mardi 31 mars 2020

Du papillon au pangolin

Moins d’accidents vasculaires cérébraux, moins d’infarctus du myocarde, peu ou pas de traumatologie, presque plus d'appendicite. L’un de mes amis, médecin urgentiste, m’a fait part de son étonnement et des questions que suscitaient dans ses équipes cette situation inédite. Il m’a décrit une conjoncture surréaliste dans son hôpital, avec, d’un côté, un service de réanimation entièrement dédié aux patients touchés par le Covid19, saturé et au bord de l’asphyxie, et, de l’autre, des urgences presque désœuvrées et des services entiers à l’arrêt, aux couloirs désertés et au personnel moins occupé qu'à l'habitude... Que dit cette baisse des accidents cardiovasculaires et des actes chirurgicaux urgents - qu’on dit spectaculaire, même s'il est peut-être un peu tôt pour l’affirmer avec certitude - sur notre mode de vie, sur notre société, sur notre civilisation ? 

D'un côté, des pathologies lourdes dont le nombre semble étonnamment s’amenuiser, avec peut-être le risque d’un effet rebond à l’issue de la crise, et, de l’autre, une bobologie en hausse, fruit, en partie au moins, d’une hypocondrie que l’angoisse du confinement alliée à une surinformation mal (di)gérée et l’absence d’échanges sociaux viennent probablement favoriser.

La période d' "exil chez soi" décrite par Albert Camus dans La Peste est propice aux peurs les plus primaires et nous savons que non seulement la carte n’est pas le territoire mais que, de surcroît, notre cerveau reptilien peut nous jouer bien des (mauvais) tours. La peur s'est, chez beaucoup, installée comme l'émotion principale de la vie quotidienne. Et, quoi qu'on puisse en penser, cette peur n'est pas banale tant il est difficile d'affronter, pour le commun des mortels, un danger menaçant, qu'il soit réel ou largement fantasmé, provenant d'un ennemi invisible, présent partout, ou presque, mais que nous ne pouvons voir nulle part. Aujourd'hui, l’inquiétude des débuts a cédé chez beaucoup la place à une peur panique et il faudra longtemps pour que la catastrophe actuelle devienne, à l'instar de la peste frappant Oran que Camus a dépeinte, un mythe qui viendra nourrir notre inconscient collectif.

"Le matin (…) le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit l’escalier. Mais, arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n’était pas à sa place et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge"[1]

Même si, en toute logique, après le début presque anecdotique - tel celui évoqué par Camus - et la fulgurante progression qui s'en est suivie, viendra le déclin de l'épidémie et, bien que je n’ai pour ma part jamais porté foi aux élucubrations vésaniques des prophètes en collapsologie qui nous annonçaient, avec cette crise mondiale, la fin de l'humanité et de notre société, on est quand même en droit de se poser des questions sur nos choix individuels et notre avenir collectif. C'est notre existence humaine elle-même que la pandémie vient interpeller en confrontant, de façon soudaine et brutale, une population, qui se croyait à l'abri de tout, aux questions essentielles de la souffrance, de la séparation et de la mort.

La maladie vient aussi nous rappeler que l'incertitude est inhérente à la vie même sur la terre et qu'elle est inévitable. Non, malgré ses ambitions démiurgiques, malgré les promesses illusoires de certains technologues, l'homme ne pourra jamais tout contrôler, jamais tout maîtriser. De petits facteurs, encore plus peut-être lorsqu'ils sont invisibles à l’œil nu, peuvent avoir des effets immenses et destructeurs à l'échelle de la planète.

Fragilité de notre condition individuelle d’être humain, nécessité du collectif garanti par nos institutions démocratiques, priorité donnée à l’homme, il faudra en tirer des conséquences pour l’avenir tant il est difficile d’imaginer que rien ne changera après. J'espère pour ma part que rien ne sera plus comme avant. 

La référence, souvent utilisée par les écologistes, à l' "effet papillon", formulé pour la première fois par Edward Lorenz au début des années soixante-dix en illustration à la théorie du chaos - "Le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ?" - cédera peut-être place au théorème du pangolin. En fournissant involontairement un élément déterminant au point de départ d’une pandémie aux effets dévastateurs, ce petit fourmilier d’Asie aura, à son corps défendant, contribué à rappeler la fragilité de nos existences face à un micro-organisme virulent et de forte contagiosité, et, à ceux qui semblaient vouloir l’oublier, leur condition de mortel. Si cette crise permettra de mieux comprendre la chaîne épidémiologique, elle sera aussi venue illustrer de façon très concrète les conséquences de cette fameuse chaîne alimentaire qui restait encore un concept (trop) théorique pour beaucoup. Du papillon au pangolin, il n'y a finalement pas grand-chose, presque rien, juste l'espace d'une métaphore.

[1] Albert Camus – La Peste

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