jeudi 16 avril 2020

La bile, ou ce qu'on se fait quand on pense qu'on ne peut rien faire

Pour répondre à la menace virale, la solution unique d’un confinement strict n’est évidemment pas envisageable dans la durée, tant elle annonce, à relatif court terme, des dangers  réels pour l'équilibre de nos économies. Il n’est pas non plus envisageable qu'on puisse longtemps laisser perdurer la distanciation sociale, tant elle porte en elle les germes de difficultés encore à venir, à la fois d'ordre très intimes autant que sociales et, d'une certaine façon, pour des raisons psychologiques et même d'hygiène mentale.

Bientôt, je l’espère, la pandémie ne sera plus qu'un (très) mauvais souvenir et, avec elle, nous aurons laissé derrière nous cette curieuse époque qui a vu s'imposer une forme dérangeante de "médicalisme" (j'emprunte le mot à André Comte-Sponville), un temps hors du temps où nous aurons été les témoins de l'émergence de ce qu'on pourrait qualifier de "médicostructure". Le moment sera alors venu de faire un bilan et, je l'espère, de tirer quelque enseignement de l’étrange constat d'impuissance mêlée d’improvisation généralisée, du politique au scientifique, dont nous faisons aujourd'hui la quotidienne et cruelle expérience. Et sans doute, notamment, d’interroger la façon dont le virus et la maladie auront été différemment abordés. Quel prix sommes nous prêts à payer en échange d'une - toute relative - garantie de mourir en bonne santé ?

Cette crise nous aura clairement mis face à l’incapacité grandissante de nos sociétés dites avancées à faire face à la souffrance, à la maladie et à la mort et à vouloir trouver, dans la science, une manière de réassurance venant, en fin de compte, questionner l'impossible auquel nous sommes confrontés à simplement accepter notre fragile condition d'être mortel. Le risque, et la nécessité d'y faire face et de s'adapter ne sont-ils pas le moteur même de la vie ?

Heureusement, le temps du confinement des corps n’est pas celui du confinement des esprits et l’on peut même dire que, d’un certain point de vue, la contention qui nous est imposée aura peut-être contribué à sa manière à une forme de libération de la pensée. D’un point de vue épistémologique, on a le droit et même le devoir de questionner la science. La médecine, tout particulièrement, qui n’est pas une science exacte et qui avance toujours, à plus ou moins grands pas, en tâtonnant, par essais, par hypothèses, par tests et qui doit, pour la première fois, étaler l’improvisation et l'adaptation permanente qui sont la norme de cet art face à une épidémie majeure, en étant à chaque instant regardée, scrutée, observée par toute une société, en temps réel. Tout autant dans les services d’urgence que dans les laboratoires de recherche, la transparence aura été de mise. A telle enseigne qu'on peut se demander s'il convenait vraiment de tout dire, tout montrer, alors même que les images, parfois douloureuses, la répétition d'un discours, souvent inquiétant car difficilement accessible au plus grand nombre, et, l'étalage des querelles entre "sachants" portent en eux-mêmes, pour les plus fragiles ou les moins avertis, les germes du doute et de l’anxiété ?

Bien des tabous sont tombés, au nom du droit à l'information, ou plus exactement du droit d'informer. Oui, mais jusqu'où ne pas aller trop loin ? Imagine-t-on que, demain, notre société pourra continuer à vivre en acceptant que, chaque soir, un fonctionnaire à la mine grise vienne à la télé tenir le macabre bilan comptable du nombre de morts du jour ? Penses tu sincèrement, ami lecteur, qu'on supportera, durablement, la diffusion en boucles des images dramatiques et visibles de tous, y compris des plus jeunes, de services d'urgence et de salles de soins intensifs ? Devons nous nous résigner définitivement à ne plus vivre que dans la peur, et à la transmettre, sans précaution aucune, aux générations qui nous suivent ? Si l'on a pris le parti d'interdire aux enfants de moins de quinze ans l'accès à ces services hospitaliers, est-ce par hasard ? le téléspectateur réclame, chaque jour, son terrible cocktail d'images et de sensations, mais pouvons nous, devons nous vraiment accepter de vivre comme çà ? Nous ne sommes pas immortels! Est-ce réellement une information ? Si la mort s'est brutalement rappelée au (mauvais) souvenir de tous, elle ne doit pas l'emporter sur la pulsion de vie qui, seule, devrait nous animer. N'oublions pas que ce qui fait de nous des mortels, c'est que nous sommes d'abord des êtres vivants. 

Entre une société qui cache, parce que l'idée même lui en est devenue insupportable, toute image non esthétisée ni intellectualisée de la mort, et, un monde du tout-à-l'image où tout serait dit, montré, débattu à l'envie, sans filtre et sans nuance, ou même, et surtout, le plus sombre et bouleversant s'étalerait en permanence aux yeux de tous, que choisirais tu ? Le Dark Net de l'existence est-il en passe de devenir notre seule et unique référence ? Pourtant, il y a tant à faire. Souvenons nous de vivre, d'aimer, d’être heureux, et d'espérer! Et ne laissons surtout pas s'installer l'idée que nous ne pourrions plus rien faire, c'est le meilleur moyen pour que nous fassions moins de bile.


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