jeudi 21 novembre 2024

Ils ne comprennent rien

Il est 7h37, l’heure où le métro parisien devient une chorégraphie désordonnée de corps pressés et de regards fuyants. Ligne 7, direction La Courneuve. Je suis dans la rame depuis quelques stations, entouré d’une foule au visage familier composée d'inconnus. Au Kremlin-Bicêtre, les portes se referment, et nous plongeons dans le long tunnel qui mène à Maison Blanche. Rien d’inhabituel, jusqu’à ce que le temps paraisse se distendre.

Au bout de dix minutes, une pensée désagréable surgit : C’est anormalement long. La vitesse semble avoir augmenté. Les parois du tunnel, que je devine derrière les vitres, défilent plus vite. Les visages autour de moi se figent. Quelqu’un tente un sourire rassurant, certains fredonnent pour se donner une constance, d'autres prient, un bébé hurle, l’angoisse est contagieuse.

Je sors mon smartphone. Pas pour regarder les réseaux sociaux, ni les statistiques de mon blog, non. Cette fois, c’est sérieux. Je veux appeler… qui ? Les pompiers ? La RATP ? Véronique ? un ami ? Mais il n’y a aucun réseau. Une barre rouge me nargue. Je regarde ma montre. Vingt minutes. La station Maison Blanche aurait dû apparaître depuis longtemps, mais le train fonce, imperturbable, comme s’il ignorait les lois du monde extérieur.

Autour de moi, le silence s'est fait pesant. Les passagers échangent des regards lourds de questions silencieuses. Le claquement des rails, d’habitude rythmé, devient oppressant, une menace sourde. Un enfant serre la main de sa mère, un étudiant fixe l’écran noir de son téléphone, un vieux pleure. La vitesse semble encore augmenter.

Et si… ? Non, impossible. Nous sommes en sécurité, n’est-ce pas ? Les métros ne s’égarent pas. Ils s’arrêtent toujours, tôt ou tard. Mais une voix intérieure chuchote autre chose, une peur primitive que je n’ose formuler : Et si nous étions ailleurs ? Et si cette rame ne s’arrêtait jamais ?

Dans ce tunnel sans fin, le temps se dilue. Les pensées deviennent floues, presque irréelles. Et pourtant, nous sommes encore là, figés dans l’attente, à scruter l’obscurité, espérant une issue qui tarde à venir.

Soudain, une lumière. Un soulagement. Le bout du tunnel ! Enfin. Le métro ralentit, les freins crissent, et je me lève, prêt à descendre à Maison Blanche. Mais lorsque les portes s’ouvrent, la stupeur m’envahit. Rien ici ne ressemble à Paris. Pas de carrelage blanc, ni de panneau "Sortie". À la place, des enseignes lumineuses en kanjis, des néons colorés, une horloge digitale qui indique 15h40 et des annonces diffusées dans une langue inconnue. Du japonais ! Je ne rêve pas : nous sommes à Tokyo.

Les autres passagers sont aussi déboussolés que moi. Quelques-uns échafaudaient à voix basse, dans le tunnel, des hypothèses farfelues sur une faille spatio-temporelle. Maintenant, ces murmures laissent place à des cris, des exclamations, et une panique physique. Comme un seul homme, les 500 âmes entassées dans la rame se précipitent sur le quai. Nous voilà, parisiens perdus, au milieu de Tokyoïtes médusés, certains immortalisant la scène sur leurs smartphones, d'autres cherchant un agent pour comprendre ce qui se passe.

Mais pour nous, c’est pire encore. Rapidement, une vérité gênante émerge : à part quelques touristes étrangers munis de leur passeport, et notamment des japonais, mi- surpris, mi amusés de ce rapide retour au bercail, nous n’avons rien. Pas de papiers d’identité, pas d’argent en yens, aucun mot même permettant d'expliquer, à défaut de la justifier, notre présence. Rien. Je me rends compte avec effroi que je suis devenu, en une station, un sans-papiers dans un pays où l’étranger est regardé avec méfiance et l’immigré avec défiance.

Et le paradoxe frappe fort : les sans-papiers qui partageaient notre rame n’ont, eux, rien perdu ni gagné dans cet improbable et extraordinaire voyage. Ils n’ont changé que de décor, passant d’une galère parisienne à une galère tokyoïte, toujours aussi invisibles et marginalisés. Certains, anticipant l’arrivée des forces de l’ordre, se sont déjà fondu dans le décor et ont profité de la désorganisation généralisée pour disparaître.

Comment sommes nous arrivés là ? Une erreur technique ? Une expérience scientifique non maitrisée ? Un caprice de l’univers ? Nous n’avons aucune réponse. Les autorités japonaises, elles, avec l'efficacité et le sens de l'ordre qui les caractérisent, n’ont pas tardé à intervenir. Une zone de quarantaine est organisée sur le quai. Des officiers impassibles, masques sur le visage et scanners à la main tentent de nous trier, contrôlent notre température corporelle, nous interrogent, et s'étonnent que nous ne comprenions pas leurs questions ou que nous leur répondions dans une autre langue que la leur. Et soudain des représentants de l'Ambassade de France débarquent. Nous sommes rassurés par la présence de nos diplomates. Malheureusement, nous nous rendons très vite à l'évidence : comment pourraient ils nous être d'une quelconque utilité alors même que, comme tout le monde ici, ils ne comprennent rien. Moi non plus.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire