16 mars 1993
Il est un peu plus de vingt-trois heures lorsque j’entre, pour la première fois, aux Salons de l’Étoile, lieu bien connu des soirées parisiennes des années 90, à l’ambiance feutrée mais tout aussi vibrante que le fut en son temps le Bus Palladium. En franchissant le seuil, je croise des visages familiers de cette époque, des personnalités qui peuplent les nuits parisiennes, dissimulées derrière des sourires calculés, les vapeurs d'alcool, la fumée des cigarettes, des conversations chuchotées couvertes par une musique trop forte, des gueules enjolivées par la lumière tamisée. A l’entrée, j’ai été agréablement surpris de retrouver Bruno, le colosse qui fut longtemps en charge de la sécurité au Bus, qui semble, ce soir encore, prêt à parer à toute éventualité.
Puis, il arrive. Serge M. Sa silhouette est immédiatement reconnaissable : grand, brun, aux yeux clairs, d’allure élégante, imposant, même si son vrai pouvoir ne tient pas qu’à sa stature. Il est accompagné d’une cover girl originaire d'Europe de l'Est, qui deviendra célèbre, et qui arbore déjà le sourire froid et distant d'une future star des podiums, et de deux gardes du corps géorgiens, visages impassibles, concentrés, suivant chaque mouvement de leur patron avec une vigilance presque palpable. Ensemble, ils avancent comme un bloc compact, que l’on imagine indestructible. La R25 blindée est restée garée discrètement à l’extérieur, chauffeur au volant, moteur allumé, prête à partir s'il le fallait ; rappel du monde dangereux auquel l’homme d’affaires est désormais visiblement accoutumé. Et pourtant, je me souviens d’un autre Serge, celui que j’ai rencontré bien avant cette période de luxe et de précautions sécuritaires. C’est mon ami Michel qui nous avait présentés l’un à l’autre, avant même leur association au sein de la société d’import-export qu’ils créeraient quelques années plus tard, dans le sillage du commerce de matériel informatique occidental qu'ils avaient initié avec le jeune Mikhaïl Khodorkovski. Ayant fui l’ex-URSS au début des années 80, Serge était alors apatride, sans papiers ni logement, une âme en transit dans un Paris qui semblait tout à la fois pour lui un refuge et un entre-deux. À cette époque, il n’y avait ni duplex avenue Marceau, ni chalet à Gstaad, ni yacht sur la Riviera. J’étais alors intervenu pour l’aider à trouver un logement au sein du parc social de la ville de Paris, un endroit modeste mais stable où il pourrait poser ses valises quelques temps.
Retour à l’Étoile. L’atmosphère a changé dès qu’il est apparu; un silence respectueux s’est installé dans ce coin du salon où nous nous retrouvons atour d'une bouteille de Cristal de Roederer, immédiatement servie dès qu'il s'est installé. Certains chuchotent, d’autres feignent de l’ignorer, mais le magnétisme est là, qui opère. Il incarne ce mélange de charisme et de mystère, entre l’homme d’affaires et l’homme traqué. On sent qu’il évolue dans un monde où les mots comme « prudence » et « confiance » n’ont pas le même sens que pour la plupart des gens qui nous entourent.
Le contraste entre les souvenirs du jeune homme cultivé, polyglotte et peu disert, amateur d’échecs, fils d'un violoniste, fraichement arrivé de Moscou et celui que je retrouve ce soir aux Salons de l’Étoile est saisissant. L’habitude du luxe et de l'argent, du regard des autres, la manière d’ostentation indécente de nouveau riche de l'homme d'affaires qu’un quotidien français du soir a baptisé de « négociant en Perestroïka », les regards furtifs et les chuchotements des clients de la boîte sont bien loin de la discrétion du Serge au fort accent slave et au regard inquiet que j’avais connu au début. Il a gravi des échelons que je devine coûteux, et le mystère semble désormais faire partie de son personnage autant que son costume impeccablement taillé ou les bosses que font les pistolets Makarov qu’on devine dans la poche poitrine des anciens spetsnaz qui assurent sa sécurité, restés debout, à l’écart de notre table.
Qui étais-tu vraiment, Serge ?
Quelques semaines plus tard, en mai de la même année, une nouvelle invitation arrive. Serge me convie à une soirée sur son yacht, le Legend of Tintagel, ancré dans les eaux scintillantes de la Croisette à Cannes pour le Festival. Autre facette de ce personnage de roman : Il s’est inventé une nouvelle vie de producteur de cinéma dont le premier film devait raconter la vie aventureuse d'un surdoué des affaires en tous points lui ressemblant. Le 16 mai 1993, la ville est le cœur battant de l’industrie du cinéma, et le yacht de Serge, imposant et élégant, serait sans doute une scène parfaite pour de nouveaux échanges, des alliances, des projets, d’improbables rencontres. Et puis, Michel y va... Mais je ne serai pas là. Un nouveau chapitre de ma vie professionnelle m’attend ; le lundi 17 mai, je démarre un nouveau poste à l’Assemblée nationale. Je me passerai de Cannes cette année. Je souris en repensant à Serge et à ce monde parallèle, à ses cercles de business et de mystère, tout aussi impressionnants que les sphères du pouvoir et la campagne présidentielle française où je m’apprête à plonger, mais d’une manière bien différente.
22 novembre 1994
Ce soir de novembre, la nouvelle tombe. Serge M. est retrouvé assassiné, et la scène, à elle seule, semble sortie du scénario morbide d’un film noir. Il a été abattu d'une rafale d'arme automatique à travers la porte blindée de son luxueux appartement, situé au coeur du triangle d'or parisien ; une scène marquée par une violence froide et délibérée. L’image est choquante : l’homme, avec son allure de sphinx intouchable, toujours accompagné de gardes du corps - qui n'on pas eu le temps d'utiliser les armes dissimulées dans l'appartement - a été victime d’un crime mystérieux, à peine concevable ; une rafale d'arme de guerre qui l'a littéralement coupé en deux. Premier décès imputable aux règlements de compte de la Mafia russe à Paris ou opération volontairement spectaculaire opérée par des services secrets au nom de la raison d'Etat ? Personne n’en saura jamais rien. Le temps était alors encore lointain où se développerait une véritable épidémie inexpliquée de morts violentes, souvent domestiques, et toujours suspectes, auxquelles nous ont, depuis lors, habitué les oligarques et les hommes d'affaires russes...
Les spéculations se multiplient. Qui pouvait en vouloir à cet homme au point de braver la sécurité d’un appartement des beaux quartiers, cossu et, qui plus est, réputé inaccessible et fortement protégé ? Quels secrets, enfouis dans ses affaires et ses réseaux, ont conduit Serge M. à une fin aussi dramatique ? Je repense à cette nuit aux Salons de l’Étoile. Personne ne pouvait alors imaginer que cette figure imposante finirait ainsi, emportée par les ombres d’un passé peut-être trop lourd, trop complexe, trop tragique. Pourtant, quand on y pense, qui d’entre mes amis et relations d’alors se baladait en voiture blindée, avec des gardes du corps armés jusqu'aux dents qui avaient fait leurs classes dans des unités d'élite en Afghanistan ? Rien de banal, en vérité.
Trente ans plus tard, le fantôme de Serge hante encore les esprits de ceux qui l’ont croisé. Ce meurtre laisse une étrange sensation d’inachevé, de vérité que nul ne parviendra jamais vraiment à saisir, un mystère de plus dans le Paris des années 90, où pouvoir et danger se mêlaient, sans parfois que nous n’en ayons vraiment conscience. Pourtant, rien de tout ça n'était banal.
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