mercredi 19 février 2025

Rien à savoir, rien à démontrer

Ami lecteur, n'as-tu pas, comme moi, parfois l’impression que nous avons tous été plongés dans une gigantesque expérience sociale sans avoir signé le moindre formulaire de consentement ? Où nous agirions un peu comme des cobayes coincés dans un labyrinthe où chaque issue est une impasse, mais où il est strictement interdit de réfléchir pour chercher une porte de sortie. Nous vivons désormais dans une époque dite "post-moderne" où avoir raison est devenu un concept flou, adaptable à la convenance de chacun. Plus besoin de démonstration, plus besoin d’arguments solides, plus besoin de faits vérifiables. Il suffit d’affirmer, de répéter et, surtout, de façon péremptoire, en faisant beaucoup de bruit. Plus c’est fort, plus c’est vrai! Et gare à ceux qui osent contester la vérité du moment : ils seront aussitôt cloués au pilori numérique sous un flot de hashtags assassins.

Dans cet univers parallèle où la rigueur intellectuelle est devenu un luxe ringard, la moindre information est sujette à un remix instantané. Un détail dérange ? On le coupe. Un fait historique contredit une belle indignation ? On le jette. Une citation ne va pas dans le bon sens ? On l’arrange. Une image gêne ? On la retouche. Et hop, une toute nouvelle vérité dite « alternative » succède à la réalité.

Pour mieux naviguer dans cette époque fascinante, voici quelques définitions revisitées, à la sauce post-vérité :

• Doute : Preuve irréfutable que vous êtes un suppôt du système (sauf si ce doute va dans le bon sens, celui de la doxa ambiante, bien entendu).

• Fait : Concept optionnel, utilisé uniquement s’il permet de conforter une opinion préexistante, et si possible sans aucun fondement critique.

• Esprit critique : Terme désuet, souvent confondu avec “remettre en cause tout ce qui me dérange”.

• Débat : Pratique frappée d'obsolescence remplacée par l’art d’invectiver sans écouter.

• Raisonnement : Acte suspect qui vous classe automatiquement dans la catégorie des « élites déconnectées ».

• Vérité : Notion à géométrie variable, livrée en kit par les algorithmes et personnalisable selon l’humeur et le besoin du jour.

C’est à croire que nous avons assisté, sans même nous en rendre compte, à la naissance d’une nouvelle langue officielle. Oui, une novlangue, comme dans 1984, mais en plus festif. Parce que là où Orwell imaginait une oppression brutale et visible, nous avons inventé, bien caché sous des oripeaux aux allures ludiques adaptés à l'homo festivus contemporain décrit par Philippe Muray, un système bien plus sournois : l’auto-flicage de la pensée. On ne nous force plus à penser d’une certaine façon - non! Nous le faisons nous-mêmes, avec enthousiasme, armés de certitudes renforcées par les "informations" qu'orientent vers nous sur internet des algorithmes sans conscience ni émotion, et le souverain mépris du sachant pour ceux qui osent encore douter et réfléchir.

Le plus beau, dans cette immense théatre de faux-semblants, c’est que tout le monde joue son rôle à la perfection. Les marchands de vérités prémâchées nous bombardent de concepts frelatés et de dogmes relookés, adaptés à une consommation avide et rapide et, dans le même temps, ayant abandonné tout esprit critique, trop nombreux sont les médias qui se contentent le plus souvent d’être des caisses de résonance, transformant l’information en un spectacle permanent où l’émotion l’emporte sur l'analyse et la réflexion.

Et nous, pauvres spectateurs, nous scannons frénétiquement nos écrans, à la recherche de notre dose quotidienne de révolte préfabriquée. Il faut avoir un avis. Tout de suite. Partout, sur tout ! Et il doit être tranché. Sinon, on est vite suspecté d'une forme de mol déviationnisme de la pensée. On ne cherche plus à comprendre : on choisit son camp. Il y a les bons et les méchants, les éveillés et les endormis, ceux qui savent et les naïfs. Nuancer, c’est capituler. Prendre du recul, c’est tromper. Douter, c’est trahir. L’essentiel n’est pas de savoir, mais d’affirmer qu’on sait !

Retour vers la lumière ?

À l’heure où certains des plus grands dirigeants mondiaux jouent aux échecs avec des vies humaines, il est tentant de sombrer dans le cynisme. Les récentes manœuvres politiques, où l’on voit un président américain fraîchement élu converser tranquillement avec un autocrate russe, laissent perplexes ceux qui croyaient encore en une diplomatie fondée sur des principes. Les Européens se retrouvent marginalisés et divisés sur la stratégie à adopter, tandis que des décisions qui intéressent au premier chef notre continent, se prennent aujourd'hui sans eux.

Alors que faire ? Devons nous, face à cette cacophonie géopolitique, capituler ? Accepter que la vérité soit constamment réécrite par ceux qui crient le plus fort ? Ou bien est-il temps de raviver notre esprit critique, de questionner les narratifs trop simplistes et de refuser les vérités préfabriquées ?

Peut-être que tout n’est pas perdu. Peut-être reste-t-il encore quelques individus prêts à défendre la complexité du réel, à s’opposer aux raccourcis intellectuels et à exiger une information rigoureuse, sourcée et vérifiée. Car si nous abandonnons cette quête, nous risquons de nous réveiller un jour dans un monde où l’on nous dira, sans sourciller, que 2 + 2 = 5, et où nous l’accepterons docilement. Le temps sera alors venu pour nous, comme dans le roman 1984 de George Orwell, de répéter comme un mantra le slogan de Big Brother : « La guerre, c'est la paix. La liberté, c'est l'esclavage. L'ignorance, c'est la force. » Il n'y aura plus rien à démontrer.

samedi 18 janvier 2025

Serait-il préférable que rien n'existe ?

 

Serait-il vraiment préférable que rien n’existe ? Cette interrogation, à première vue déconcertante, m’a traversé récemment l’esprit à plusieurs reprises, notamment en observant les bouleversements de l’actualité et la prolifération incessante de fausses informations véhiculées par le Net. Cher lecteur, tu le sais, sur le blog des petits riens, j’aime m’attarder sur ces questionnements philosophiques qui surgissent au détour du quotidien. Ce sont parfois ces infimes détails – ces fameux « petits riens » – qui agissent comme des portes d’accès à des réflexions plus profondes. Alors, entre l’étonnement que suscite la question et la portée quasi vertigineuse de son contenu, je t’invite à plonger avec moi dans cette exploration : serait-il vraiment mieux que rien n’existe ?

Pour comprendre la radicalité de ce « rien », il me semble essentiel de se tourner vers la pensée de Spinoza. Chez lui, chaque être est animé par ce qu’il appelle le « conatus », c’est-à-dire un élan vital, une force intrinsèque qui nous pousse à persévérer dans notre être. Le simple fait d’imaginer l’univers vidé de toute substance, de toute existence, revient à nier cette pulsion fondatrice. Nous perdrions alors l’étincelle de vie qui, au-delà de l’instinct de survie, nous oriente vers la recherche de la joie et de la connaissance. Spinoza nous rappelle que l’existence n’est pas un fait figé, mais un processus continu d’expansion et de compréhension. À travers sa philosophie, il nous invite à considérer que la vérité ne surgit pas telle une illumination soudaine : elle se construit progressivement, patiemment, au gré de la raison et de l’échange argumenté.

Or, si l’on regarde le monde contemporain, force est de constater que le conatus spinoziste semble constamment mis à l’épreuve. Nous vivons à une époque où les « opinions » se substituent parfois aux faits établis, où le sensationnalisme se fait plus audible que l’analyse réfléchie. La propagation de fake news, ces fausses informations colportées sur toute la planète à la vitesse de la lumière sur les réseaux sociaux, brouille nos repères et crée parfois un profond sentiment d’impuissance. Il est facile, face à ce déluge d’informations contradictoires, de sombrer dans le désenchantement et de se demander si, finalement, il ne vaudrait pas mieux que rien ne soit. Mais Spinoza, à l’inverse, nous exhorterait à renouer avec notre pouvoir de compréhension et d’action. Loin d’être un luxe réservé à quelques érudits, l’effort rationnel est à la portée de chacun de nous : il consiste à mettre en doute, examiner et recouper ce qui nous parvient, afin de forger une connaissance plus solide, plus partagée.

Cette exigence de lucidité ne doit cependant pas nous faire oublier l’autre, c’est-à-dire la dimension relationnelle de notre existence. Appelons en maintenant, si tu veux bien, à la philosophie d'Emmanuel Levinas, en recentrant le débat sur la question éthique. Pour Levinas, l’existence n’est pas seulement un état de fait : elle est un appel émanant d’autrui. Le visage de l’autre m’interpelle, me confronte à ma propre responsabilité, et me rappelle que je ne me définis pas seul. Il y a dans cette rencontre un appel à la transcendance, au dépassement de soi. Si plus rien n’existait, nous serions certes débarrassés de toutes les controverses politiques ou médiatiques. Plus de polémiques stériles sur Internet, plus d'affrontements houleux autour du fact-checking… Mais nous perdrions simultanément la possibilité de rencontrer autrui, d’entendre sa voix singulière, d’entrer dans ce face-à-face qui m’oblige à répondre à ses besoins et à sa soif de vérité. Exister, comme le dirait Levinas, c’est déjà répondre : répondre aux questions qui me sont adressées, répondre aussi à la souffrance qui se manifeste, et parfois même répondre aux dérives de la désinformation.

Dans ce contexte, le fact-checking apparaît non pas comme un simple gadget technique, mais comme un outil crucial pour préserver la qualité du lien social. Recouper les faits, vérifier les sources, clarifier les contextes : autant de « petits riens », souvent perçus comme fastidieux ou insignifiants, qui peuvent pourtant faire toute la différence. Ces gestes minutieux, presque invisibles, permettent de retisser la confiance dans un espace public fragilisé par la suspicion et le doute. Et c’est peut-être là que se cache l’enjeu principal : en réhabilitant la parole exacte, en prenant soin de sa fiabilité, nous faisons œuvre de respect mutuel. Dans un monde où le mensonge peut se répandre à la vitesse d’un clic, il n’est pas exagéré de dire que s’efforcer d’établir et de partager la vérité s’apparente à un acte de résistance.

Mais alors, pourquoi toutes ces réflexions nous amèneraient elles à conclure qu’il ne vaut pas mieux que rien n’existe ? Tout simplement parce que, dans l’existence, même troublée par la confusion des faits et la multiplication des opinions trompeuses, persiste une potentialité créatrice : celle d’une véritable rencontre, d’une élaboration commune de sens , d’une joie partagée. Spinoza nous apprend qu’en comprenant mieux le monde, nous accroissons notre puissance d’agir et notre joie. Levinas nous rappelle que dans cette aventure, l’autre est toujours présent, et qu’il vient exiger de nous une réponse éthique. Sans existence, cette éthique disparaîtrait, emportant avec elle la possibilité de toute relation et de toute transcendance.

Bien sûr, je ne sous-estime pas la tentation nihiliste. Parfois, la complexité du réel et la lassitude face aux innombrables dérives médiatiques peuvent faire naître un sentiment de désespoir, voire un désir de fuite. Il m’arrive moi-même de me surprendre à rêver d’un silence absolu, d’un monde sans disputes ni dissonances. Pourtant, je ne peux m’empêcher de penser qu’en perdant ces voix multiples, en perdant ce grondement permanent de la vie, nous perdrions aussi ce qui la rend si précieuse : l’élan vital, la possibilité d’apprendre, la responsabilité envers autrui, le plaisir de saisir un fragment de vérité au milieu du chaos.

En fin de compte, souhaiter la non-existence reviendrait donc à renoncer à notre humanité. Cette tension entre la nécessité d’examiner le réel et la responsabilité que, en tant qu’être social, j’ai envers l’autre est au cœur même de ce que signifie « être ». Notre quête de sincérité et de sens n’est pas un long fleuve tranquille, elle est jalonnée de zones d’ombre et de tromperies, de combats pour la vérité et de remises en question incessantes. Mais ces « petits riens » du quotidien, qui paraissent parfois insignifiants, sont précisément les occasions de redonner chair à l’existence : un fait vérifié, une conversation honnête, un geste d’entraide, un regard bienveillant.

Voilà pourquoi, à mes yeux, il est infiniment plus enrichissant de se confronter à la complexité du réel que de la fuir. Nous avons tout à gagner à honorer ce conatus spinoziste qui nous pousse à nous élever par la connaissance, et à répondre à l’injonction éthique lévinassienne qui nous rappelle que nous ne sommes pas seuls. L’existence, malgré ses épreuves et ses imperfections, est porteuse de promesses. En y veillant ensemble, en tissant des liens de confiance et en veillant à ce que la recherche de la vérité demeure notre boussole commune, nous découvrons un sens qui dépasse la simple somme de nos individualités.

Ainsi, en cette époque troublée, il me paraît plus que jamais nécessaire de défendre l’existence - et d’y veiller avec soin, jusque dans les plus infimes détails - des petits riens. Parce que dans ces « petits riens » se loge l’essence même de notre humanité, de notre pouvoir d’agir, et de notre responsabilité les uns envers les autres. En définitive, souhaiter la non-existence de tout reviendrait à renoncer à ce qui fait de nous des êtres spirituels : l’élan vital cher à Spinoza et l’exigence éthique de Levinas. À mes yeux, et j’espère aux tiens aussi, il est infiniment plus enrichissant de se confronter à la complexité du réel que de la fuir. Parce que c’est en cela que réside peut-être la promesse d’un monde où, si chacun pourra toujours librement exprimer son point de vue dans le respect de la parole de l’autre, la recherche de la vérité demeurera notre boussole commune et partagée.


mardi 3 décembre 2024

Rien à comprendre

Lorsqu’il s’est agi, l’été dernier, de mettre en place un « front républicain » pour barrer la route des candidats du RN aux législatives, toute la gauche a su se mobiliser comme un seul homme. Et avec quelle ferveur ! Ce fut presque shakespearien : "l’être ou ne pas être" de l’éthique et de la morale en politique semblait alors en jeu. Les grands mots étaient de sortie : "défense de la République", "valeurs communes", "bien de la Nation". Drapés dans la toge immaculée de leur dignité, les leaders de la gauche bien-pensante, alliés aux Insoumis et à leurs candidats "baroques", prenaient alors des pauses de héros antiques. Mais demain ? Demain, ces mêmes valeureux hussards de la morale républicaine nous annoncent qu'ils mêleront leurs voix à celles du RN pour censurer le Gouvernement Barnier. Et là, subitement, la tragédie devient un opéra bouffe. Bienvenue en Absurdistan !

Tu comprends, toi ?

Dans ce grand Guignol qu’est devenu l’Hémicycle de l’Assemblée nationale, la question n’est pas tant de comprendre que de savourer l’absurde. Comme disait Camus, "l’absurde naît de la confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde". Ici, ce n’est pas tant de silence qu’il s’agit mais plutôt de bruit et de fureur. Nos élus – à gauche, à droite, au centre et même parfois ailleurs – se livrent à une gymnastique intellectuelle et éthique qui relèvent davantage des figures compliquées d’un Kamasutra mal maîtrisé que de postures de sagesse. Mais il ne s’agit pas de se moquer (pas uniquement, en tout cas). Ce qui se joue ici, c’est l’éternel débat entre intérêt et idéal.

Le « front républicain » : Expression d’un idéal ou stratagème politicien ?

Rappelons nous. L’été dernier, le "front républicain" était brandi par les hoplites de la bien-pensance comme le bouclier d’Athéna contre la percée des spartiates d’une extrême droite présentée comme l’ennemi absolu. La démocratie était en danger ! La morale républicaine était portée comme un étendard. Ceux qui, la veille encore,  se déchiraient à coups de slogans acérés et de tweets délétères, trouvaient subitement un "intérêt supérieur et partagé" à défendre les "valeurs communes" devant la "menace brune". Quel miracle ! Mais que reste-t-il de tout ça aujourd’hui ?

Barnier arrive. Le gouvernement tangue sur l’adoption du budget de la Sécurité Sociale, et avec, en sous-main, le positionnement tactique et les postures grotesques de ceux qui pensent demain pouvoir porter les couleurs de leur coterie à la magistrature suprême, l’intérêt partisan bien compris reprend ses droits. La question n’est plus de "barrer la route au RN", mais de jouer de sa présence en force sur les bancs de l'assemblée, de l’utiliser pour mieux déstabiliser un pouvoir jugé incompatible avec les intérêts, pourtant totalement divergents de ceux qui s’accordent à jouer le chaos pour des raisons purement tactiques. Les idéaux ? Aux orties. Le front républicain ? Jeté aux oubliettes. La morale politique ? Un ornement qu’on ne sort que pour les grandes occasions, mais qu’on abandonne dans les couloirs du Palais Bourbon à la moindre turbulence. L’intérêt du pays ? Quoi ?...

Le parti, d'abord, pour le pays on verra !

Peut-être faut-il lire tout cela à travers le prisme de la philosophie stoïcienne. À la manière d’Epictète, rappelons nous : "Il ne dépend pas de toi de changer le monde, mais bien de comprendre ce qui dépend de toi." Traduction : la politique ne serait qu’un échiquier où les règles changeraient selon les coups et les intérêts de chacun.

Et pourquoi pas en rire ? La classe politique française, si souvent décriée pour ses défauts, est, pour moi, une inépuisable source d’absurde émerveillement. Imaginez : à gauche, on se lamente sur l’état du pays et on écrit les pages d’un discours de censure qui dénonce l’influence des idées populistes sur le gouvernement tout en faisant, de fait, alliance avec l’extrême droite ; à droite, on agite la menace de la gauche tout en faisant des ronds de jambe au RN qui, lui-même, ne répugne pas à voter avec l’extrême-gauche honnie… Ah ! qu’ils seront beaux et fiers tous ces élus LFI et RN qui, debout pour célébrer leur triste victoire, applaudiront et éructeront de concert à la chute du gouvernement ! Vive la Quatrième !

 Alors, que faire, me diras tu ?

La prochaine fois qu’on te parlera de "front républicain", d’alliance improbable ou de censure morale, pose toi cette question simple : suis-je un citoyen, libre de ses choix, ou l’acteur involontaire et servile d’une mauvaise pièce de théâtre ?

Pour ma part, je choisis de sourire… et d’écrire.

jeudi 21 novembre 2024

Ils ne comprennent rien

Il est 7h37, l’heure où le métro parisien devient une chorégraphie désordonnée de corps pressés et de regards fuyants. Ligne 7, direction La Courneuve. Je suis dans la rame depuis quelques stations, entouré d’une foule au visage familier composée d'inconnus. Au Kremlin-Bicêtre, les portes se referment, et nous plongeons dans le long tunnel qui mène à Maison Blanche. Rien d’inhabituel, jusqu’à ce que le temps paraisse se distendre.

Au bout de dix minutes, une pensée désagréable surgit : C’est anormalement long. La vitesse semble avoir augmenté. Les parois du tunnel, que je devine derrière les vitres, défilent plus vite. Les visages autour de moi se figent. Quelqu’un tente un sourire rassurant, certains fredonnent pour se donner une constance, d'autres prient, un bébé hurle, l’angoisse est contagieuse.

Je sors mon smartphone. Pas pour regarder les réseaux sociaux, ni les statistiques de mon blog, non. Cette fois, c’est sérieux. Je veux appeler… qui ? Les pompiers ? La RATP ? Véronique ? un ami ? Mais il n’y a aucun réseau. Une barre rouge me nargue. Je regarde ma montre. Vingt minutes. La station Maison Blanche aurait dû apparaître depuis longtemps, mais le train fonce, imperturbable, comme s’il ignorait les lois du monde extérieur.

Autour de moi, le silence s'est fait pesant. Les passagers échangent des regards lourds de questions silencieuses. Le claquement des rails, d’habitude rythmé, devient oppressant, une menace sourde. Un enfant serre la main de sa mère, un étudiant fixe l’écran noir de son téléphone, un vieux pleure. La vitesse semble encore augmenter.

Et si… ? Non, impossible. Nous sommes en sécurité, n’est-ce pas ? Les métros ne s’égarent pas. Ils s’arrêtent toujours, tôt ou tard. Mais une voix intérieure chuchote autre chose, une peur primitive que je n’ose formuler : Et si nous étions ailleurs ? Et si cette rame ne s’arrêtait jamais ?

Dans ce tunnel sans fin, le temps se dilue. Les pensées deviennent floues, presque irréelles. Et pourtant, nous sommes encore là, figés dans l’attente, à scruter l’obscurité, espérant une issue qui tarde à venir.

Soudain, une lumière. Un soulagement. Le bout du tunnel ! Enfin. Le métro ralentit, les freins crissent, et je me lève, prêt à descendre à Maison Blanche. Mais lorsque les portes s’ouvrent, la stupeur m’envahit. Rien ici ne ressemble à Paris. Pas de carrelage blanc, ni de panneau "Sortie". À la place, des enseignes lumineuses en kanjis, des néons colorés, une horloge digitale qui indique 15h40 et des annonces diffusées dans une langue inconnue. Du japonais ! Je ne rêve pas : nous sommes à Tokyo.

Les autres passagers sont aussi déboussolés que moi. Quelques-uns échafaudaient à voix basse, dans le tunnel, des hypothèses farfelues sur une faille spatio-temporelle. Maintenant, ces murmures laissent place à des cris, des exclamations, et une panique physique. Comme un seul homme, les 500 âmes entassées dans la rame se précipitent sur le quai. Nous voilà, parisiens perdus, au milieu de Tokyoïtes médusés, certains immortalisant la scène sur leurs smartphones, d'autres cherchant un agent pour comprendre ce qui se passe.

Mais pour nous, c’est pire encore. Rapidement, une vérité gênante émerge : à part quelques touristes étrangers munis de leur passeport, et notamment des japonais, mi- surpris, mi amusés de ce rapide retour au bercail, nous n’avons rien. Pas de papiers d’identité, pas d’argent en yens, aucun mot même permettant d'expliquer, à défaut de la justifier, notre présence. Rien. Je me rends compte avec effroi que je suis devenu, en une station, un sans-papiers dans un pays où l’étranger est regardé avec méfiance et l’immigré avec défiance.

Et le paradoxe frappe fort : les sans-papiers qui partageaient notre rame n’ont, eux, rien perdu ni gagné dans cet improbable et extraordinaire voyage. Ils n’ont changé que de décor, passant d’une galère parisienne à une galère tokyoïte, toujours aussi invisibles et marginalisés. Certains, anticipant l’arrivée des forces de l’ordre, se sont déjà fondu dans le décor et ont profité de la désorganisation généralisée pour disparaître.

Comment sommes nous arrivés là ? Une erreur technique ? Une expérience scientifique non maitrisée ? Un caprice de l’univers ? Nous n’avons aucune réponse. Les autorités japonaises, elles, avec l'efficacité et le sens de l'ordre qui les caractérisent, n’ont pas tardé à intervenir. Une zone de quarantaine est organisée sur le quai. Des officiers impassibles, masques sur le visage et scanners à la main tentent de nous trier, contrôlent notre température corporelle, nous interrogent, et s'étonnent que nous ne comprenions pas leurs questions ou que nous leur répondions dans une autre langue que la leur. Et soudain des représentants de l'Ambassade de France débarquent. Nous sommes rassurés par la présence de nos diplomates. Malheureusement, nous nous rendons très vite à l'évidence : comment pourraient ils nous être d'une quelconque utilité alors même que, comme tout le monde ici, ils ne comprennent rien. Moi non plus.

mercredi 20 novembre 2024

Ça me gonfle !

Tout à l’heure, alors que je prenais le volant de mon automobile, le voyant d'alarme de sous-gonflage de l'un des pneus s’est allumé. Rien de grave, me dis-je, juste une petite vérification et, en un coup de gonfleur, je pourrai tailler la route. Je prends alors la direction d'une station-"service" proche de mon domicile, sûr de trouver une borne de gonflage en libre-"service" (faut pas rêver ! Plus personne ne te propose de gonfler tes pneus, vérifier les niveaux ou laver ton pare-brise... Parlons en du "service" !). Mais j'ai beau chercher, rien ! Foin de gonfleur.

Je demande à un employé, un peu interloqué, seul présent sur site derrière la vitre blindée de sa cabine, et, dans l'hygiaphone, il me répond : « On n’en installe plus, monsieur, ce n’est pas rentable. » Pas rentable ? Gonfler les pneus de son véhicule après avoir rempli son réservoir ou rechargé ses batteries, un luxe ? Je repars en direction d'une deuxième station du même (très) grand réseau français, flambant neuve celle-ci, et étalant sous ses néons scintillants ses bornes de recharge électrique. Rebelote : pas de gonfleur. Après une nouvelle démarche auprès de la troisième station visitée (et tout ça, au beau milieu des encombrements de l'heure de pointe, évidemment...), je commence à m’agacer sérieusement. Trente minutes de route, trente minutes de temps perdu, trois stations-service, trois échecs. Je finis par comprendre que les bornes de gonflage sont devenues une espèce en voie de disparition. Décidément, les grands réseaux d'approvisionnement en énergie, à défaut d'en fournir, ne manquent pas d’air…

Et pourtant, il n’y a pas si longtemps, c’était un service basique, à disposition chez quasiment tous ceux qu'on appelait encore alors - ils n'étaient pas tous anciens flics, ni alcooliques, souviens toi de Coluche dans Tchao Pantin - des pompistes. On nous rabâche sans cesse l’importance de vérifier la pression des pneus, pour : économiser du carburant, réduire l’usure, éviter le risque d'éclatement, et même limiter les émissions de CO₂ ! Mais à quoi bon nous mettre en garde, si ces outils basiques et indispensables disparaissent ?

Résultat des courses, je suis reparti avec un voyant jaune au logotype inquiétant qui clignote toujours et une bonne dose d'agacement et de frustration. Comment en est-on arrivé là ? Dans une région comme la mienne, trouver une borne de gonflage est devenu un parcours du combattant (on me dit même qu'il existe désormais des applications d'aide à la recherche de stations de gonflage...). Les stations de distribution de carburant se transforment en mini supermarchés, on y trouve tout ce qu'on veut ou presque, mais les services essentiels à la bonne marche des véhicules automobiles, eux, disparaissent. Au nom de la rentabilité me dira-t-on, mais alors pourquoi ne pas mettre en place un système de stations de gonflage tarifée ? Plutôt que rien, je préfèrerais, de très loin, un service payant, mais garanti et accessible.

Feu mon père me disait, il y a près de trente ans, qu'un jour on en arriverait à vouloir nous vendre l'air qu'on respire. On en est pas encore là, mais il est désormais de plus en plus difficile de simplement trouver l'air comprimé nécessaire pour gonfler nos pneumatiques. Ça me gonfle ! Au propre comme au figuré. Si l’un ou l’autre des dirigeants de ces réseaux de vente de carburant me lit, voici un message simple : remettez des gonfleurs, ce n’est pas une option, c’est une nécessité.

dimanche 3 novembre 2024

Rien de banal

16 mars 1993

Il est un peu plus de vingt-trois heures lorsque j’entre, pour la première fois, aux Salons de l’Étoile, lieu bien connu des soirées parisiennes des années 90, à l’ambiance feutrée mais tout aussi vibrante que le fut en son temps le Bus Palladium. En franchissant le seuil, je croise des visages familiers de cette époque, des personnalités qui peuplent les nuits parisiennes, dissimulées derrière des sourires calculés, les vapeurs d'alcool, la fumée des cigarettes, des conversations chuchotées couvertes par une musique trop forte, des gueules enjolivées par la lumière tamisée. A l’entrée, j’ai été agréablement surpris de retrouver Bruno, le colosse qui fut longtemps en charge de la sécurité au Bus, qui semble, ce soir encore, prêt à parer à toute éventualité.

Puis, il arrive. Serge M. Sa silhouette est immédiatement reconnaissable : grand, brun, aux yeux clairs, d’allure élégante, imposant, même si son vrai pouvoir ne tient pas qu’à sa stature. Il est accompagné d’une cover girl originaire d'Europe de l'Est, qui deviendra célèbre, et qui arbore déjà le sourire froid et distant d'une future star des podiums, et de deux gardes du corps géorgiens, visages impassibles, concentrés, suivant chaque mouvement de leur patron avec une vigilance presque palpable. Ensemble, ils avancent comme un bloc compact, que l’on imagine indestructible. La R25 blindée est restée garée discrètement à l’extérieur, chauffeur au volant, moteur allumé, prête à partir s'il le fallait ; rappel du monde dangereux auquel l’homme d’affaires est désormais visiblement accoutumé. Et pourtant, je me souviens d’un autre Serge, celui que j’ai rencontré bien avant cette période de luxe et de précautions sécuritaires. C’est mon ami Michel qui nous avait présentés l’un à l’autre, avant même leur association au sein de la société d’import-export qu’ils créeraient quelques années plus tard, dans le sillage du commerce de matériel informatique occidental qu'ils avaient initié avec le jeune Mikhaïl Khodorkovski. Ayant fui l’ex-URSS au début des années 80, Serge était alors apatride, sans papiers ni logement, une âme en transit dans un Paris qui semblait tout à la fois pour lui un refuge et un entre-deux. À cette époque, il n’y avait ni duplex avenue Marceau, ni chalet à Gstaad, ni yacht sur la Riviera. J’étais alors intervenu pour l’aider à trouver un logement au sein du parc social de la ville de Paris, un endroit modeste mais stable où il pourrait poser ses valises quelques temps.

Retour à l’Étoile. L’atmosphère a changé dès qu’il est apparu; un silence respectueux s’est installé dans ce coin du salon où nous nous retrouvons atour d'une bouteille de Cristal de Roederer, immédiatement servie dès qu'il s'est installé. Certains chuchotent, d’autres feignent de l’ignorer, mais le magnétisme est là, qui opère. Il incarne ce mélange de charisme et de mystère, entre l’homme d’affaires et l’homme traqué. On sent qu’il évolue dans un monde où les mots comme « prudence » et « confiance » n’ont pas le même sens que pour la plupart des gens qui nous entourent.

Le contraste entre les souvenirs du jeune homme cultivé, polyglotte et peu disert, amateur d’échecs, fils d'un violoniste, fraichement arrivé de Moscou et celui que je retrouve ce soir aux Salons de l’Étoile est saisissant. L’habitude du luxe et de l'argent, du regard des autres, la manière d’ostentation indécente de nouveau riche de l'homme d'affaires qu’un quotidien français du soir a baptisé de « négociant en Perestroïka », les regards furtifs et les chuchotements des clients de la boîte sont bien loin de la discrétion du Serge au fort accent slave et au regard inquiet que j’avais connu au début. Il a gravi des échelons que je devine coûteux, et le mystère semble désormais faire partie de son personnage autant que son costume impeccablement taillé ou les bosses que font les pistolets Makarov qu’on devine dans la poche poitrine des anciens spetsnaz qui assurent sa sécurité, restés debout, à l’écart de notre table.

Qui étais-tu vraiment, Serge ?

Quelques semaines plus tard, en mai de la même année, une nouvelle invitation arrive. Serge me convie à une soirée sur son yacht, le Legend of Tintagel, ancré dans les eaux scintillantes de la Croisette à Cannes pour le Festival. Autre facette de ce personnage de roman : Il s’est inventé une nouvelle vie de producteur de cinéma dont le premier film devait raconter la vie aventureuse d'un surdoué des affaires en tous points lui ressemblant. Le 16 mai 1993, la ville est le cœur battant de l’industrie du cinéma, et le yacht de Serge, imposant et élégant, serait sans doute une scène parfaite pour de nouveaux échanges, des alliances, des projets, d’improbables rencontres. Et puis, Michel y va... Mais je ne serai pas là. Un nouveau chapitre de ma vie professionnelle m’attend ; le lundi 17 mai, je démarre un nouveau poste à l’Assemblée nationale. Je me passerai de Cannes cette année. Je souris en repensant à Serge et à ce monde parallèle, à ses cercles de business et de mystère, tout aussi impressionnants que les sphères du pouvoir et la campagne présidentielle française où je m’apprête à plonger, mais d’une manière bien différente.

22 novembre 1994

Ce soir de novembre, la nouvelle tombe. Serge M. est retrouvé assassiné, et la scène, à elle seule, semble sortie du scénario morbide d’un film noir. Il a été abattu d'une rafale d'arme automatique à travers la porte blindée de son luxueux appartement, situé au coeur du triangle d'or parisien ; une scène marquée par une violence froide et délibérée. L’image est choquante : l’homme, avec son allure de sphinx intouchable, toujours accompagné de gardes du corps - qui n'on pas eu le temps d'utiliser les armes dissimulées dans l'appartement -  a été victime d’un crime mystérieux, à peine concevable ; une rafale d'arme de guerre qui l'a littéralement coupé en deux. Premier décès imputable aux règlements de compte de la Mafia russe à Paris ou opération volontairement spectaculaire opérée par des services secrets au nom de la raison d'Etat ? Personne n’en saura jamais rien. Le temps était alors encore lointain où se développerait une véritable épidémie inexpliquée de morts violentes, souvent domestiques, et toujours suspectes, auxquelles nous ont, depuis lors, habitué les oligarques et les hommes d'affaires russes...

Les spéculations se multiplient. Qui pouvait en vouloir à cet homme au point de braver la sécurité d’un appartement des beaux quartiers, cossu et, qui plus est, réputé inaccessible et fortement protégé ? Quels secrets, enfouis dans ses affaires et ses réseaux, ont conduit Serge M. à une fin aussi dramatique ? Je repense à cette nuit aux Salons de l’Étoile. Personne ne pouvait alors imaginer que cette figure imposante finirait ainsi, emportée par les ombres d’un passé peut-être trop lourd, trop complexe, trop tragique. Pourtant, quand on y pense, qui d’entre mes amis et relations d’alors se baladait en voiture blindée, avec des gardes du corps armés jusqu'aux dents qui avaient fait leurs classes dans des unités d'élite en Afghanistan ? Rien de banal, en vérité.

Trente ans plus tard, le fantôme de Serge hante encore les esprits de ceux qui l’ont croisé. Ce meurtre laisse une étrange sensation d’inachevé, de vérité que nul ne parviendra jamais vraiment à saisir, un mystère de plus dans le Paris des années 90, où pouvoir et danger se mêlaient, sans parfois que nous n’en ayons vraiment conscience. Pourtant, rien de tout ça n'était banal.

vendredi 1 novembre 2024

Rien, craindre, rien désirer, rien déplorer

“Notre vie est ce qu'en font nos pensées”
Marc Aurèle


Rien craindre, rien désirer, rien déplorer : ces trois maximes inspirées des pensées de Marc Aurèle sonnent comme une invitation à repenser notre rapport à la vie. Dans un monde où tout va vite et où l’on est sans cesse sollicité, elles nous offrent un espace de recul, un moment de réflexion sur ce qui, finalement, compte vraiment. En revisitant quelques anecdotes tirées de mes expériences personnelles, ces principes prennent une couleur plus vivante, parfois amusante, et s’ancrent dans notre quotidien.

Ne rien craindre


Ne rien craindre, c’est accepter que la vie est par essence incertaine. Prendre la parole devant un groupe de cadres dirigeants ou mener une séance de coaching avec un client qui accède à de grandes responsabilités, comme récemment avec le directeur exécutif d'un grand groupe multinational, exige de composer avec l’imprévu. Parfois, malgré toute la préparation, le contexte nous échappe. Je me souviens de ce jour où, étant à l'époque directeur général d'une grande organisation, alors même que j'allais introduire un séminaire stratégique où il allait être question de prévision et de maîtrise, un soudain et violent orage, comme seul les cieux tropicaux en ont le secret, s’est abattu sur le site, rendant la connexion totalement instable et plongeant la salle dans l’obscurité la plus totale. Bel exemple d'imprévu.

Face à ces situations, il est tentant de craindre le pire, d’imaginer l’effet désastreux sur notre audience. Mais comme le rappelle ce principe stoïcien, "ne rien craindre" signifie avancer en toute humilité. Après tout, l'essentiel n'est pas dans la perfection de chaque détail, ni dans la maîtrise de situations qui, par essence, nous échappent, mais dans la capacité à improviser et à savoir répondre avec humanité. Ce jour-là, entre sourires et quelques blagues pour détendre l’atmosphère, nous avons rapidement repris le fil de notre programme. Le résultat fut même meilleur qu'espéré : ce petit évènement météorologique avait parfaitement illustré l'impossibilité de tout prévoir, même et surtout l'imprévisible.

Ne rien désirer


La tentation du "toujours plus" est l’une des principales sources de stress de notre époque. Que ce soit sur les réseaux sociaux, où le nombre de "likes" et de "followers" devient un étalon de réussite et l'expression même du succès, ou dans des projets professionnels, où l’on aspire constamment à l’optimisation de la "performance", le désir s’invite souvent sans être sollicité. Sur les pages de ce blog, tu le sais cher lecteur fidèle, il m'est plus d'une fois arrivé d'écrire sur ces petites choses du quotidien qui m’inspirent et que je relate avec satisfaction. Bien sûr, il est gratifiant de voir le compteur de visiteurs augmenter, de recevoir des retours et des commentaires encourageants, mais il arrive un moment où l’on réalise que le plaisir réside dans l’acte lui-même, voir dans la seule idée de l'acte, et non dans l’ambition de devenir "plus grand", "plus visible", "plus fort"...

Ce principe s’applique aussi dans ma pratique de coach. Un jour, lors d’un atelier de coaching collectif, un participant m’a confié, mi-sérieux mi-amusé, qu’il avait du mal à ne pas se comparer aux autres, à vouloir sans cesse atteindre une image idéalisée de lui-même, à vouloir, en tout, être "le" meilleur, mais que, loin de le rendre heureux, cela suscitait souvent en lui une forme d'insatisfaction qui le mettait mal à l'aise. Je lui ai alors rappelé que Lacan avait constaté dès 1960 l’"impuissance toujours plus grande de l’homme à rejoindre son propre désir", et, que même les objectifs les plus inspirants pouvaient devenir des sources d’angoisse si on oubliait d’apprécier aussi le chemin parcouru. Ainsi, en s'attachant à moins désirer, nous nous reconnectons à ce qui est, à la beauté de ce que nous avons déjà, sans être happé par la quête d’un "ailleurs" qui reste toujours insaisissable et n'est souvent qu'à la source d'une nouvelle frustration.

Ne rien déplorer


Enfin, "ne rien déplorer" nous apprend à ne pas être prisonnier du passé. Ce n’est pas nier nos échecs, ni minimiser nos erreurs, mais les accepter comme des éléments pleinement constitutifs de notre parcours. J’ai consacré de nombreuses années à construire une carrière riche de défis et d’apprentissages, des restructurations d’entreprises aux missions de médiation en passant par des transitions organisationnelles ou l'accompagnement de personnalités de premier plan. Des succès, il y en a eu, mais aussi, sans aucun doute, des échecs liés à des choix que j’aurais pu faire différemment.

Un jour, un de mes clients, en plein questionnement professionnel, m’a confié qu’il regrettait un poste qu’il avait refusé des années auparavant. En l’écoutant, je me suis souvenu de décisions similaires que j’avais pu prendre, des bifurcations qu'il m'était même arrivé de regretter peut-être autrefois. Pourtant, aujourd’hui, ces choix me semblent clairs, porteurs de sens. En adoptant une attitude stoïcienne face à ces regrets, on peut transformer ces épisodes passés en sources de résilience et d’enseignement. Rien ne sert de déplorer ce que nous avons vécu, car chaque expérience, même douloureuse, forge notre chemin et contribue à notre évolution.

Ainsi, "rien craindre, rien désirer, rien déplorer" peut fournir le socle à un véritable guide de vie, une invitation à poser sur chaque événement un regard apaisé et lucide. En adoptant cette perspective, nous nous ouvrons à une vie plus harmonieuse, où les défis sont accueillis sans anxiété, où les aspirations restent mesurées, et où le passé est source d’apprentissage plutôt que de regret.

Ces trois principes, appliqués au quotidien, deviennent plus que de simples maximes philosophiques : ils forment un cadre de pensée pour avancer, sans se laisser piéger par les aléas de l’existence. "Ne rien craindre" nous libère de l'illusion de tout maîtriser et nous pousse à agir malgré les incertitudes, en nous libérant de toute source d'anxiété. "Ne rien désirer" nous ramène à ce qui compte, sans se perdre dans une quête illusoire de perfection, ni risque d'entretenir nos frustration. Enfin, "ne rien déplorer" nous permet d’intégrer nos expériences passées sans en faire des boulets ni des sources de culpabilité, mais au contraire de les utiliser comme des leviers de transformation.

Plutôt que de chercher des réponses définitives ou des solutions parfaites, cette approche nous recentre sur l'essentiel : vivre en ajustant notre regard et notre rapport aux événements. La vie ne s’adapte pas à nos envies, et c’est à nous de trouver l’équilibre entre ce qui est et ce que nous voulons. Ces principes, loin de promettre la paix ou la félicité, nous offrent un cap : avancer, un pas après l'autre, avec l’authenticité et l'ancrage de celui qui sait que les choses n’auront jamais besoin d’être idéales pour être pleinement vécues et que c'est le regard que nous portons sur elles qui nous permettra de mieux appréhender le monde dans lequel nous vivons.

vendredi 11 octobre 2024

Rien ne tue l'ennui

"Au commencement était l'émotion"
Louis-Ferdinand Céline

J’assistais, il y a peu, aux obsèques de la mère d’une amie très chère. La tristesse qui se dégageait de cette cérémonie était palpable et les pleurs du veuf, terriblement éploré, simplement déchirants. Impossible de rester insensible ou de tenir à distance l’émotion qui, tout soudain, a déferlé et que j’ai laissé s’installer ; manière, toute empreinte d'empathie sincère, de partager davantage encore la peine de ceux qui étaient les premiers concernés. Dans notre quotidien, les émotions surgissent sans qu’on y prenne garde. Elles sont parfois très puissantes et, le plus souvent, ne se prêtent guère à une analyse rationnelle. Face à la perte d’un être cher, vos amis, cherchant à vous consoler, vous diront que "le temps fait son œuvre et guérit toutes les blessures" ou que "les souffrances de la personne défunte ont pris fin", mais ces paroles rationnelles n'atténueront pas votre tristesse. Cette émotion liée à l'attachement et au vide laissé par la disparition de l'être aimé ne peut pas être simplement effacée par des arguments logiques.

A l’opposé, la joie, elle aussi, défie souvent la rationalité. On peut ressentir une joie immense en recevant un simple petit compliment, sincère ou pas d’ailleurs, ou en retrouvant un objet sans autre importance que la valeur sentimentale qu'on y attache et qu’on croyait avoir perdu. Cette émotion est une réaction spontanée, une réponse à une situation qui résonne profondément en nous. On n’a pas besoin de justifications logiques pour ressentir cette joie ; elle est immédiate et authentique.

Attachons nous, si tu veux bien, à une autre émotion : la peur. Il a dû t’arriver, ami lecteur, en marchant seul, le soir, dans une ruelle sombre et inconnue, qu’en entendant des pas derrière toi, une peur viscérale, bleue, irrépressible, t’envahisse. De celle qui te donne envie de prendre tes jambes à ton cou, de fuir. Notre cerveau rationnel peut analyser la situation, mais cette peur ne disparaîtra pas simplement parce que la probabilité d’un danger réel est très faible. L'émotion persiste parce qu'elle est déclenchée par des mécanismes plus profonds, liés à notre instinct primaire, notre instinct de survie.

La colère nous fournit aussi un autre bon exemple d'émotion qui peut nous égarer. Supposons que, alors que tu es au volant, un autre automobiliste te fasse une queue de poisson ou même qu'un cycliste te coupe la route de manière imprudente alors que tu t'engageais au feu vert sur une intersection. Je suis certain qu’il t’est alors arrivé de ressentir une colère violente, intense, même si, rationnellement, tu sais que s'énerver ne changera rien à la situation. Cette colère est une réaction émotionnelle à une perception d'injustice ou de danger.

Prenons enfin le cas de l'ennui, une émotion particulière qui semble défier toute tentative de rationalisation. Rien ne tue l'ennui, car il ne s'agit pas seulement du fruit d'une absence d'activité mais bien d'un état d'esprit profondément enraciné. On peut essayer de se distraire avec des activités diverses, mais l'ennui est là qui persiste, reflétant peut-être un besoin plus profond de sens ou de connexion. Là encore, essayer de tuer l'ennui par des moyens rationnels échoue souvent, car l'émotion elle-même obéit à des ressorts que l’on ne peut facilement expliquer.

Nos émotions ne sont pas simplement des réactions logiques à des événements ou à des sollicitations de notre environnement. Elles nous apparaissent souvent irrationnelles car elles obéissent à une logique inconsciente qui, par essence, nous échappe. Elles se fondent sur des expériences passées, des « vécus », des instincts, des déclencheurs subconscients et, parfois, le retour du refoulé. Essayer de les dissiper uniquement à l’aide d’arguments rationnels est le plus souvent totalement inefficace. C’est pourquoi il est important d’apprendre à reconnaître et à accepter nos émotions, plutôt que de chercher à les ignorer, à les refouler, à les nier.

Au lieu de vouloir consoler quelqu'un qui est triste en lui faisant miroiter que "tout ira mieux bientôt", il peut être plus utile de simplement être présent, à ses côtés, et de reconnaître sa douleur. Dire à une personne en colère de "se calmer" est rarement efficace ; il est souvent plus constructif de reconnaître la frustration qui est cause de son ire et de chercher à comprendre ce qui l’a provoquée. Et face à l'ennui, au lieu de chercher à l'éliminer par des distractions superficielles, il peut être plus sage de l'explorer, de comprendre ce qu'il révèle sur nos désirs et nos besoins non satisfaits. Comme l'a écrit Oscar Wilde, "l'émotion nous égare, c'est son principal mérite".

En acceptant que les émotions sont une part essentielle de notre expérience humaine, nous pouvons mieux les gérer et aider les autres à faire de même. Plutôt que d’essayer de rationaliser chaque émotion, nous devrions apprendre à les écouter, à les comprendre et à les intégrer dans notre vie de manière saine et constructive, même si, d'expérience, je sais que rien ne tue l’ennui ; pas même nourrir les pages d’un blog…