samedi 11 avril 2020

Ne rien se souvenir de ce qui fait un homme

"Comment un homme prisonnier dans la toile de la routine peut-il se souvenir qu'il est un homme, un individu distinct, qui se voit accorder une seule occasion de vivre, avec des espoirs et des déceptions, des douleurs et des peurs, avec le désir d'aimer et la terreur de la solitude et rien ? "1

Pour commencer mon petit libelle du jour, je prends la liberté de citer l'écrivain et psychanalyste américain Erich Fromm. Ancien membre de la Société Psychanalytique de Vienne, il fut l'une des figures de l'école psychodynamique américaine mettant en avant l'interaction de l'individu avec le groupe social. Ce très beau passage m'a semblé faire particulièrement écho à la situation inédite et terrible que notre monde traverse. Avons-nous encore le souvenir de ce qui fait de nous des hommes ?

Pour revenir à notre actualité du moment, les médias en ligne titrent aujourd'hui tous sur une baisse record du nombre de blessés et de tués sur les routes en mars. Wouhaaa ! En voilà de l'info, et de la chaude! Les français ne peuvent plus rouler au volant de leur auto, la violence routière a diminué! Bon, alors, comment dire ? On nous prend pour des neuneus ou ce sont eux les cons ? Le confinement, et, par voie de conséquence, l'interdiction de circuler a même, selon un très officiel communiqué du Ministère de l'intérieur, "bien évidemment fortement réduit l’ensemble des déplacements". Non ? Vrai ?... Allez, je te fais une petite prédiction : Mon petit doigt me dit que les quatre dernières semaines, et ce sera tout particulièrement  vrai pour les jours des départs en vacances et le weekend pascal, auront également connu un record de diminution du nombre de kilomètres de bouchons routiers, et même sans-doute comme jamais depuis les années 70!

Dans le même temps, des journalistes très sérieux (si! si!...) nous enseignent que les grands excès de vitesse enregistrés pendant la première semaine d'avril sont marqués par une hausse spectaculaire par rapport à la dernière semaine avant le confinement. Tiens donc... Empêchés qu'ils sont de circuler librement, certains, espérant peut-être, en forçant l'allure, échapper aux contrôles de leur laisser-passer par des pandores aux aguets ou grisés par la fluidité de voies rapides dépeuplées comme elles ne l'ont jamais été, auraient un peu trop appuyé sur le champignon et... se seraient fait prendre alors, mais pour excès de vitesse.

Il est, depuis plus de quatre semaines, expressément interdit de circuler et... il y a moins de circulation ! Jolie Lapalissade! Et tiens, puisqu'on évoque la mémoire du seigneur de La Palice, ses vérités d'évidence un peu niaise et ses truismes en tous genres, la période est propice pour rappeler ce couplet de "La chanson" que l'Académicien et poète Bernard de la Monnoye lui a consacré, tant il entre en résonance avec l'actualité de trop nombreux de nos semblables et les débats sans fin de la Faculté sur l'hypothèse d'un traitement curatif :

"Il consultait rarement
Hippocrate et sa doctrine,
Et se purgeait seulement
Lorsqu’il prenait médecine"2

En guise de conclusion à cette petite errance du jour qui nous aura conduit, par les chemins détournés et curieux d'une libre association dont la logique reste inaccessible à l'auteur confiné, d'un Maréchal de France du Quinzième siècle à un sociologue et psychanalyste marxiste du Vingtième, je livre à ta réflexion, cher lecteur, cette très belle citation de Fromm dont nous pourrions sans doute nous inspirer en cette conjoncture si particulière : "La tâche à laquelle nous devons nous atteler, ce n'est pas de parvenir à la sécurité, c'est d'arriver à tolérer l'insécurité." 


1 - Erich Fromm - "L'art d'aimer" (1957)
2 - Bernard de la Monnoye - La chanson de La Palice (Début du XVIIIème siècle)

jeudi 9 avril 2020

En rien désirable

Ce petit texte, je le sais, n’aura rien d’original aux yeux de beaucoup, mais il m’importait de l'écrire. 

Déjà quatre semaines de vie confinée... Beaucoup réalisent que c'est long et plus difficile qu'ils ne le pensaient, le confinement. Et maintenant, certaines autorités scientifiques nous expliquent qu’il faudrait, pour l'avenir, modifier nos habitudes culturelles et envisager de tous devoir nous comporter désormais comme le font, depuis longtemps, les japonais, mais en pire : ne plus d’approcher à moins d’un mètre, ne plus se faire la bise, ne plus se serrer la main, porter un masque dès qu’on sort de la maison; renoncer, mais pour combien de temps encore, au bistrot, au restaurant, à simplement se retrouver entre amis; maintenir - ad vitam aeternam - la, désormais trop fameuse, distanciation sociale (?). Et, se fréquenter, séduire, embrasser, étreindre, caresser, baiser, on pourra encore ? C'est bien vite oublier, ou feindre de le faire pour la facilité de l'argument, que l'homme est d'abord un être social. Imagine-t-on un monde d'anachorètes ?

J’entendais hier soir sur le plateau d'une chaîne d'information des épidémiologistes et des infectiologues qui nous annonçaient une longue période de « stop and go » et affirmaient, doctement, que la maladie était là pour durer, que le virus ne disparaîtra pas, que rien ne permettait à ce stade d'imaginer à court terme une amélioration sur le front thérapeutique et que c’est notre mode de vie qui devra changer. 

Des "parcours clientèles" dans les commerces, autant dire des marquages au sol pour s'assurer que plus personne ne s'autorise à sortir de la ligne, un "traçage" électronique généralisé, autant dire la fin du principe fondamental qui garantit la liberté individuelle et l'intimité de chacun, des sens uniques, des sens interdits, des heures de sortie autorisées et encadrées dans leur durée, d'autres où l'on ne pourrait plus sortir du tout... Que nous réserve l’étape suivante ? Une police de robots, de capteurs et de drones pour encore mieux nous surveiller ? Big brother, en encore plus horrible ? Paradoxe d'une multiplication d'interdits sociaux dans un monde désocialisé! Avec toujours plus de proscriptions en tous genres et, à la clé, toujours plus de frustration, vers quelle sorte de monde psychotisant allons-nous ?

J'ai beaucoup de mal à simplement envisager que nous nous dirigions vraiment vers ce monde de zombies, isolés et anxieux, avec, suspendue en permanence au-dessus de leurs têtes, une épée de Damoclès avec laquelle il faudrait apprendre à (ne plus) vivre. Même les pires scenarii des cauchemars dystopiques des auteurs de science-fiction sous acide que je lisais dans les années soixante-dix seraient alors dépassés. Quoi ? Un monde sans aucune interaction sociale, sans rencontre, sans échanges rapprochés et tactiles. Un monde sans aucune proximité possible ? Une vie distanciée ? Une vie « à distance » ? Un monde sans vie ? Tenir la vie à distance, n'est-ce pas l'un des signes cliniques de la Psychose ?

Alors, nous préparons-nous une société de psychotiques paranoïaques ? Un monde dans lequel chaque individu, tenu de plus en plus éloigné de l'autre, placé contre son gré dans une forme imposée et durable d'exil intérieur, aura, chaque jour d'avantage, l’impression de ne « pas être comme les autres », d’être à l’écart, coupé du groupe et de ses semblables. N'y a-t-il pas un risque alors que chacun se sente de plus en plus étranger, égaré dans un monde qui n’est pas fait pour lui ? Et, dans le même temps, le caractère anxiogène du discours ambiant ne risque-t-il pas de voir se développer une méfiance généralisée, une sensation de menace permanente et un sentiment de persécution qui confineraient à la paranoïa ? Après avoir été les stars involontaires des plateaux TV, les urgentistes, les infectiologues et les immunologistes céderont-ils demain leurs places à des débats entre psy ?

En ce qui me concerne, une chose est en tout cas certaine, je ne souhaite en rien voir advenir ce "meilleur des mondes" d'après qu'on nous annonce. Tant il ne m’apparaît, en rien, désirable.

mardi 7 avril 2020

Rien d'une délivrance

Questions sur la mort. 

Nous sommes aujourd'hui bien loin des - pourtant - récents débats qui agitaient notre société sur "la mort de la mort" évoquée par Laurent Alexandre et des promesses prométhéennes de vie millénaire du trans-humanisme. L'heure est au confinement et à la mascarade, ces uniques et moyenâgeuses parades trouvées face au virus qui nous rappellent la fragilité de notre espèce et viennent illustrer la lutte quotidienne, parfois ridicule et toujours recommencée, de l'humanité pour vivre et survivre.

Au moment où, dans le silence assourdissant de l'exil intérieur qui nous est imposé, la mort, ayant repris ses droits, plane au-dessus des foyers en quête d'une proie prochaine, chacun d'entre-nous prend peut-être davantage conscience que, même si notre société moderne fait tout pour tenir la grande faucheuse à distance, en éloigner la vision et nous prémunir de son odeur méphitique, elle est bien là qui rôde et, telle Moloch-Baal, réclame son lot de victimes quotidiennes. La mort est l'unique vérité. Une vérité dégueulasse, insupportable, incompréhensible, mais pourtant, inévitable.

Alors plus que jamais sans doute, le désir se fait sentir chez certains de chercher l’essence même de la vie et de la traquer dans la diversité des manifestations. Essayer de revenir à l’unité non pas au-delà mais bien emmi les différences. Au fond, cette période nous permet peut-être de prendre conscience que rien ne garantit en effet d'avantage l'erreur que la vaine poursuite d'une vérité qu'on voudrait absolue (et donc, unique). 

Si vérité il y a, certaine et partagée par tous, c'est bien celle de la finitude inéluctable de notre existence. En effet, la source de toute vérité - l'unique vérité pourrait-on même dire - ne réside-t-elle pas dans le mystère absolu, et pourtant tellement intime, de notre trépas ? Tout le reste de l'existence n'étant qu'une immense illusion. Une illusion de vie. 

Mais alors qu'y aurait-il de plus triste que d'avoir, au crépuscule de notre être, la révélation qu'en atteignant à cette vérité unique, notre quête de sens trouverait son épilogue, frustrant, définitif et éternel. Exceptés les croyants, ceux à qui la foi chevillée au corps donne une espérance, personne n'a jamais regardé l'au-delà de la mort. A quoi pourra bien s'employer notre pensée, une fois atteinte cette vérité tellement intérieure et pourtant totalement commune ? La révélation de la mort, c'est la fin de la pensée, aussi bien consciente qu'inconsciente. 

Pour autant, si la mort n'est en rien une délivrance, sauf peut-être pour ceux qui tout au long des jours de leur anxieuse existence n'ont cessé de la craindre, doit-on pour autant se contenter de croire qu'elle n'est que le prélude à un face à face vertigineux et angoissant avec le vide, un dialogue imposé et inévitable avec le néant ? Un sommeil éternel sans rêve ?

Pourtant l'espoir...

Alors pleurons, implorons, gémissons, mais restons humains, et, par ce que rien ne vaut la vie, espérons!

samedi 4 avril 2020

Comme si de rien n'était

Cher lecteur, as-tu eu parfois, comme moi en ces temps de pandémie, le sentiment, ténu mais pourtant gênant, que la Faculté donnait souvent l'impression de se cacher derrière le masque de la science, comme pour dissimuler une forme d’angoissante impuissance face au mal ? Comme si, le simple fait de se rabattre encore et toujours sur la technique, permettait de justifier les budgets, les postes, les titres... Comme si une certaine institution semblait se contenter, pour se défendre de son existence, de se confier aveuglément à la recherche en attendant d'elle études, tests et rapports, encadrés par un protocole strict et au cadre rassurant. Et l’homme dans tout ça ?

Pour introduire un peu plus de légèreté (encore que, ça n'est, en l’occurrence, sans doute pas le terme le plus approprié...), je te propose de te pencher un instant sur la question de notre mine et de notre aspect général de reclus forcé.

Quand tout cela sera fini, et que nos mémoires auront commencé à réécrire le souvenir des mauvais jours, qu’en sera-t-il en effet de nous, grotesques confinés ?

Ce qui semble à priori acquis c’est que nous sortirons de cet isolement imposé plus chevelus et davantage enrobés.
Période "Abbey Road"
Empêchés que nous sommes de fréquenter les salons de coiffure et autres barbiers à la mode, nos systèmes pileux anarchiquement livrés à eux-mêmes, feront certainement de nous, à l'image des Beatles dans la période qui précéda immédiatement la séparation du groupe, des bipèdes beaucoup plus barbus, moustachus et un rien échevelés. Dans le même temps, l’inaction imposée, mais aussi l’ennui et l'angoisse, compensés par l'engloutissement de force carrés de chocolat, noir, au lait ou blanc, et d'une multitude de petits gâteaux gorgés d'huile de palme, trop sucrés, trop salés et trop gras, auront favorisé chez beaucoup - dont je suis, hélas! - la prise de poids (et je ne parle même pas de glycémie, de cholestérol ou de tension artérielle...).

Il y a de fortes chances pour que nous sortions du confinement nettement plus pileux, un peu plus épais et, pour tout dire, dans un état général sans doute un peu moins bon qu'il ne l'était auparavant, en tout cas pour ceux d'entre-nous qui sont déjà un peu avancé dans l'existence. Je ne peux m’empêcher de penser qu’après l’épidémie, le français moyen (qui, si l'on en croit la statistique, est aujourd'hui âgé de quarante-deux ans) ressemblera moins au héros asexué et filiforme d'un manga, nourri exclusivement de sushis et s'abreuvant de thé genmaicha bio, qu'à un inspecteur, moustachu et bedonnant amateur de civets, de paupiettes et de tarte tatin à la crème arrosés d'un Morgon ou d'un Juliénas, directement sorti d'une parodie de film policier de Georges Lautner ou d'un épisode des brigades du tigre. L’action des deux dernières saisons de cette série télé rétro se déroulait d'ailleurs au début du siècle dernier, juste après la grande pandémie de grippe espagnole...

Alors, voudrons-nous renouer à tout prix avec notre fantasme prométhéen et nous précipiterons-nous, à l'issue de cette période étrange, vers le premier merlan du coin de la rue pour retrouver la figure lisse, civilisée et éternellement jeune de l'homme du vingt-et-unième siècle ? Essaierons-nous, en recourant à la pratique du sport à outrance, des régimes amaigrissants et des onguents odoriférants, de retrouver notre ligne et notre look d'avant, celui du métrosexuel ou de l'über-mâle moderne, viril mais qui prend soin de lui-même, qui s'étale à la une des magazines ? Ou bien, accepterons-nous, dans la durée, les changements qui se seront opérés ? Alors, croisant telle ou telle de nos connaissances, dont la barbe fournie et blanchie, les cheveux plus longs et la bedaine proéminente viendront nous rappeler, en miroir, l'étrange et difficile période que nous aurons tous vécue et l'âge de nos artères, continuerons-nous à faire comme si de rien n'était ?


mardi 31 mars 2020

Du papillon au pangolin

Moins d’accidents vasculaires cérébraux, moins d’infarctus du myocarde, peu ou pas de traumatologie, presque plus d'appendicite. L’un de mes amis, médecin urgentiste, m’a fait part de son étonnement et des questions que suscitaient dans ses équipes cette situation inédite. Il m’a décrit une conjoncture surréaliste dans son hôpital, avec, d’un côté, un service de réanimation entièrement dédié aux patients touchés par le Covid19, saturé et au bord de l’asphyxie, et, de l’autre, des urgences presque désœuvrées et des services entiers à l’arrêt, aux couloirs désertés et au personnel moins occupé qu'à l'habitude... Que dit cette baisse des accidents cardiovasculaires et des actes chirurgicaux urgents - qu’on dit spectaculaire, même s'il est peut-être un peu tôt pour l’affirmer avec certitude - sur notre mode de vie, sur notre société, sur notre civilisation ? 

D'un côté, des pathologies lourdes dont le nombre semble étonnamment s’amenuiser, avec peut-être le risque d’un effet rebond à l’issue de la crise, et, de l’autre, une bobologie en hausse, fruit, en partie au moins, d’une hypocondrie que l’angoisse du confinement alliée à une surinformation mal (di)gérée et l’absence d’échanges sociaux viennent probablement favoriser.

La période d' "exil chez soi" décrite par Albert Camus dans La Peste est propice aux peurs les plus primaires et nous savons que non seulement la carte n’est pas le territoire mais que, de surcroît, notre cerveau reptilien peut nous jouer bien des (mauvais) tours. La peur s'est, chez beaucoup, installée comme l'émotion principale de la vie quotidienne. Et, quoi qu'on puisse en penser, cette peur n'est pas banale tant il est difficile d'affronter, pour le commun des mortels, un danger menaçant, qu'il soit réel ou largement fantasmé, provenant d'un ennemi invisible, présent partout, ou presque, mais que nous ne pouvons voir nulle part. Aujourd'hui, l’inquiétude des débuts a cédé chez beaucoup la place à une peur panique et il faudra longtemps pour que la catastrophe actuelle devienne, à l'instar de la peste frappant Oran que Camus a dépeinte, un mythe qui viendra nourrir notre inconscient collectif.

"Le matin (…) le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit l’escalier. Mais, arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n’était pas à sa place et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge"[1]

Même si, en toute logique, après le début presque anecdotique - tel celui évoqué par Camus - et la fulgurante progression qui s'en est suivie, viendra le déclin de l'épidémie et, bien que je n’ai pour ma part jamais porté foi aux élucubrations vésaniques des prophètes en collapsologie qui nous annonçaient, avec cette crise mondiale, la fin de l'humanité et de notre société, on est quand même en droit de se poser des questions sur nos choix individuels et notre avenir collectif. C'est notre existence humaine elle-même que la pandémie vient interpeller en confrontant, de façon soudaine et brutale, une population, qui se croyait à l'abri de tout, aux questions essentielles de la souffrance, de la séparation et de la mort.

La maladie vient aussi nous rappeler que l'incertitude est inhérente à la vie même sur la terre et qu'elle est inévitable. Non, malgré ses ambitions démiurgiques, malgré les promesses illusoires de certains technologues, l'homme ne pourra jamais tout contrôler, jamais tout maîtriser. De petits facteurs, encore plus peut-être lorsqu'ils sont invisibles à l’œil nu, peuvent avoir des effets immenses et destructeurs à l'échelle de la planète.

Fragilité de notre condition individuelle d’être humain, nécessité du collectif garanti par nos institutions démocratiques, priorité donnée à l’homme, il faudra en tirer des conséquences pour l’avenir tant il est difficile d’imaginer que rien ne changera après. J'espère pour ma part que rien ne sera plus comme avant. 

La référence, souvent utilisée par les écologistes, à l' "effet papillon", formulé pour la première fois par Edward Lorenz au début des années soixante-dix en illustration à la théorie du chaos - "Le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ?" - cédera peut-être place au théorème du pangolin. En fournissant involontairement un élément déterminant au point de départ d’une pandémie aux effets dévastateurs, ce petit fourmilier d’Asie aura, à son corps défendant, contribué à rappeler la fragilité de nos existences face à un micro-organisme virulent et de forte contagiosité, et, à ceux qui semblaient vouloir l’oublier, leur condition de mortel. Si cette crise permettra de mieux comprendre la chaîne épidémiologique, elle sera aussi venue illustrer de façon très concrète les conséquences de cette fameuse chaîne alimentaire qui restait encore un concept (trop) théorique pour beaucoup. Du papillon au pangolin, il n'y a finalement pas grand-chose, presque rien, juste l'espace d'une métaphore.

[1] Albert Camus – La Peste

samedi 28 mars 2020

Rien d'autre

Ma grand-mère maternelle, Simone, a, tristement, été orpheline de père à 5 ans. Il est, comme tant d'autres, mort pendant l'hiver 1918/1919 des suites du virus de la grippe espagnole. Simone - qui est décédée dans sa cent-quatrième année - m'en parlait encore peu de temps avant de nous quitter, en 2018, et, confiante qu'elle était dans les progrès de la science, c'était pour se féliciter que ceux de ma génération et celle de mes enfants puissent être garantis de ne pas avoir à revivre un tel fléau. Plus de quatre-cent mille de nos compatriotes sont en effet morts en ces mois terribles, où le monde sortait tout juste de la grande guerre, des suites de cette pandémie qui aura été plus meurtrière à l'échelle de la planète que le premier conflit mondial, et même si les statistiques, à l'époque comme aujourd'hui encore, peuvent toujours être sujettes à questions, puisque les estimations vont allègrement de vingt à cinquante millions de morts! 

Aujourd'hui, je ne peux m'empêcher d'éprouver une forme de soulagement qu'elle nous ait quittée avant que les faits ne viennent malheureusement lui donner tort. Quelle aurait pu être la réaction de cette femme qui avait traversé le siècle et ses drames, faisant toujours face tout en gardant au cœur la blessure intime de la tragique disparition de son (jeune) père, face à cette nouvelle catastrophe sanitaire ?

Cette pandémie, qui s'étend inexorablement à l'ensemble du monde, nous rappelle, une fois encore, que malgré notre science et toute notre fatuité d'êtres humains et pensants, nous sommes (presque autant qu'au début du siècle précédent) démunis face aux attaques invisibles d'une particule infectieuse microscopique qui utilise et retourne contre nous notre propre machinerie cellulaire. 

Un siècle a passé depuis la grippe espagnole. Et ?

Les palinodies médicalo-médiatiques des dernières semaines ne font pas illusion. Jamais avare d'étaler aux yeux du monde sa "science", la Faculté glose et s'écharpe devant les caméras des chaînes infos. Les journalistes ne parlent plus que de çà. Le passage à la TV d'un directeur d'administration centrale, qui égrène les statistiques du nombre de malades et de morts, est désormais devenu le grand rendez-vous quotidien de l'info! Et ?

En fait, personne ne sait de façon certaine comment combattre le virus autrement qu'en nous cachant derrière des masques et en nous cloîtrant chez nous, pour, en s'isolant, essayer de le tenir à distance. Et ?

On nous informe aujourd'hui que les deux semaines qui arrivent seront encore plus difficiles. Mesure-t'on les conséquences pour des citoyens confinés, inquiets pour leur santé et celle de leurs proches, préoccupés par leur situation professionnelle et paniqués à l'idée des conséquences de la crise économique encore à venir, des discours officiels alarmistes, répétés en boucle, dont le caractère anxiogène ne peut laisser personne indifférent ? 

Toute voie discordante, même - et surtout - si elle peut susciter un début d'espoir, est vilipendée sur les plateaux, menacée, parfois traînée dans la boue et discréditée dans le sérieux de son travail. Les tenants de la doxa académique sont là pour veiller, (sur)veiller et, surtout, ne laisser aucune autre émotion s'installer que la peur... 

"Françaises, Français, ayez confiance et soyez rassurés apeurés: Demain sera bien pire qu'aujourd'hui, et rien ne nous garantit pour après-demain!" La transparence ne devrait-elle pas avoir certaines pudeurs, à défaut de limites ? Vanité des vanités...

On ne parle plus que de malades, de morts, de la mort...

Et la vie ?
Ne pourrait-on pas un peu parler de la vie ? D'une vie qui ne se résumerait pas seulement à des journées entières de (triste) confinement ponctuées de quelques secondes d'exaltation collective et planifiée, chaque soir, en ces instants fugaces où un peuple reconnaissant applaudit et gueule de conserve pour rendre, à sa fenêtre, un sonore hommage aux soignants. Ce "geste citoyen", bien que j'en approuve les raisons profondes, ne me rappelle rien d'autre que ces fêtes qui tombent à dates fixes et que chacun, même s'il en a perdu le sens et la valeur, se croit obliger de célébrer. Instinct grégaire ou réelle manifestation spontanée de soutien ?  Geste de sympathie reconnaissante ou simple besoin de sortir pour se retrouver et partager ?

A cet instant, il me revient en mémoire ces récits d'anticipation, que je lisais en abondance lorsque j'étais adolescent, des histoires à faire peur où quelques survivants, tout ce qui restait des hommes, vivaient confinés, sous terre ou dans quelque abri, pour se protéger d'une atmosphère viciée et porteuse de virus mutants et mortels. Et puis, un jour, un héros, un saint ou un fou, finissait par sortir. Il découvrait alors une terre régénérée où la nature avait repris ses droits, mais où un semblant d'humanité, réduite à l'état de zombies cannibales, s'entre-dévorait pour survivre.

Bon, mais après tout, çà n'était que science-fiction. Et comme le disait ma grand-mère : "Je ne souhaite vraiment pas que vous ayez un jour à vivre ce que nous avons vécu. Heureusement, çà n'arrivera plus jamais..."

mercredi 25 mars 2020

Un rien d’éthique

A propos du débat, souvent vif, qui se développe sur tel traitement qu'il conviendrait, affirment certains, ou pas, pontifient d'autres, d'administrer aux malades les plus gravement atteints du Covid19, on évoque aujourd'hui beaucoup la question du choix. Au fond, la seule vraie interrogation qui vaille serait peut-être de se demander s’il y a une position qui pourrait être considérée comme plus éthique que l'autre ?

Peut-on, en période "d'état d'urgence sanitaire", s'autoriser à déroger aux règles de prudence et prescrire aux malades un traitement qui, bien qu'il n’a pas encore été scientifiquement validé, parait  à beaucoup comme porteur d'espoir, et alors même qu’aucun autre soin efficace n’a encore été trouvé ?
ou,
convient-il de privilégier l'application, en toutes circonstances, du principe de précaution et respecter scrupuleusement des protocoles scientifiques établis, au risque de ne pas sauver des vies ?

Si, en effet, le rapport risque/bénéfice doit être en permanence au cœur - si j’ose dire - du raisonnement médical, nous faisons bien là face à une question éminemment éthique. Il s'agit non seulement de déterminer ce qui devrait être, au sens kantien, mais bien de se demander ce qui serait le mieux pour les malades ? Foin de morale partagée ou de règle normative qui s'imposerait à tous à ce stade, mais bien plutôt une question essentiellement personnelle, une interrogation toute intérieure, s'évaluant au degré d'empathie de chacun et à sa capacité à ne mesurer le caractère bon ou mauvais de ses actes qu'à raison de leurs conséquences pour les autres.

Le spectre des valeurs fondatrices de la pensée, qui est sensée précéder l'action, est extrêmement large. Entre altruisme et utilitarisme, pensée magique et irrationnelle et scientisme zététique (trop) zélé, les débats médiatiques actuels en sont une parfaite illustration.

Guerre des ego, jalousies, ambitions contrariées, frustrations mal digérées... les certitudes mandarinales s'opposent et étalent leurs divergences sur les plateaux télé, façon discussions de comptoir, aux yeux d'un grand public décontenancé et perdu. La parole publique donne, elle, parfois le sentiment d'errer au gré des derniers avis scientifiques émis, multipliant la création de conseils et de comités "stratégiques", au risque pour la démocratie d'un gouvernement de techniciens. Quant aux journalistes et chroniqueurs en tous genres, ils apparaissent subitement devenus instruits en tout et s’érigent, par la grâce cathodique, en arbitres des débats scientifiques.

On nage en pleine folie médiatique et l'inactivité forcée fournit, pour nombre d'entre-nous, la possibilité d'assister en direct à des controverses auxquelles j'avoue, pour ma part, ne pas entendre grand chose. Chacun y va de son avis et les réseaux sociaux sont tout à la fois le théâtre et le terrain d'expression de soutiens inconditionnels, parfois irréfléchis, d'anathèmes, souvent exagérés, de joutes houleuses et de prises de positions "expertes", tout autant définitives qu'elles sont souvent totalement infondées. Certes, le droit à l'information est un droit au moins aussi essentiel que la liberté de pensée, mais l'un comme l'autre ne devraient pouvoir s'exercer en s'exonérant des règles morales supérieures que sont l'honnêteté, la bienveillance, la responsabilité et la tolérance.

Et si, demain, la morale personnelle qui fonde notre éthique devenait une dimension permanente et conscientisée de chacun de nos comportements ? Et si, au-delà de ces questions d'éthique médicale, la crise actuelle nous permettait de nous poser enfin la question du sens que nous voulons bien, chacun, donner à notre vie ? Que sont les valeurs qui fondent les idéaux que nous poursuivons, les principes sur lesquels reposent nos actions et jusqu'où sommes-nous prêts à nous engager pour défendre les normes et les règles sociales qui les encadrent ? Et si, chacun d'entre-nous, acceptait d'introduire un rien d'éthique dans sa vie ?

jeudi 19 mars 2020

Rien de plus

Là, dehors, juste devant le portail de la maison, plus rien ne bouge, ou c'est tout comme.

La circulation est désormais presque interrompue. Nous sommes tous "confinés".

De temps à autre, un véhicule passe, discrètement, sans faire de bruit. Comme si son conducteur prenait scrupuleusement garde à se faire le plus silencieux possible pour ne pas déranger les gazouillis des oiseaux que l'arrivée du printemps enchante. Plus de klaxons intempestifs ni de freins hurlants à l'approche du stop du coin de la rue ; plus de pétarades des pots de détente de deux-roues trafiqués ni de "musique" imposée aux oreilles de tous par une sono trop puissante crachant ses décibels par les fenêtres entrouvertes de 4X4 allemands aux moteurs surgonflés ; moins de bruit, plus de silence. Moins de vie !

Les voisins d'en-face sont partis. Le petit jardin public qui jouxte la maison est fermé. Dans la rue, c'est un peu comme si, seuls les ouvriers du chantier voisin continuaient - mais pour combien de temps encore ? - à travailler. Alors que, pas plus tard que la semaine passée, souvent je pestais contre le bruit de leur ouvrage, je guette aujourd'hui, chaque matin, l'écho de leur présence. C'est étrange comme un dialogue dont juste quelques bribes nous parviennent, le simple son d'un coup de marteau ou le chant d'une scie sur une planche peuvent faire existence...

Ailleurs, le grondement sourd qui rythme le quotidien des habitants de la ville s'en est, lui aussi, allé. Seules les sirènes puissantes des ambulances et des camions de pompiers brisent le calme imposé quand ils s'annoncent, du plus loin qu'on puisse les entendre. Il faudra s'y habituer. 

Allant furtivement et d'un pas pressé, de rares piétons se rendant à la pharmacie ou chez le boulanger, ou plutôt leurs silhouettes, évoquent encore, en passant, la vie qui va. Des ombres, ou presque. Une évocation. Rien de plus.