mardi 3 décembre 2024

Rien à comprendre

Lorsqu’il s’est agi, l’été dernier, de mettre en place un « front républicain » pour barrer la route des candidats du RN aux législatives, toute la gauche a su se mobiliser comme un seul homme. Et avec quelle ferveur ! Ce fut presque shakespearien : "l’être ou ne pas être" de l’éthique et de la morale en politique semblait alors en jeu. Les grands mots étaient de sortie : "défense de la République", "valeurs communes", "bien de la Nation". Drapés dans la toge immaculée de leur dignité, les leaders de la gauche bien-pensante, alliés aux Insoumis et à leurs candidats "baroques", prenaient alors des pauses de héros antiques. Mais demain ? Demain, ces mêmes valeureux hussards de la morale républicaine nous annoncent qu'ils mêleront leurs voix à celles du RN pour censurer le Gouvernement Barnier. Et là, subitement, la tragédie devient un opéra bouffe. Bienvenue en Absurdistan !

Tu comprends, toi ?

Dans ce grand Guignol qu’est devenu l’Hémicycle de l’Assemblée nationale, la question n’est pas tant de comprendre que de savourer l’absurde. Comme disait Camus, "l’absurde naît de la confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde". Ici, ce n’est pas tant de silence qu’il s’agit mais plutôt de bruit et de fureur. Nos élus – à gauche, à droite, au centre et même parfois ailleurs – se livrent à une gymnastique intellectuelle et éthique qui relèvent davantage des figures compliquées d’un Kamasutra mal maîtrisé que de postures de sagesse. Mais il ne s’agit pas de se moquer (pas uniquement, en tout cas). Ce qui se joue ici, c’est l’éternel débat entre intérêt et idéal.

Le « front républicain » : Expression d’un idéal ou stratagème politicien ?

Rappelons nous. L’été dernier, le "front républicain" était brandi par les hoplites de la bien-pensance comme le bouclier d’Athéna contre la percée des spartiates d’une extrême droite présentée comme l’ennemi absolu. La démocratie était en danger ! La morale républicaine était portée comme un étendard. Ceux qui, la veille encore,  se déchiraient à coups de slogans acérés et de tweets délétères, trouvaient subitement un "intérêt supérieur et partagé" à défendre les "valeurs communes" devant la "menace brune". Quel miracle ! Mais que reste-t-il de tout ça aujourd’hui ?

Barnier arrive. Le gouvernement tangue sur l’adoption du budget de la Sécurité Sociale, et avec, en sous-main, le positionnement tactique et les postures grotesques de ceux qui pensent demain pouvoir porter les couleurs de leur coterie à la magistrature suprême, l’intérêt partisan bien compris reprend ses droits. La question n’est plus de "barrer la route au RN", mais de jouer de sa présence en force sur les bancs de l'assemblée, de l’utiliser pour mieux déstabiliser un pouvoir jugé incompatible avec les intérêts, pourtant totalement divergents de ceux qui s’accordent à jouer le chaos pour des raisons purement tactiques. Les idéaux ? Aux orties. Le front républicain ? Jeté aux oubliettes. La morale politique ? Un ornement qu’on ne sort que pour les grandes occasions, mais qu’on abandonne dans les couloirs du Palais Bourbon à la moindre turbulence. L’intérêt du pays ? Quoi ?...

Le parti, d'abord, pour le pays on verra !

Peut-être faut-il lire tout cela à travers le prisme de la philosophie stoïcienne. À la manière d’Epictète, rappelons nous : "Il ne dépend pas de toi de changer le monde, mais bien de comprendre ce qui dépend de toi." Traduction : la politique ne serait qu’un échiquier où les règles changeraient selon les coups et les intérêts de chacun.

Et pourquoi pas en rire ? La classe politique française, si souvent décriée pour ses défauts, est, pour moi, une inépuisable source d’absurde émerveillement. Imaginez : à gauche, on se lamente sur l’état du pays et on écrit les pages d’un discours de censure qui dénonce l’influence des idées populistes sur le gouvernement tout en faisant, de fait, alliance avec l’extrême droite ; à droite, on agite la menace de la gauche tout en faisant des ronds de jambe au RN qui, lui-même, ne répugne pas à voter avec l’extrême-gauche honnie… Ah ! qu’ils seront beaux et fiers tous ces élus LFI et RN qui, debout pour célébrer leur triste victoire, applaudiront et éructeront de concert à la chute du gouvernement ! Vive la Quatrième !

 Alors, que faire, me diras tu ?

La prochaine fois qu’on te parlera de "front républicain", d’alliance improbable ou de censure morale, pose toi cette question simple : suis-je un citoyen, libre de ses choix, ou l’acteur involontaire et servile d’une mauvaise pièce de théâtre ?

Pour ma part, je choisis de sourire… et d’écrire.

jeudi 21 novembre 2024

Ils ne comprennent rien

Il est 7h37, l’heure où le métro parisien devient une chorégraphie désordonnée de corps pressés et de regards fuyants. Ligne 7, direction La Courneuve. Je suis dans la rame depuis quelques stations, entouré d’une foule au visage familier composée d'inconnus. Au Kremlin-Bicêtre, les portes se referment, et nous plongeons dans le long tunnel qui mène à Maison Blanche. Rien d’inhabituel, jusqu’à ce que le temps paraisse se distendre.

Au bout de dix minutes, une pensée désagréable surgit : C’est anormalement long. La vitesse semble avoir augmenté. Les parois du tunnel, que je devine derrière les vitres, défilent plus vite. Les visages autour de moi se figent. Quelqu’un tente un sourire rassurant, certains fredonnent pour se donner une constance, d'autres prient, un bébé hurle, l’angoisse est contagieuse.

Je sors mon smartphone. Pas pour regarder les réseaux sociaux, ni les statistiques de mon blog, non. Cette fois, c’est sérieux. Je veux appeler… qui ? Les pompiers ? La RATP ? Véronique ? un ami ? Mais il n’y a aucun réseau. Une barre rouge me nargue. Je regarde ma montre. Vingt minutes. La station Maison Blanche aurait dû apparaître depuis longtemps, mais le train fonce, imperturbable, comme s’il ignorait les lois du monde extérieur.

Autour de moi, le silence s'est fait pesant. Les passagers échangent des regards lourds de questions silencieuses. Le claquement des rails, d’habitude rythmé, devient oppressant, une menace sourde. Un enfant serre la main de sa mère, un étudiant fixe l’écran noir de son téléphone, un vieux pleure. La vitesse semble encore augmenter.

Et si… ? Non, impossible. Nous sommes en sécurité, n’est-ce pas ? Les métros ne s’égarent pas. Ils s’arrêtent toujours, tôt ou tard. Mais une voix intérieure chuchote autre chose, une peur primitive que je n’ose formuler : Et si nous étions ailleurs ? Et si cette rame ne s’arrêtait jamais ?

Dans ce tunnel sans fin, le temps se dilue. Les pensées deviennent floues, presque irréelles. Et pourtant, nous sommes encore là, figés dans l’attente, à scruter l’obscurité, espérant une issue qui tarde à venir.

Soudain, une lumière. Un soulagement. Le bout du tunnel ! Enfin. Le métro ralentit, les freins crissent, et je me lève, prêt à descendre à Maison Blanche. Mais lorsque les portes s’ouvrent, la stupeur m’envahit. Rien ici ne ressemble à Paris. Pas de carrelage blanc, ni de panneau "Sortie". À la place, des enseignes lumineuses en kanjis, des néons colorés, une horloge digitale qui indique 15h40 et des annonces diffusées dans une langue inconnue. Du japonais ! Je ne rêve pas : nous sommes à Tokyo.

Les autres passagers sont aussi déboussolés que moi. Quelques-uns échafaudaient à voix basse, dans le tunnel, des hypothèses farfelues sur une faille spatio-temporelle. Maintenant, ces murmures laissent place à des cris, des exclamations, et une panique physique. Comme un seul homme, les 500 âmes entassées dans la rame se précipitent sur le quai. Nous voilà, parisiens perdus, au milieu de Tokyoïtes médusés, certains immortalisant la scène sur leurs smartphones, d'autres cherchant un agent pour comprendre ce qui se passe.

Mais pour nous, c’est pire encore. Rapidement, une vérité gênante émerge : à part quelques touristes étrangers munis de leur passeport, et notamment des japonais, mi- surpris, mi amusés de ce rapide retour au bercail, nous n’avons rien. Pas de papiers d’identité, pas d’argent en yens, aucun mot même permettant d'expliquer, à défaut de la justifier, notre présence. Rien. Je me rends compte avec effroi que je suis devenu, en une station, un sans-papiers dans un pays où l’étranger est regardé avec méfiance et l’immigré avec défiance.

Et le paradoxe frappe fort : les sans-papiers qui partageaient notre rame n’ont, eux, rien perdu ni gagné dans cet improbable et extraordinaire voyage. Ils n’ont changé que de décor, passant d’une galère parisienne à une galère tokyoïte, toujours aussi invisibles et marginalisés. Certains, anticipant l’arrivée des forces de l’ordre, se sont déjà fondu dans le décor et ont profité de la désorganisation généralisée pour disparaître.

Comment sommes nous arrivés là ? Une erreur technique ? Une expérience scientifique non maitrisée ? Un caprice de l’univers ? Nous n’avons aucune réponse. Les autorités japonaises, elles, avec l'efficacité et le sens de l'ordre qui les caractérisent, n’ont pas tardé à intervenir. Une zone de quarantaine est organisée sur le quai. Des officiers impassibles, masques sur le visage et scanners à la main tentent de nous trier, contrôlent notre température corporelle, nous interrogent, et s'étonnent que nous ne comprenions pas leurs questions ou que nous leur répondions dans une autre langue que la leur. Et soudain des représentants de l'Ambassade de France débarquent. Nous sommes rassurés par la présence de nos diplomates. Malheureusement, nous nous rendons très vite à l'évidence : comment pourraient ils nous être d'une quelconque utilité alors même que, comme tout le monde ici, ils ne comprennent rien. Moi non plus.

mercredi 20 novembre 2024

Ça me gonfle !

Tout à l’heure, alors que je prenais le volant de mon automobile, le voyant d'alarme de sous-gonflage de l'un des pneus s’est allumé. Rien de grave, me dis-je, juste une petite vérification et, en un coup de gonfleur, je pourrai tailler la route. Je prends alors la direction d'une station-"service" proche de mon domicile, sûr de trouver une borne de gonflage en libre-"service" (faut pas rêver ! Plus personne ne te propose de gonfler tes pneus, vérifier les niveaux ou laver ton pare-brise... Parlons en du "service" !). Mais j'ai beau chercher, rien ! Foin de gonfleur.

Je demande à un employé, un peu interloqué, seul présent sur site derrière la vitre blindée de sa cabine, et, dans l'hygiaphone, il me répond : « On n’en installe plus, monsieur, ce n’est pas rentable. » Pas rentable ? Gonfler les pneus de son véhicule après avoir rempli son réservoir ou rechargé ses batteries, un luxe ? Je repars en direction d'une deuxième station du même (très) grand réseau français, flambant neuve celle-ci, et étalant sous ses néons scintillants ses bornes de recharge électrique. Rebelote : pas de gonfleur. Après une nouvelle démarche auprès de la troisième station visitée (et tout ça, au beau milieu des encombrements de l'heure de pointe, évidemment...), je commence à m’agacer sérieusement. Trente minutes de route, trente minutes de temps perdu, trois stations-service, trois échecs. Je finis par comprendre que les bornes de gonflage sont devenues une espèce en voie de disparition. Décidément, les grands réseaux d'approvisionnement en énergie, à défaut d'en fournir, ne manquent pas d’air…

Et pourtant, il n’y a pas si longtemps, c’était un service basique, à disposition chez quasiment tous ceux qu'on appelait encore alors - ils n'étaient pas tous anciens flics, ni alcooliques, souviens toi de Coluche dans Tchao Pantin - des pompistes. On nous rabâche sans cesse l’importance de vérifier la pression des pneus, pour : économiser du carburant, réduire l’usure, éviter le risque d'éclatement, et même limiter les émissions de CO₂ ! Mais à quoi bon nous mettre en garde, si ces outils basiques et indispensables disparaissent ?

Résultat des courses, je suis reparti avec un voyant jaune au logotype inquiétant qui clignote toujours et une bonne dose d'agacement et de frustration. Comment en est-on arrivé là ? Dans une région comme la mienne, trouver une borne de gonflage est devenu un parcours du combattant (on me dit même qu'il existe désormais des applications d'aide à la recherche de stations de gonflage...). Les stations de distribution de carburant se transforment en mini supermarchés, on y trouve tout ce qu'on veut ou presque, mais les services essentiels à la bonne marche des véhicules automobiles, eux, disparaissent. Au nom de la rentabilité me dira-t-on, mais alors pourquoi ne pas mettre en place un système de stations de gonflage tarifée ? Plutôt que rien, je préfèrerais, de très loin, un service payant, mais garanti et accessible.

Feu mon père me disait, il y a près de trente ans, qu'un jour on en arriverait à vouloir nous vendre l'air qu'on respire. On en est pas encore là, mais il est désormais de plus en plus difficile de simplement trouver l'air comprimé nécessaire pour gonfler nos pneumatiques. Ça me gonfle ! Au propre comme au figuré. Si l’un ou l’autre des dirigeants de ces réseaux de vente de carburant me lit, voici un message simple : remettez des gonfleurs, ce n’est pas une option, c’est une nécessité.

dimanche 3 novembre 2024

Rien de banal

16 mars 1993

Il est un peu plus de vingt-trois heures lorsque j’entre, pour la première fois, aux Salons de l’Étoile, lieu bien connu des soirées parisiennes des années 90, à l’ambiance feutrée mais tout aussi vibrante que le fut en son temps le Bus Palladium. En franchissant le seuil, je croise des visages familiers de cette époque, des personnalités qui peuplent les nuits parisiennes, dissimulées derrière des sourires calculés, les vapeurs d'alcool, la fumée des cigarettes, des conversations chuchotées couvertes par une musique trop forte, des gueules enjolivées par la lumière tamisée. A l’entrée, j’ai été agréablement surpris de retrouver Bruno, le colosse qui fut longtemps en charge de la sécurité au Bus, qui semble, ce soir encore, prêt à parer à toute éventualité.

Puis il arrive, Serge M. Sa silhouette est immédiatement reconnaissable : grand, brun, aux yeux clairs, d’allure élégante, imposant, même si son vrai pouvoir ne tient pas qu’à sa stature. Il est accompagné d’une cover girl originaire d'Europe de l'Est, qui deviendra célèbre, et qui arbore déjà le sourire froid et distant d'une future star des podiums, et de deux gardes du corps géorgiens, visages impassibles, concentrés, suivant chaque mouvement de leur patron avec une vigilance presque palpable. Ensemble, ils avancent comme un bloc compact, que l’on imagine indestructible. La R25 blindée est restée garée discrètement à l’extérieur, chauffeur au volant, moteur allumé, prête à partir s'il le fallait ; rappel du monde dangereux auquel l’homme d’affaires est désormais visiblement accoutumé. Et pourtant, je me souviens d’un autre Serge, celui que j’ai rencontré bien avant cette période de luxe et de précautions sécuritaires. C’est mon ami Michel qui nous avait présentés l’un à l’autre, avant même leur association au sein de la société d’import-export qu’ils créeraient quelques années plus tard, dans le sillage du commerce de matériel informatique occidental qu'ils avaient initié avec le jeune Mikhaïl Khodorkovski. Ayant fui l’ex-URSS au début des années 80, Serge était alors apatride, sans papiers ni logement, une âme en transit dans un Paris qui semblait tout à la fois pour lui un refuge et un entre-deux. À cette époque, il n’y avait ni duplex avenue Marceau, ni chalet à Gstaad, ni yacht sur la Riviera. J’étais alors intervenu pour l’aider à trouver un logement au sein du parc social de la ville de Paris, un endroit modeste mais stable où il pourrait poser ses valises quelques temps.

Retour à l’Étoile. L’atmosphère a changé dès qu’il est apparu; un silence respectueux s’est installé dans ce coin du salon où nous nous retrouvons atour d'une bouteille de Cristal de Roederer, immédiatement servie dès qu'il s'est installé. Certains chuchotent, d’autres feignent de l’ignorer, mais le magnétisme est là, qui opère. Il incarne ce mélange de charisme et de mystère, entre l’homme d’affaires et l’homme traqué. On sent qu’il évolue dans un monde où les mots comme « prudence » et « confiance » n’ont pas le même sens que pour la plupart des gens qui nous entourent.

Le contraste entre les souvenirs du jeune homme cultivé, polyglotte et peu disert, amateur d’échecs, fils d'un violoniste, fraichement arrivé de Moscou et celui que je retrouve ce soir aux Salons de l’Étoile est saisissant. L’habitude du luxe et de l'argent, du regard des autres, la manière d’ostentation indécente de nouveau riche de l'homme d'affaires qu’un quotidien français du soir a baptisé de « négociant en Perestroïka », les regards furtifs et les chuchotements des clients de la boîte sont bien loin de la discrétion du Serge au fort accent slave et au regard inquiet que j’avais connu au début. Il a gravi des échelons que je devine coûteux, et le mystère semble désormais faire partie de son personnage autant que son costume impeccablement taillé ou les bosses que font les pistolets Makarov qu’on devine dans la poche poitrine des anciens spetsnaz qui assurent sa sécurité, restés debout, à l’écart de notre table.

Qui étais-tu vraiment, Serge ?

Quelques semaines plus tard, en mai de la même année, une nouvelle invitation arrive. Serge me convie à une soirée sur son yacht, le Legend of Tintagel, ancré dans les eaux scintillantes de la Croisette à Cannes pour le Festival. Autre facette de ce personnage de roman : Il s’est inventé une nouvelle vie de producteur de cinéma dont le premier film devait raconter la vie aventureuse d'un surdoué des affaires en tous points lui ressemblant. Le 16 mai 1993, la ville est le cœur battant de l’industrie du cinéma, et le yacht de Serge, imposant et élégant, serait sans doute une scène parfaite pour de nouveaux échanges, des alliances, des projets, d’improbables rencontres. Et puis, Michel y va... Mais je ne serai pas là. Un nouveau chapitre de ma vie professionnelle m’attend ; le lundi 17 mai, je démarre un nouveau poste à l’Assemblée nationale. Je me passerai de Cannes cette année. Je souris en repensant à Serge et à ce monde parallèle, à ses cercles de business et de mystère, tout aussi impressionnants que les sphères du pouvoir et la campagne présidentielle française où je m’apprête à plonger, mais d’une manière bien différente.

22 novembre 1994

Ce soir de novembre, la nouvelle tombe. Serge M. est retrouvé assassiné, et la scène, à elle seule, semble sortie du scénario morbide d’un film noir. Il a été abattu d'une rafale d'arme automatique à travers la porte blindée de son luxueux appartement, situé au coeur du triangle d'or parisien ; une scène marquée par une violence froide et délibérée. L’image est choquante : l’homme, avec son allure de sphinx intouchable, toujours accompagné de gardes du corps - qui n'on pas eu le temps d'utiliser les armes dissimulées dans l'appartement -  a été victime d’un crime mystérieux, à peine concevable ; une rafale d'arme de guerre qui l'a littéralement coupé en deux. Premier décès imputable aux règlements de compte de la Mafia russe à Paris ou opération volontairement spectaculaire opérée par des services secrets au nom de la raison d'Etat ? Personne n’en saura jamais rien. Le temps était alors encore lointain où se développerait une véritable épidémie inexpliquée de morts violentes, souvent domestiques, et toujours suspectes, auxquelles nous ont, depuis lors, habitué les oligarques et les hommes d'affaires russes...

Les spéculations se multiplient. Qui pouvait en vouloir à cet homme au point de braver la sécurité d’un appartement des beaux quartiers, cossu et, qui plus est, réputé inaccessible et fortement protégé ? Quels secrets, enfouis dans ses affaires et ses réseaux, ont conduit Serge M. à une fin aussi dramatique ? Je repense à cette nuit aux Salons de l’Étoile. Personne ne pouvait alors imaginer que cette figure imposante finirait ainsi, emportée par les ombres d’un passé peut-être trop lourd, trop complexe, trop tragique. Pourtant, quand on y pense, qui d’entre mes amis et relations d’alors se baladait en voiture blindée, avec des gardes du corps armés jusqu'aux dents qui avaient fait leurs classes dans des unités d'élite en Afghanistan ? Rien de banal, en vérité.

Trente ans plus tard, Serge hante encore les esprits de ceux qui l’ont croisé. Ce meurtre laisse une étrange sensation d’inachevé, de vérité que nul ne parviendra jamais vraiment à saisir, un mystère de plus dans le Paris des années 90, où pouvoir et danger se mêlaient, sans parfois que nous n’en ayons vraiment conscience. Pourtant, rien de tout ça n'était banal.

vendredi 1 novembre 2024

Rien, craindre, rien désirer, rien déplorer

“Notre vie est ce qu'en font nos pensées”
Marc Aurèle


Rien craindre, rien désirer, rien déplorer : ces trois maximes inspirées des pensées de Marc Aurèle sonnent comme une invitation à repenser notre rapport à la vie. Dans un monde où tout va vite et où l’on est sans cesse sollicité, elles nous offrent un espace de recul, un moment de réflexion sur ce qui, finalement, compte vraiment. En revisitant quelques anecdotes tirées de mes expériences personnelles, ces principes prennent une couleur plus vivante, parfois amusante, et s’ancrent dans notre quotidien.

Ne rien craindre


Ne rien craindre, c’est accepter que la vie est par essence incertaine. Prendre la parole devant un groupe de cadres dirigeants ou mener une séance de coaching avec un client qui accède à de grandes responsabilités, comme récemment avec le directeur exécutif d'un grand groupe multinational, exige de composer avec l’imprévu. Parfois, malgré toute la préparation, le contexte nous échappe. Je me souviens de ce jour où, étant à l'époque directeur général d'une grande organisation, alors même que j'allais introduire un séminaire stratégique où il allait être question de prévision et de maîtrise, un soudain et violent orage, comme seul les cieux tropicaux en ont le secret, s’est abattu sur le site, rendant la connexion totalement instable et plongeant la salle dans l’obscurité la plus totale. Bel exemple d'imprévu.

Face à ces situations, il est tentant de craindre le pire, d’imaginer l’effet désastreux sur notre audience. Mais comme le rappelle ce principe stoïcien, "ne rien craindre" signifie avancer en toute humilité. Après tout, l'essentiel n'est pas dans la perfection de chaque détail, ni dans la maîtrise de situations qui, par essence, nous échappent, mais dans la capacité à improviser et à savoir répondre avec humanité. Ce jour-là, entre sourires et quelques blagues pour détendre l’atmosphère, nous avons rapidement repris le fil de notre programme. Le résultat fut même meilleur qu'espéré : ce petit évènement météorologique avait parfaitement illustré l'impossibilité de tout prévoir, même et surtout l'imprévisible.

Ne rien désirer


La tentation du "toujours plus" est l’une des principales sources de stress de notre époque. Que ce soit sur les réseaux sociaux, où le nombre de "likes" et de "followers" devient un étalon de réussite et l'expression même du succès, ou dans des projets professionnels, où l’on aspire constamment à l’optimisation de la "performance", le désir s’invite souvent sans être sollicité. Sur les pages de ce blog, tu le sais cher lecteur fidèle, il m'est plus d'une fois arrivé d'écrire sur ces petites choses du quotidien qui m’inspirent et que je relate avec satisfaction. Bien sûr, il est gratifiant de voir le compteur de visiteurs augmenter, de recevoir des retours et des commentaires encourageants, mais il arrive un moment où l’on réalise que le plaisir réside dans l’acte lui-même, voir dans la seule idée de l'acte, et non dans l’ambition de devenir "plus grand", "plus visible", "plus fort"...

Ce principe s’applique aussi dans ma pratique de coach. Un jour, lors d’un atelier de coaching collectif, un participant m’a confié, mi-sérieux mi-amusé, qu’il avait du mal à ne pas se comparer aux autres, à vouloir sans cesse atteindre une image idéalisée de lui-même, à vouloir, en tout, être "le" meilleur, mais que, loin de le rendre heureux, cela suscitait souvent en lui une forme d'insatisfaction qui le mettait mal à l'aise. Je lui ai alors rappelé que Lacan avait constaté dès 1960 l’"impuissance toujours plus grande de l’homme à rejoindre son propre désir", et, que même les objectifs les plus inspirants pouvaient devenir des sources d’angoisse si on oubliait d’apprécier aussi le chemin parcouru. Ainsi, en s'attachant à moins désirer, nous nous reconnectons à ce qui est, à la beauté de ce que nous avons déjà, sans être happé par la quête d’un "ailleurs" qui reste toujours insaisissable et n'est souvent qu'à la source d'une nouvelle frustration.

Ne rien déplorer


Enfin, "ne rien déplorer" nous apprend à ne pas être prisonnier du passé. Ce n’est pas nier nos échecs, ni minimiser nos erreurs, mais les accepter comme des éléments pleinement constitutifs de notre parcours. J’ai consacré de nombreuses années à construire une carrière riche de défis et d’apprentissages, des restructurations d’entreprises aux missions de médiation en passant par des transitions organisationnelles ou l'accompagnement de personnalités de premier plan. Des succès, il y en a eu, mais aussi, sans aucun doute, des échecs liés à des choix que j’aurais pu faire différemment.

Un jour, un de mes clients, en plein questionnement professionnel, m’a confié qu’il regrettait un poste qu’il avait refusé des années auparavant. En l’écoutant, je me suis souvenu de décisions similaires que j’avais pu prendre, des bifurcations qu'il m'était même arrivé de regretter peut-être autrefois. Pourtant, aujourd’hui, ces choix me semblent clairs, porteurs de sens. En adoptant une attitude stoïcienne face à ces regrets, on peut transformer ces épisodes passés en sources de résilience et d’enseignement. Rien ne sert de déplorer ce que nous avons vécu, car chaque expérience, même douloureuse, forge notre chemin et contribue à notre évolution.

Ainsi, "rien craindre, rien désirer, rien déplorer" peut fournir le socle à un véritable guide de vie, une invitation à poser sur chaque événement un regard apaisé et lucide. En adoptant cette perspective, nous nous ouvrons à une vie plus harmonieuse, où les défis sont accueillis sans anxiété, où les aspirations restent mesurées, et où le passé est source d’apprentissage plutôt que de regret.

Ces trois principes, appliqués au quotidien, deviennent plus que de simples maximes philosophiques : ils forment un cadre de pensée pour avancer, sans se laisser piéger par les aléas de l’existence. "Ne rien craindre" nous libère de l'illusion de tout maîtriser et nous pousse à agir malgré les incertitudes, en nous libérant de toute source d'anxiété. "Ne rien désirer" nous ramène à ce qui compte, sans se perdre dans une quête illusoire de perfection, ni risque d'entretenir nos frustration. Enfin, "ne rien déplorer" nous permet d’intégrer nos expériences passées sans en faire des boulets ni des sources de culpabilité, mais au contraire de les utiliser comme des leviers de transformation.

Plutôt que de chercher des réponses définitives ou des solutions parfaites, cette approche nous recentre sur l'essentiel : vivre en ajustant notre regard et notre rapport aux événements. La vie ne s’adapte pas à nos envies, et c’est à nous de trouver l’équilibre entre ce qui est et ce que nous voulons. Ces principes, loin de promettre la paix ou la félicité, nous offrent un cap : avancer, un pas après l'autre, avec l’authenticité et l'ancrage de celui qui sait que les choses n’auront jamais besoin d’être idéales pour être pleinement vécues et que c'est le regard que nous portons sur elles qui nous permettra de mieux appréhender le monde dans lequel nous vivons.

vendredi 11 octobre 2024

Rien ne tue l'ennui

"Au commencement était l'émotion"
Louis-Ferdinand Céline

J’assistais, il y a peu, aux obsèques de la mère d’une amie très chère. La tristesse qui se dégageait de cette cérémonie était palpable et les pleurs du veuf, terriblement éploré, simplement déchirants. Impossible de rester insensible ou de tenir à distance l’émotion qui, tout soudain, a déferlé et que j’ai laissé s’installer ; manière, toute empreinte d'empathie sincère, de partager davantage encore la peine de ceux qui étaient les premiers concernés. Dans notre quotidien, les émotions surgissent sans qu’on y prenne garde. Elles sont parfois très puissantes et, le plus souvent, ne se prêtent guère à une analyse rationnelle. Face à la perte d’un être cher, vos amis, cherchant à vous consoler, vous diront que "le temps fait son œuvre et guérit toutes les blessures" ou que "les souffrances de la personne défunte ont pris fin", mais ces paroles rationnelles n'atténueront pas votre tristesse. Cette émotion liée à l'attachement et au vide laissé par la disparition de l'être aimé ne peut pas être simplement effacée par des arguments logiques.

A l’opposé, la joie, elle aussi, défie souvent la rationalité. On peut ressentir une joie immense en recevant un simple petit compliment, sincère ou pas d’ailleurs, ou en retrouvant un objet sans autre importance que la valeur sentimentale qu'on y attache et qu’on croyait avoir perdu. Cette émotion est une réaction spontanée, une réponse à une situation qui résonne profondément en nous. On n’a pas besoin de justifications logiques pour ressentir cette joie ; elle est immédiate et authentique.

Attachons nous, si tu veux bien, à une autre émotion : la peur. Il a dû t’arriver, ami lecteur, en marchant seul, le soir, dans une ruelle sombre et inconnue, qu’en entendant des pas derrière toi, une peur viscérale, bleue, irrépressible, t’envahisse. De celle qui te donne envie de prendre tes jambes à ton cou, de fuir. Notre cerveau rationnel peut analyser la situation, mais cette peur ne disparaîtra pas simplement parce que la probabilité d’un danger réel est très faible. L'émotion persiste parce qu'elle est déclenchée par des mécanismes plus profonds, liés à notre instinct primaire, notre instinct de survie.

La colère nous fournit aussi un autre bon exemple d'émotion qui peut nous égarer. Supposons que, alors que tu es au volant, un autre automobiliste te fasse une queue de poisson ou même qu'un cycliste te coupe la route de manière imprudente alors que tu t'engageais au feu vert sur une intersection. Je suis certain qu’il t’est alors arrivé de ressentir une colère violente, intense, même si, rationnellement, tu sais que s'énerver ne changera rien à la situation. Cette colère est une réaction émotionnelle à une perception d'injustice ou de danger.

Prenons enfin le cas de l'ennui, une émotion particulière qui semble défier toute tentative de rationalisation. Rien ne tue l'ennui, car il ne s'agit pas seulement du fruit d'une absence d'activité mais bien d'un état d'esprit profondément enraciné. On peut essayer de se distraire avec des activités diverses, mais l'ennui est là qui persiste, reflétant peut-être un besoin plus profond de sens ou de connexion. Là encore, essayer de tuer l'ennui par des moyens rationnels échoue souvent, car l'émotion elle-même obéit à des ressorts que l’on ne peut facilement expliquer.

Nos émotions ne sont pas simplement des réactions logiques à des événements ou à des sollicitations de notre environnement. Elles nous apparaissent souvent irrationnelles car elles obéissent à une logique inconsciente qui, par essence, nous échappe. Elles se fondent sur des expériences passées, des « vécus », des instincts, des déclencheurs subconscients et, parfois, le retour du refoulé. Essayer de les dissiper uniquement à l’aide d’arguments rationnels est le plus souvent totalement inefficace. C’est pourquoi il est important d’apprendre à reconnaître et à accepter nos émotions, plutôt que de chercher à les ignorer, à les refouler, à les nier.

Au lieu de vouloir consoler quelqu'un qui est triste en lui faisant miroiter que "tout ira mieux bientôt", il peut être plus utile de simplement être présent, à ses côtés, et de reconnaître sa douleur. Dire à une personne en colère de "se calmer" est rarement efficace ; il est souvent plus constructif de reconnaître la frustration qui est cause de son ire et de chercher à comprendre ce qui l’a provoquée. Et face à l'ennui, au lieu de chercher à l'éliminer par des distractions superficielles, il peut être plus sage de l'explorer, de comprendre ce qu'il révèle sur nos désirs et nos besoins non satisfaits. Comme l'a écrit Oscar Wilde, "l'émotion nous égare, c'est son principal mérite".

En acceptant que les émotions sont une part essentielle de notre expérience humaine, nous pouvons mieux les gérer et aider les autres à faire de même. Plutôt que d’essayer de rationaliser chaque émotion, nous devrions apprendre à les écouter, à les comprendre et à les intégrer dans notre vie de manière saine et constructive, même si, d'expérience, je sais que rien ne tue l’ennui ; pas même nourrir les pages d’un blog…

mardi 24 septembre 2024

A n'y rien comprendre

"Rien n'est vide ; car le vide n'est rien et ce qui n'est rien ne peut être"

Mélissos de Samos


A la tête des ministères, les instants de transmission entre deux locataires, ces "entre-deux", sont - à tord ! - parfois considérés comme des moments de grand vide. As tu, cher lecteur, comme moi, déjà fait l'expérience d'un "entre-deux" un peu curieux ? C'est en quelque sorte l'étrange ressenti que j'ai éprouvé hier matin à l'occasion des passations de pouvoir entre membres sortants et nouveaux entrants de notre Gouvernement. Plus que tout, j'ai eu l'impression d'un "entre-soi" qui ressemblait à s'y méprendre à un "entre-riens" ? Pourtant, comme nous l'ont enseigné les anciens, rien n'est vide. A n'y rien comprendre...

dimanche 15 septembre 2024

Rien ne change

Après avoir dû forcer un peu pour fermer la porte de la chambre d’un des garçons, alors que j’y réalisais quelques menus travaux de bricolage, impossible de la rouvrir. Me voilà coincé pendant quelques heures, sans pouvoir en sortir… Courte mais désagréable expérience de l’enfermement.

Je me suis, ami lecteur, alors surpris à gamberger. C’est dingue toutes les conneries auxquelles on peut penser dans ces cas là…

L’incendie d’abord ! Et si le feu se déclarait, lors même que je ne peux pas sortir. Que ferais je ?
Passer par l’un des Velux et grimper, sans glisser, au faîte du toit pour redescendre, côté jardin, via la terrasse de notre chambre ? Faisable, mais n’est pas Sylvain Tesson qui veut et je n’ai guère de goût pour l’escalade urbaine.

Appeler les pompiers et attendre qu’ils défoncent la porte à grands coups de hache ? 

Une livraison, que j’attends et que je ne pourrai réceptionner. Appeler le livreur pour lui demander de décaler sa venue ?

La femme de ménage qui va venir et à qui je ne pourrai pas ouvrir la maison. La prévenir, au risque du grand ridicule de lui narrer mes mésaventures ?

Un besoin naturel qui, au fil du temps s'est fait de plus en plus pressant. Chercher si une bouteille vide traîne dans la chambre ?

Bref ! Je laisse mon esprit divaguer et j’attends, comme sœur Anne, le retour de Wladimir qui, je l’espère, saura me délivrer d’un coup d’épaule puissant et salvateur. Trois heures ont passé et je l’entends de l’autre côté de la porte. Enfin, je vais sortir. Du moins le croyais je...
Car ce n’est pas l’étroitesse du chambranle qui maintenait la porte fermée. C’était - hélas ! - la serrure qui avait rendu l’âme et le pêne qui restait désespérément bloqué dans le trou de serrure et maintenait la porte close. Aucune autre possibilité à ce stade que de casser. À coups de pieds qu’il l’a fait ! Que dire de l’état de la porte et du chambranle... Banale fait divers domestique, sans autre conséquence que quelques travaux de réparation à prévoir.

Tiens, cher lecteur, en parlant de fait divers, je ne résiste pas à l'envie de te relater la petite anecdote suivante :

« Ce qui s’est passé hier passe après d’autres affaires qui se sont passées avant ».

Jolie phrase sous forme d’introduction pour ne strictement rien dire sur un fait divers, sinon banalement évoquer le temps qui passe, en ouverture d’un JT ce soir, dans la bouche d’un « grand » professionnel, « star » sur une chaîne info.

Décidément, rien ne change…