Ami lecteur, n'as-tu pas, comme moi, parfois l’impression que nous avons tous été plongés dans une gigantesque expérience sociale sans avoir signé le moindre formulaire de consentement ? Où nous agirions un peu comme des cobayes coincés dans un labyrinthe où chaque issue est une impasse, mais où il est strictement interdit de réfléchir pour chercher une porte de sortie. Nous vivons désormais dans une époque dite "post-moderne" où avoir raison est devenu un concept flou, adaptable à la convenance de chacun. Plus besoin de démonstration, plus besoin d’arguments solides, plus besoin de faits vérifiables. Il suffit d’affirmer, de répéter et, surtout, de façon péremptoire, en faisant beaucoup de bruit. Plus c’est fort, plus c’est vrai! Et gare à ceux qui osent contester la vérité du moment : ils seront aussitôt cloués au pilori numérique sous un flot de hashtags assassins.
Dans cet univers parallèle où la rigueur intellectuelle est devenu un luxe ringard, la moindre information est sujette à un remix instantané. Un détail dérange ? On le coupe. Un fait historique contredit une belle indignation ? On le jette. Une citation ne va pas dans le bon sens ? On l’arrange. Une image gêne ? On la retouche. Et hop, une toute nouvelle vérité dite « alternative » succède à la réalité.
Pour mieux naviguer dans cette époque fascinante, voici quelques définitions revisitées, à la sauce post-vérité :
• Doute : Preuve irréfutable que vous êtes un suppôt du système (sauf si ce doute va dans le bon sens, celui de la doxa ambiante, bien entendu).
• Fait : Concept optionnel, utilisé uniquement s’il permet de conforter une opinion préexistante, et si possible sans aucun fondement critique.
• Esprit critique : Terme désuet, souvent confondu avec “remettre en cause tout ce qui me dérange”.
• Débat : Pratique frappée d'obsolescence remplacée par l’art d’invectiver sans écouter.
• Raisonnement : Acte suspect qui vous classe automatiquement dans la catégorie des « élites déconnectées ».
• Vérité : Notion à géométrie variable, livrée en kit par les algorithmes et personnalisable selon l’humeur et le besoin du jour.
C’est à croire que nous avons assisté, sans même nous en rendre compte, à la naissance d’une nouvelle langue officielle. Oui, une novlangue, comme dans 1984, mais en plus festif. Parce que là où Orwell imaginait une oppression brutale et visible, nous avons inventé, bien caché sous des oripeaux aux allures ludiques adaptés à l'homo festivus contemporain décrit par Philippe Muray, un système bien plus sournois : l’auto-flicage de la pensée. On ne nous force plus à penser d’une certaine façon - non! Nous le faisons nous-mêmes, avec enthousiasme, armés de certitudes renforcées par les "informations" qu'orientent vers nous sur internet des algorithmes sans conscience ni émotion, et le souverain mépris du sachant pour ceux qui osent encore douter et réfléchir.
Le plus beau, dans cette immense théatre de faux-semblants, c’est que tout le monde joue son rôle à la perfection. Les marchands de vérités prémâchées nous bombardent de concepts frelatés et de dogmes relookés, adaptés à une consommation avide et rapide et, dans le même temps, ayant abandonné tout esprit critique, trop nombreux sont les médias qui se contentent le plus souvent d’être des caisses de résonance, transformant l’information en un spectacle permanent où l’émotion l’emporte sur l'analyse et la réflexion.
Et nous, pauvres spectateurs, nous scannons frénétiquement nos écrans, à la recherche de notre dose quotidienne de révolte préfabriquée. Il faut avoir un avis. Tout de suite. Partout, sur tout ! Et il doit être tranché. Sinon, on est vite suspecté d'une forme de mol déviationnisme de la pensée. On ne cherche plus à comprendre : on choisit son camp. Il y a les bons et les méchants, les éveillés et les endormis, ceux qui savent et les naïfs. Nuancer, c’est capituler. Prendre du recul, c’est tromper. Douter, c’est trahir. L’essentiel n’est pas de savoir, mais d’affirmer qu’on sait !
Retour vers la lumière ?
À l’heure où certains des plus grands dirigeants mondiaux jouent aux échecs avec des vies humaines, il est tentant de sombrer dans le cynisme. Les récentes manœuvres politiques, où l’on voit un président américain fraîchement élu converser tranquillement avec un autocrate russe, laissent perplexes ceux qui croyaient encore en une diplomatie fondée sur des principes. Les Européens se retrouvent marginalisés et divisés sur la stratégie à adopter, tandis que des décisions qui intéressent au premier chef notre continent, se prennent aujourd'hui sans eux.
Alors que faire ? Devons nous, face à cette cacophonie géopolitique, capituler ? Accepter que la vérité soit constamment réécrite par ceux qui crient le plus fort ? Ou bien est-il temps de raviver notre esprit critique, de questionner les narratifs trop simplistes et de refuser les vérités préfabriquées ?
Peut-être que tout n’est pas perdu. Peut-être reste-t-il encore quelques individus prêts à défendre la complexité du réel, à s’opposer aux raccourcis intellectuels et à exiger une information rigoureuse, sourcée et vérifiée. Car si nous abandonnons cette quête, nous risquons de nous réveiller un jour dans un monde où l’on nous dira, sans sourciller, que 2 + 2 = 5, et où nous l’accepterons docilement. Le temps sera alors venu pour nous, comme dans le roman 1984 de George Orwell, de répéter comme un mantra le slogan de Big Brother : « La guerre, c'est la paix. La liberté, c'est l'esclavage. L'ignorance, c'est la force. » Il n'y aura plus rien à démontrer.
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