samedi 18 janvier 2025

Serait-il préférable que rien n'existe ?

 

Serait-il vraiment préférable que rien n’existe ? Cette interrogation, à première vue déconcertante, m’a traversé récemment l’esprit à plusieurs reprises, notamment en observant les bouleversements de l’actualité et la prolifération incessante de fausses informations véhiculées par le Net. Cher lecteur, tu le sais, sur le blog des petits riens, j’aime m’attarder sur ces questionnements philosophiques qui surgissent au détour du quotidien. Ce sont parfois ces infimes détails – ces fameux « petits riens » – qui agissent comme des portes d’accès à des réflexions plus profondes. Alors, entre l’étonnement que suscite la question et la portée quasi vertigineuse de son contenu, je t’invite à plonger avec moi dans cette exploration : serait-il vraiment mieux que rien n’existe ?

Pour comprendre la radicalité de ce « rien », il me semble essentiel de se tourner vers la pensée de Spinoza. Chez lui, chaque être est animé par ce qu’il appelle le « conatus », c’est-à-dire un élan vital, une force intrinsèque qui nous pousse à persévérer dans notre être. Le simple fait d’imaginer l’univers vidé de toute substance, de toute existence, revient à nier cette pulsion fondatrice. Nous perdrions alors l’étincelle de vie qui, au-delà de l’instinct de survie, nous oriente vers la recherche de la joie et de la connaissance. Spinoza nous rappelle que l’existence n’est pas un fait figé, mais un processus continu d’expansion et de compréhension. À travers sa philosophie, il nous invite à considérer que la vérité ne surgit pas telle une illumination soudaine : elle se construit progressivement, patiemment, au gré de la raison et de l’échange argumenté.

Or, si l’on regarde le monde contemporain, force est de constater que le conatus spinoziste semble constamment mis à l’épreuve. Nous vivons à une époque où les « opinions » se substituent parfois aux faits établis, où le sensationnalisme se fait plus audible que l’analyse réfléchie. La propagation de fake news, ces fausses informations colportées sur toute la planète à la vitesse de la lumière sur les réseaux sociaux, brouille nos repères et crée parfois un profond sentiment d’impuissance. Il est facile, face à ce déluge d’informations contradictoires, de sombrer dans le désenchantement et de se demander si, finalement, il ne vaudrait pas mieux que rien ne soit. Mais Spinoza, à l’inverse, nous exhorterait à renouer avec notre pouvoir de compréhension et d’action. Loin d’être un luxe réservé à quelques érudits, l’effort rationnel est à la portée de chacun de nous : il consiste à mettre en doute, examiner et recouper ce qui nous parvient, afin de forger une connaissance plus solide, plus partagée.

Cette exigence de lucidité ne doit cependant pas nous faire oublier l’autre, c’est-à-dire la dimension relationnelle de notre existence. Appelons en maintenant, si tu veux bien, à la philosophie d'Emmanuel Levinas, en recentrant le débat sur la question éthique. Pour Levinas, l’existence n’est pas seulement un état de fait : elle est un appel émanant d’autrui. Le visage de l’autre m’interpelle, me confronte à ma propre responsabilité, et me rappelle que je ne me définis pas seul. Il y a dans cette rencontre un appel à la transcendance, au dépassement de soi. Si plus rien n’existait, nous serions certes débarrassés de toutes les controverses politiques ou médiatiques. Plus de polémiques stériles sur Internet, plus d'affrontements houleux autour du fact-checking… Mais nous perdrions simultanément la possibilité de rencontrer autrui, d’entendre sa voix singulière, d’entrer dans ce face-à-face qui m’oblige à répondre à ses besoins et à sa soif de vérité. Exister, comme le dirait Levinas, c’est déjà répondre : répondre aux questions qui me sont adressées, répondre aussi à la souffrance qui se manifeste, et parfois même répondre aux dérives de la désinformation.

Dans ce contexte, le fact-checking apparaît non pas comme un simple gadget technique, mais comme un outil crucial pour préserver la qualité du lien social. Recouper les faits, vérifier les sources, clarifier les contextes : autant de « petits riens », souvent perçus comme fastidieux ou insignifiants, qui peuvent pourtant faire toute la différence. Ces gestes minutieux, presque invisibles, permettent de retisser la confiance dans un espace public fragilisé par la suspicion et le doute. Et c’est peut-être là que se cache l’enjeu principal : en réhabilitant la parole exacte, en prenant soin de sa fiabilité, nous faisons œuvre de respect mutuel. Dans un monde où le mensonge peut se répandre à la vitesse d’un clic, il n’est pas exagéré de dire que s’efforcer d’établir et de partager la vérité s’apparente à un acte de résistance.

Mais alors, pourquoi toutes ces réflexions nous amèneraient elles à conclure qu’il ne vaut pas mieux que rien n’existe ? Tout simplement parce que, dans l’existence, même troublée par la confusion des faits et la multiplication des opinions trompeuses, persiste une potentialité créatrice : celle d’une véritable rencontre, d’une élaboration commune de sens , d’une joie partagée. Spinoza nous apprend qu’en comprenant mieux le monde, nous accroissons notre puissance d’agir et notre joie. Levinas nous rappelle que dans cette aventure, l’autre est toujours présent, et qu’il vient exiger de nous une réponse éthique. Sans existence, cette éthique disparaîtrait, emportant avec elle la possibilité de toute relation et de toute transcendance.

Bien sûr, je ne sous-estime pas la tentation nihiliste. Parfois, la complexité du réel et la lassitude face aux innombrables dérives médiatiques peuvent faire naître un sentiment de désespoir, voire un désir de fuite. Il m’arrive moi-même de me surprendre à rêver d’un silence absolu, d’un monde sans disputes ni dissonances. Pourtant, je ne peux m’empêcher de penser qu’en perdant ces voix multiples, en perdant ce grondement permanent de la vie, nous perdrions aussi ce qui la rend si précieuse : l’élan vital, la possibilité d’apprendre, la responsabilité envers autrui, le plaisir de saisir un fragment de vérité au milieu du chaos.

En fin de compte, souhaiter la non-existence reviendrait donc à renoncer à notre humanité. Cette tension entre la nécessité d’examiner le réel et la responsabilité que, en tant qu’être social, j’ai envers l’autre est au cœur même de ce que signifie « être ». Notre quête de sincérité et de sens n’est pas un long fleuve tranquille, elle est jalonnée de zones d’ombre et de tromperies, de combats pour la vérité et de remises en question incessantes. Mais ces « petits riens » du quotidien, qui paraissent parfois insignifiants, sont précisément les occasions de redonner chair à l’existence : un fait vérifié, une conversation honnête, un geste d’entraide, un regard bienveillant.

Voilà pourquoi, à mes yeux, il est infiniment plus enrichissant de se confronter à la complexité du réel que de la fuir. Nous avons tout à gagner à honorer ce conatus spinoziste qui nous pousse à nous élever par la connaissance, et à répondre à l’injonction éthique lévinassienne qui nous rappelle que nous ne sommes pas seuls. L’existence, malgré ses épreuves et ses imperfections, est porteuse de promesses. En y veillant ensemble, en tissant des liens de confiance et en veillant à ce que la recherche de la vérité demeure notre boussole commune, nous découvrons un sens qui dépasse la simple somme de nos individualités.

Ainsi, en cette époque troublée, il me paraît plus que jamais nécessaire de défendre l’existence - et d’y veiller avec soin, jusque dans les plus infimes détails - des petits riens. Parce que dans ces « petits riens » se loge l’essence même de notre humanité, de notre pouvoir d’agir, et de notre responsabilité les uns envers les autres. En définitive, souhaiter la non-existence de tout reviendrait à renoncer à ce qui fait de nous des êtres spirituels : l’élan vital cher à Spinoza et l’exigence éthique de Levinas. À mes yeux, et j’espère aux tiens aussi, il est infiniment plus enrichissant de se confronter à la complexité du réel que de la fuir. Parce que c’est en cela que réside peut-être la promesse d’un monde où, si chacun pourra toujours librement exprimer son point de vue dans le respect de la parole de l’autre, la recherche de la vérité demeurera notre boussole commune et partagée.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire