"Au commencement était l'émotion"
Louis-Ferdinand Céline
J’assistais, il y a peu, aux obsèques de la mère d’une amie très chère. La tristesse qui se dégageait de cette cérémonie était palpable et les pleurs du veuf, terriblement éploré, simplement déchirants. Impossible de rester insensible ou de tenir à distance l’émotion qui, tout soudain, a déferlé et que j’ai laissé s’installer ; manière, toute empreinte d'empathie sincère, de partager davantage encore la peine de ceux qui étaient les premiers concernés. Dans notre quotidien, les émotions surgissent sans qu’on y prenne garde. Elles sont parfois très puissantes et, le plus souvent, ne se prêtent guère à une analyse rationnelle. Face à la perte d’un être cher, vos amis, cherchant à vous consoler, vous diront que "le temps fait son œuvre et guérit toutes les blessures" ou que "les souffrances de la personne défunte ont pris fin", mais ces paroles rationnelles n'atténueront pas votre tristesse. Cette émotion liée à l'attachement et au vide laissé par la disparition de l'être aimé ne peut pas être simplement effacée par des arguments logiques.
A l’opposé, la joie, elle aussi, défie souvent la rationalité. On peut ressentir une joie immense en recevant un simple petit compliment, sincère ou pas d’ailleurs, ou en retrouvant un objet sans autre importance que la valeur sentimentale qu'on y attache et qu’on croyait avoir perdu. Cette émotion est une réaction spontanée, une réponse à une situation qui résonne profondément en nous. On n’a pas besoin de justifications logiques pour ressentir cette joie ; elle est immédiate et authentique.
Attachons nous, si tu veux bien, à une autre émotion : la peur. Il a dû t’arriver, ami lecteur, en marchant seul, le soir, dans une ruelle sombre et inconnue, qu’en entendant des pas derrière toi, une peur viscérale, bleue, irrépressible, t’envahisse. De celle qui te donne envie de prendre tes jambes à ton cou, de fuir. Notre cerveau rationnel peut analyser la situation, mais cette peur ne disparaîtra pas simplement parce que la probabilité d’un danger réel est très faible. L'émotion persiste parce qu'elle est déclenchée par des mécanismes plus profonds, liés à notre instinct primaire, notre instinct de survie.
La colère nous fournit aussi un autre bon exemple d'émotion qui peut nous égarer. Supposons que, alors que tu es au volant, un autre automobiliste te fasse une queue de poisson ou même qu'un cycliste te coupe la route de manière imprudente alors que tu t'engageais au feu vert sur une intersection. Je suis certain qu’il t’est alors arrivé de ressentir une colère violente, intense, même si, rationnellement, tu sais que s'énerver ne changera rien à la situation. Cette colère est une réaction émotionnelle à une perception d'injustice ou de danger.
Prenons enfin le cas de l'ennui, une émotion particulière qui semble défier toute tentative de rationalisation. Rien ne tue l'ennui, car il ne s'agit pas seulement du fruit d'une absence d'activité mais bien d'un état d'esprit profondément enraciné. On peut essayer de se distraire avec des activités diverses, mais l'ennui est là qui persiste, reflétant peut-être un besoin plus profond de sens ou de connexion. Là encore, essayer de tuer l'ennui par des moyens rationnels échoue souvent, car l'émotion elle-même obéit à des ressorts que l’on ne peut facilement expliquer.
Nos émotions ne sont pas simplement des réactions logiques à des événements ou à des sollicitations de notre environnement. Elles nous apparaissent souvent irrationnelles car elles obéissent à une logique inconsciente qui, par essence, nous échappe. Elles se fondent sur des expériences passées, des « vécus », des instincts, des déclencheurs subconscients et, parfois, le retour du refoulé. Essayer de les dissiper uniquement à l’aide d’arguments rationnels est le plus souvent totalement inefficace. C’est pourquoi il est important d’apprendre à reconnaître et à accepter nos émotions, plutôt que de chercher à les ignorer, à les refouler, à les nier.
Au lieu de vouloir consoler quelqu'un qui est triste en lui faisant miroiter que "tout ira mieux bientôt", il peut être plus utile de simplement être présent, à ses côtés, et de reconnaître sa douleur. Dire à une personne en colère de "se calmer" est rarement efficace ; il est souvent plus constructif de reconnaître la frustration qui est cause de son ire et de chercher à comprendre ce qui l’a provoquée. Et face à l'ennui, au lieu de chercher à l'éliminer par des distractions superficielles, il peut être plus sage de l'explorer, de comprendre ce qu'il révèle sur nos désirs et nos besoins non satisfaits. Comme l'a écrit Oscar Wilde, "l'émotion nous égare, c'est son principal mérite".
En acceptant que les émotions sont une part essentielle de notre expérience humaine, nous pouvons mieux les gérer et aider les autres à faire de même. Plutôt que d’essayer de rationaliser chaque émotion, nous devrions apprendre à les écouter, à les comprendre et à les intégrer dans notre vie de manière saine et constructive, même si, d'expérience, je sais que rien ne tue l’ennui ; pas même nourrir les pages d’un blog…
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