?

Une autre de ses expressions favorites était : « Tu vas user le miroir à force de t’y regarder! » Au-delà de la référence à un acte tout autant narcissique que vain, que dit cette phrase à la teneur toute teintée de surréalisme ? Le regard appuyé aurait-il le pouvoir de déformer la matière, une force suffisamment puissante pour corrompre la plaque de verre, noircir la couche d'argent ou d'aluminium et altérer le tain ? Cette injonction grand-maternelle était-elle la simple interpellation de mon juvénile narcissisme ou le reflet d'une crainte chez elle plus profonde, comme une manière d'écho à d'anciennes croyances superstitieuses en des pouvoirs magiques intrinsèques de l'objet, ou, qu’à trop être sollicité le miroir s’use au point de se déformer et, partant, de modifier encore davantage le reflet par lui renvoyé à celui qui s’y mire ? Comme une lointaine résonance, même inconsciente, à la crainte ancestrale du miroir des sorcières à qui l'on attribuait des pouvoirs magiques et que, à une époque encore très empreinte de superstitions, certains maîtres, défiants, faisaient croire à leur domesticité qu'il avait le pouvoir de leur permettre de les surveiller à distance, voir même d'emprisonner leur âme. 

Ce que ne percevait en tout cas pas ma grand-mère c’est que ces psychés qu’elle craignait que j’use a trop les solliciter et qui, il est vrai, étaient parfois mes maîtres, se comportaient pour moi le plus souvent comme des conseillers, agissant presque en amis pour l’enfant que j’étais alors. Ils manifestaient, je crois, une certaine représentation de ma tendance à beaucoup intérioriser. Tour à tour, le miroir m'aura permis de renforcer ma confiance en moi en explorant la part flatteuse du reflet, tout comme il m’aura fourni une manière de support à une réflexion introspective pour chercher, au plus profond, à percer à jour la face cachée de mon âme. Fort heureusement, au contraire de Roquentin, le personnage de Sartre, je n’ai jusqu’à présent jamais été pris de nausée face à mon reflet et je n’ai pas eu à mettre en pratique le précepte d’un mien ami : « Si tu ne peux plus te voir, ni te sentir, va te faire sentir par les autres! »

De temps à autres, à Cely,  il m’arrivait aller dans la chambre de mes grands-parents où les deux armoires à glace qui renfermaient tout le linge de la maison se faisaient face et permettaient, par le jeu des reflets, une mise en abîme qui me procurait une sensation presque ressentie de chute vertigineuse. Elle me donnait alors une espèce d'idée du vide et de l’infini. L'univers étrange tout autant qu'hypnotique où mon reflet se multipliait, comme dans ces images de mandalas psychédéliques, provoquait une agréable distorsion du temps et de l'espace. Les miroirs, en face-à-face, agissaient alors presque physiquement comme des portes ouvertes sur un autre univers dans lequel l'illusion de la réalité, s'insérant dans son propre reflet, se répéterait à l'infini. Les miroirs, quels qu'ils soient, m'ont toujours donné le sentiment qu'ils cachaient des portes, des sas entre ce monde et d'autres, et qu'on pouvait, pour peu qu'on en trouve le moyen, les traverser pour aller voir au-delà ce qui s'y passe.

En y repensant, ici et maintenant, ces miroirs m'ont très tôt enseigné une manière très ludique d'aborder l'idée qu'il ne saurait y avoir de réalité unique, mais bien que c'est l'angle de vue et la manière de voir qui donnent un reflet, une illusion de la réalité. Ou, pour le dire autrement que nous appréhendons la vie à travers un prisme et qu'il y a d'une part notre vérité mais aussi celle du miroir que, souvent, nous présente le regard de l'autre, et puis aussi celui de notre mémoire qui, elle-aussi, à sa façon, déconstruit pour mieux la recomposer la réalité de notre propre histoire. Rien de moins.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire