samedi 31 octobre 2020

En rien rationnelle

"Si la vie est éphémère, le fait d'avoir vécu une vie éphémère est un fait éternel" Wladimir Jankélévitch

La deuxième vague de l'épidémie nous a rattrapé à la vitesse de la marée montante dans la baie du Mont Saint Michel. Avec ce nouvel épisode, en passant d'une crise unique à une deuxième (qui en annoncerait d'autres ?...), nous sommes entrés dans le temps de l'épidémie. Au sens de la symbolique des nombres, en nous écartant de l'Unité, nous sommes entrés dans une période de corruption et de conflit, mais aussi d'évolution. Cette crise à répétitions, avec ses "stop-and-go" annoncés, permettra-t-elle, enfin, une prise de conscience que, malgré notre désir d'explication et de compréhension de tout, la réalité nous échappera toujours car, à l'image de la vie et de son mystère, la réalité n'est en rien rationnelle ? Face à cet "immense merdier" dans lequel semble peu à peu sombrer notre monde, pourquoi y-a-t-il la vie ? Et pourquoi n'y a-t-il pas rien ? Comment simplement envisager que nous puissions tout à la fois jouir de nos pleines capacités d'êtres développés et conscients et, dans un même temps, devoir accepter le caractère éphémère de la vie ? Voilà bien en quoi la réalité est irrationnelle. Les savants, les sachants et toute la cohorte des experts qu'on voit et qu'on entend à longueur de journée nous asséner "leur" vérité auront beau penser, anticiper, prévoir, calculer, projeter, rien ne se passera jamais comme ils nous l'avaient annoncé. Seule restera la certitude de notre finitude, au regard de l'immensité d'un univers inatteignable et d'un désir insatisfait d'omniscience et d'éternité.

Dépasser la dialectique d'une raison fortement établie et dogmatique. Unir l'instinct et l'intelligence. Accepter, à l'instar de ce que je perçois de l'œuvre singulière de Carl Gustav Jung, "les intermittences de la raison". Faire confiance à une manière d'intuition, sans nécessairement recourir au raisonnement. S'ouvrir à une pensée éveillée pour simplement recouvrer une étincelle d'espérance. N'est-ce pas le chemin que nous devrions davantage suivre à l'effet d'envisager, d'essayer de percevoir, de penser une réalité intrinsèquement impensable ? 

Le fou peut-il mieux que le savant penser l'irrationnel ? 

Toute vérité est emprunte de relativité, mais à ce point ? Vérité scientifique du matin n'est même plus vérité scientifique de midi, alors que dire de la vérité scientifique du soir ? 

La seule solution trouvée pour faire face à une pandémie hors de contrôle (mais comment contrôler la vie même ?), à défaut de pouvoir y remédier et prendre le moins de risque possible, a été de tous nous (re)confiner. Tout mettre sous cloche en pensant qu'on va pouvoir laisser le virus à l'extérieur et, calfeutrés bien au chand dans nos foyers, à l'image du gamin blotti au fond des draps pour échapper aux monstres issus de l'ombre, penser que l'on pourra durablement vivre heureux en vivant caché. Vivre caché pour mourir heureux ?

Alors je me prends à rêver de fuite. Pas de la fuite, ni d'une fuite, de fuite, simplement.

vendredi 17 juillet 2020

Au-delà des masques

- A quoi sert d'être homme ? (...)
    - ça sert à vivre et à mourir tout simplement."1

Qui es-tu derrière ton masque ? Qui serons-nous, demain, au-delà des masques ? Que disent de nous et que nous disent ces masques ? Il y a quelques semaines nombreux étaient ceux qui en dénonçaient la pénurie. Nombreux sont-ils encore - et, peut-être, pour certains, les mêmes ? - à refuser obstinément, alors même qu'ils sont disponibles, et en quantité, de les porter aujourd'hui. Pour ceux-là plus particulièrement, mais est-ce encore utile, on pourra toujours trouver à gloser sur la vie et la mort. Cette vie protégée derrière le masque, la mort qui s'avance au-delà...

Ma mère est morte. Elle l'aurait fait si elle l'avait pu mais elle n'a pas eu l'occasion de se couvrir le bas du visage pour sortir, elle ne le pouvait plus. Alors puisque, depuis longtemps, elle était confinée, la maladie a su se frayer un morbide chemin jusqu'à elle, et le seul masque qui l'aura accompagnée jusqu'au bout fut le terrible, l'horrible masque de la souffrance.

Victime parmi les autres d'un virus exotique et mondialisé. Mais une victime unique, ma mère. Maman... Je me suis, dans plusieurs libelles, essayé à penser la mort, à anticiper l'absence, à relativiser la vie. Sans doute en évoquant la force de l’espérance me suis-je parfois trompé alors que désormais je suis contraint de ne plus penser à toi que comme au souvenir d'un temps qui ne reviendra plus ? Je sais que les saisons estomperont ton image, j'entends encore le son de ta voix qui déjà s'amenuise. Tu as rejoint papa dans les souvenirs, sépia et teintés de nostalgie, du quinquagénaire orphelin que je suis à présent. Ne reste à l'absurde fiction de la mémoire qu'à évoquer désormais l'absente présence d'une mère à jamais disparue. Absurda vida...




1 - Absurda Vida - Danielle Richardson - Robert Laffont, 1962

mercredi 29 avril 2020

Contre une vie séparée

En cette incroyable période, je pensais, un peu naïvement sans doute, que rien ne pourrait plus me surprendre, mais là je viens de tomber de ma chaise! Un reportage diffusé au journal de 20 heures d'une chaîne publique présentait ce soir, en la jugeant "intéressante" dans la perspective de la fin de la période de confinement et la reprise du travail, l'initiative d'une entreprise française proposant d'équiper les salariés d'une alarme individuelle leur permettant de s'assurer que la distance physique sera bien respectée entre eux! Son porte-parole indiquait qu'ils auraient déjà reçu commande de plusieurs milliers d'alarme portative. Quelle sera la prochaine étape ? La généralisation à tous les citoyens, avec une notation sociale, comme cela se fait déjà en Chine, à la clé ? Des bons points distribués, sous forme de promotion, à ceux qui auront su maintenir une certaine distanciation sociale, comme une prime à l'éloignement ? Et quelle sanction frappera celui ou celle qui s'approchera d'un peu trop près de ses collègues, de ses voisins, de ses amis, de sa vieille mère, de son ou de sa chérie, de ses enfants ? Des licenciements sont-ils à craindre dans un futur proche pour cause de "proximité intempestive" ? Des amendes à raison de "flirt trop appuyé" ?  La prison pour un câlin ? Je suis simplement atterré...

On dit parfois que comprendre rend l’esprit paresseux. Il m'arrive, lorsque j’ai l’impression que je suis sur le point d’atteindre à tel ou tel sujet et encore davantage peut-être lorsque cette compréhension est le fruit d’une démonstration au caractère logique ou presque mathématique, de renoncer et, au contraire de me contenter de m’en tenir à l’idée rassurante que j’aurais compris quelque chose, de persister à questionner et douter. Je me défie autant des théories que des dogmes et si une question m’apparaît presque indiscutable tant elle aura été argumentée, justifiée, démontrée, je me méfie, j’hésite et le doute n'en est même que renforcé, agissant comme un carburant, un encouragement à penser davantage. Alors je me pose de nouvelles questions, j’élargis l’angle, je (me) retourne, je change simplement de point de vue, quitte d’ailleurs à finalement revenir au résultat initial. C’est en cela que mon doute ne peut en rien s'assimiler à une forme quelconque de complotisme. Je ne crois pas à l’intervention d'une main secrète et occulte qui agirait dans l’ombre, simplement je me pose des questions, tant je me méfie des dogmes, et je pense qu’il n’y a pas de vérité unique encore moins définitive, même scientifiquement démontrée.

Il m’arrive de parfois faire miens les principes de l’analyse systémique qui considère toute vérité comme relative, promeut une vision holistique, adopte l’idée de causalité circulaire et de complexité, et se fonde très largement sur le structuralisme.

Pour en revenir à l'actualité immédiate, bien sûr le confinement a eu la vertu première de sauver des vies mais il est grand temps de se poser, enfin, la question comparée du bénéfice attendu pour chacun, à court terme, et des risques générés pour l'ensemble de notre société, à moyenne et plus longue échéance, pour embrasser l'idée que la vie est une somme de hasards, une suite d'aléas et de choix aux conséquences qui échappent le plus souvent à toute maîtrise, accepter enfin d'oser et de recommencer à vivre. Car quoi ? On voudrait nous faire accroire que l'existence pourrait être plus belle si elle était moins risquée ? Mais vivre n'est-ce pas accepter, comme une simple donnée, que tous, un jour, nous allons mourir ? Il y a certainement moins de péril à rester enfermé chez soi, isolé du monde et des autres, mais, comme le dit l'adage populaire, l'aventure n'est-elle pas au coin de la rue ? Renouons avec le risque, un risque maîtrisé, un risque conscientisé, mais acceptons de vivre! Une vie différente, peut-être, mais la vie ! Rien moins.

Les anxiogènes mises en garde de la faculté, autant que les martiales injonctions gouvernementales, n'y changeront rien, en ces instants où chacun, dirigeant politique comme sommité scientifique, ne paraît plus mû que par le désir de nous (sur)protéger (pour mieux se protéger lui-même ?). Je sais bien que gouverner c'est prévoir mais, dans les considérants des décisions prises et annoncées ces jours-ci, la somme cumulée des effets d'une pandémie provenant d'un virus inconnu, d'un principe de précaution érigé au rang de norme constitutionnelle, la transparence comme un nouveau dogme et des possibilités d'action offertes à tous par une société de plus en plus judiciarisée semble malheureusement plus agir comme la source d'une sourde peur pour l'élite d'éventuels contrecoups, demain, des choix d'aujourd'hui, que comme un stimulant pour la prise immédiate de décisions simples, équilibrées et compréhensibles. Les conséquences en matière de santé publique, d'un usage régulier du tabac ou de la consommation d'alcool sont beaucoup plus dangereuses et mortifères que la circulation du Covid19 et, pourtant, nul de nos gouvernants ne songe sérieusement à en prohiber la consommation ou à en interdire le commerce. Nous devons accepter que la vie repose sur un équilibre qui possède, en lui, une dynamique qui le rend, par nature, instable. Oui, la vie est incertaine et dangereuse. Devons-nous pour nous en prémunir, renoncer à vivre ? Êtres sociaux par définition, pouvons-nous vraiment, au nom d'une prophylaxie devenue doctrinaire, accepter l’idée, sans renoncer à ce que nous sommes, de devoir nous contenter désormais (et pour combien de temps ?) d’une vie cloisonnée, d’une existence distanciée, d’une vie séparée ? Je te le dis tout net, ami lecteur: je m'y résous de moins en moins.

vendredi 24 avril 2020

Aporie en période de pandémie

Plus que d'habitude, il me semble qu'en ce moment le monde se répartit en deux catégories aux contours bien distincts : Ceux qui savent tout sur tout, et réciproquement, et qui l'affirment haut et fort, et puis ceux, auxquels j'ai la prétention d'appartenir, qui ne savent pas grand-chose sur presque rien, ou le contraire, mais qui se taisent ou qui chuchotent...

Pourtant, je reconnais qu'il m'est déjà arrivé d'affirmer ici-même que ça n'est pas parce qu'on avait rien à dire qu'il fallait fermer sa gueule. Alors..? Alors, comme l'a si bien chanté le très nobelisé Bob Zimmerman, les temps changent, et dans le domaine de la statistique, avec cette pandémie on a, je crois, atteint le record, absolu et toutes catégories, de conneries proférées à la minute. Autant de bêtises affirmées avec force, jour après jour, par nombre d'auto-proclamés "experts", d'autant plus sûrs de leur fait que leur "expertise" est bien souvent totalement improvisée sur l'instant, et  qui, eux, savent, évidemment... Alors, pour une fois, j'apprécierais que ceux qui n'ont rien, mais alors strictement rien à dire, la ferment !

Les premiers, ceux qui squattent les plateaux télé, les ondes radios, les réseaux sociaux en tous genres, les tribunes, les estrades, les journaux et les magazines imprimés d'où ils pérorent et prétendent faire l'opinion, quitte même à se contredire, d'un jour l'autre, sans pour autant jamais prendre le temps ou la distance nécessaire pour se questionner, voir, soyons fou, se remettre en question. Et puis les autres, tous ceux qui n'ont surtout pas la prétention de savoir et qui assument, comme je le fais, le caractère aporétique, mais discret, de leur démarche. On a le droit, si l'on ne cherche pas à imposer ses opinions aux autres, d'être parfois aux prises avec les contradictions de sa pensée. L'aporie peut même apparaître parfois comme une forme salutaire de doute.

Et dans le registre aporétique, je souhaite te livrer, mais uniquement, et tu comprendras aisément pourquoi, à titre d'illustration, la réflexion suivante qui m'est venue tantôt : "Tous les médecins se trompent tout le temps. Le professeur Raoult a raison..." Mais celle-là j'aurais peut-être dû la garder pour moi, tant certains sujets sont aujourd'hui si chauds que celui qui se risquerait à les aborder pourrait bien finir par s'y brûler. Comme l'a si justement écrit Cioran, nous sommes sans-doute entrés dans l'un de ces moments où l'"on ne peut rien dire de rien".

En période de pandémie, de partager tes réflexions aporétiques tu te garderas. So long, friend!

mercredi 22 avril 2020

A vouloir tout voir : ne plus rien comprendre ?

Cher lecteur, peut-être comme moi es-tu surpris, et même parfois sidéré de l'augmentation sans cesse croissante d'images, plus ou moins drôles, à l'origine plus ou moins certaine, aux visées plus moins obscures, à l'intention plus ou moins bienveillante qui, chaque jour, nous parviennent via les réseaux sociaux ou la télévision. Je voudrais aujourd'hui aborder avec toi la force évocatrice de l’image. Et, l’idée que, la carte n’étant pas le territoire, chacun peut très différemment interpréter ce qu’il voit, ou, pourrait-on dire, ce qu'il croit voir.

A titre d’illustration (Si! Si!...) je vais commencer par essayer de te décrire une image proposée par Jean-Paul Sartre dans la Nausée : On y aperçoit, nous dit-il, plusieurs femmes agenouillées devant un homme qui boit du vin... Essaye maintenant, sur la base de cette description succincte, de t'en faire une représentation. Que vois-tu ? Image immorale ? Chromo à connotation sexuelle ? Évocatrice de quelque érotique perversion ? Ça n’est pourtant absolument pas d’un instantané coquin pris dans le salon d'un bobinard d' avant-guerre dont s’agit, mais, plus simplement, d’une photo prise dans une église, au moment de l'Eucharistie, pendant la messe dominicale.

Comment pouvons-nous, à la simple description qu'on nous livre d’une scène, nous faire une représentation aussi proche que possible de la vérité ? Suffit-il pour comprendre le sens d’une image qu'on nous la  décrive ? Peut-on simplement analyser à partir d’un témoignage ? Oui, les images, quel que soit leur type, ont forcément quelque chose à nous apprendre, mais méfions-nous de ce que nous pouvons croire qu’elles nous disent... Chaque message a son propre langage, avec ses codes, et a toujours une ou plusieurs fonction(s): communiquer, convaincre, persuader, critiquer... Le monde est à l'image de l'idée que nous en avons.

On enseigne aux plus jeunes que, pour analyser une image et avant de dire ce qu’on en pense, il convient dans tous les cas, de:
  • Décrire le plus objectivement possible (en exposant ce que l'on voit, de façon la plus claire, et, surtout, en se gardant de toute interprétation, à ce stade);
  • Contextualiser (ce que l'on sait du contexte de l'image en question);
  • Interpréter et, le cas échéant, critiquer (en évoquant ce qu'on peut en déduire ou les pistes de compréhension qu'on peut en avoir).
Alors, en cette période où plus que jamais peut-être, nous pouvons, véritablement, nous sentir en bien des occasions, comme « assaillis » par la présence continue d’images diffusées sur les réseaux sociaux où les chaînes info, sans filtre aucun, ni pédagogie, il convient d’y réfléchir à deux fois avant de les interpréter et de nous efforcer encore davantage d'exercer notre sens critique. Gardons-nous surtout de (re)diffuser des images qui nous sont présentées comme des informations, que nous croyons comprendre mais dont, finalement, nous ne connaissons pas grand-chose. 

Au-delà de l'image, élargissons notre réflexion à l'information en général. La société de l'information qui s'est peu à peu installée au cours du siècle passé, serait-t elle en passe de devenir, en ce moment plus que jamais sans doute dans l'histoire de l'Humanité, celle de la désinformation ?

A ce stade, je te propose que nous fassions, ensemble, un petit exercice. Avons-nous, récemment, relayé une image dont ne connaissions ni l'origine ni le contexte, et que nous aurions même bien été en mal de décrire précisément ? Au fond, le plus important dans la communication n'est-ce pas d'entendre ce qui n'est pas dit, de voir ce qui n'est pas montré ? Pour nous aider à filtrer les messages qui nous parviennent et, quelle qu'en soit la forme, avant de les répéter et de les propager, il existe une méthode simple, efficace depuis trois millénaires: le filtre de Socrate. En réponse à quelqu'un venu lui rapporter une information sur l'un de ses amis, le philosophe posa trois questions:
  • "As-tu vérifié si ce que tu veux me raconter est vrai ?"
  • "Ce que tu veux m’apprendre sur mon ami, est-ce quelque chose de bien ?"
  • "Est-il utile que tu m’apprennes ce que mon ami aurait fait ?"
Ce que dit Socrate c'est que, sous réserve de s'être d'abord assuré de la fiabilité d'une information et d'en avoir analysé l'intentionnalité, il convient de s'interroger sur son utilité. Car il faut toujours prendre garde qu'à toujours vouloir en (sa)voir davantage, nous prenions le risque d'un jour ne plus rien comprendre. Accumuler des savoirs, parfois inutiles, souvent futiles, au risque de perdre toute chance d’accéder à une forme de sagesse ? Oublier, peu à peu, les savoirs acquis, fruits de la perception de nos sens accumulés au fil du temps, n'est-ce pas, au contraire, le plus sur chemin vers la vraie Connaissance...

jeudi 16 avril 2020

La bile, ou ce qu'on se fait quand on pense qu'on ne peut rien faire

Pour répondre à la menace virale, la solution unique d’un confinement strict n’est évidemment pas envisageable dans la durée, tant elle annonce, à relatif court terme, des dangers  réels pour l'équilibre de nos économies. Il n’est pas non plus envisageable qu'on puisse longtemps laisser perdurer la distanciation sociale, tant elle porte en elle les germes de difficultés encore à venir, à la fois d'ordre très intimes autant que sociales et, d'une certaine façon, pour des raisons psychologiques et même d'hygiène mentale.

Bientôt, je l’espère, la pandémie ne sera plus qu'un (très) mauvais souvenir et, avec elle, nous aurons laissé derrière nous cette curieuse époque qui a vu s'imposer une forme dérangeante de "médicalisme" (j'emprunte le mot à André Comte-Sponville), un temps hors du temps où nous aurons été les témoins de l'émergence de ce qu'on pourrait qualifier de "médicostructure". Le moment sera alors venu de faire un bilan et, je l'espère, de tirer quelque enseignement de l’étrange constat d'impuissance mêlée d’improvisation généralisée, du politique au scientifique, dont nous faisons aujourd'hui la quotidienne et cruelle expérience. Et sans doute, notamment, d’interroger la façon dont le virus et la maladie auront été différemment abordés. Quel prix sommes nous prêts à payer en échange d'une - toute relative - garantie de mourir en bonne santé ?

Cette crise nous aura clairement mis face à l’incapacité grandissante de nos sociétés dites avancées à faire face à la souffrance, à la maladie et à la mort et à vouloir trouver, dans la science, une manière de réassurance venant, en fin de compte, questionner l'impossible auquel nous sommes confrontés à simplement accepter notre fragile condition d'être mortel. Le risque, et la nécessité d'y faire face et de s'adapter ne sont-ils pas le moteur même de la vie ?

Heureusement, le temps du confinement des corps n’est pas celui du confinement des esprits et l’on peut même dire que, d’un certain point de vue, la contention qui nous est imposée aura peut-être contribué à sa manière à une forme de libération de la pensée. D’un point de vue épistémologique, on a le droit et même le devoir de questionner la science. La médecine, tout particulièrement, qui n’est pas une science exacte et qui avance toujours, à plus ou moins grands pas, en tâtonnant, par essais, par hypothèses, par tests et qui doit, pour la première fois, étaler l’improvisation et l'adaptation permanente qui sont la norme de cet art face à une épidémie majeure, en étant à chaque instant regardée, scrutée, observée par toute une société, en temps réel. Tout autant dans les services d’urgence que dans les laboratoires de recherche, la transparence aura été de mise. A telle enseigne qu'on peut se demander s'il convenait vraiment de tout dire, tout montrer, alors même que les images, parfois douloureuses, la répétition d'un discours, souvent inquiétant car difficilement accessible au plus grand nombre, et, l'étalage des querelles entre "sachants" portent en eux-mêmes, pour les plus fragiles ou les moins avertis, les germes du doute et de l’anxiété ?

Bien des tabous sont tombés, au nom du droit à l'information, ou plus exactement du droit d'informer. Oui, mais jusqu'où ne pas aller trop loin ? Imagine-t-on que, demain, notre société pourra continuer à vivre en acceptant que, chaque soir, un fonctionnaire à la mine grise vienne à la télé tenir le macabre bilan comptable du nombre de morts du jour ? Penses tu sincèrement, ami lecteur, qu'on supportera, durablement, la diffusion en boucles des images dramatiques et visibles de tous, y compris des plus jeunes, de services d'urgence et de salles de soins intensifs ? Devons nous nous résigner définitivement à ne plus vivre que dans la peur, et à la transmettre, sans précaution aucune, aux générations qui nous suivent ? Si l'on a pris le parti d'interdire aux enfants de moins de quinze ans l'accès à ces services hospitaliers, est-ce par hasard ? le téléspectateur réclame, chaque jour, son terrible cocktail d'images et de sensations, mais pouvons nous, devons nous vraiment accepter de vivre comme çà ? Nous ne sommes pas immortels! Est-ce réellement une information ? Si la mort s'est brutalement rappelée au (mauvais) souvenir de tous, elle ne doit pas l'emporter sur la pulsion de vie qui, seule, devrait nous animer. N'oublions pas que ce qui fait de nous des mortels, c'est que nous sommes d'abord des êtres vivants. 

Entre une société qui cache, parce que l'idée même lui en est devenue insupportable, toute image non esthétisée ni intellectualisée de la mort, et, un monde du tout-à-l'image où tout serait dit, montré, débattu à l'envie, sans filtre et sans nuance, ou même, et surtout, le plus sombre et bouleversant s'étalerait en permanence aux yeux de tous, que choisirais tu ? Le Dark Net de l'existence est-il en passe de devenir notre seule et unique référence ? Pourtant, il y a tant à faire. Souvenons nous de vivre, d'aimer, d’être heureux, et d'espérer! Et ne laissons surtout pas s'installer l'idée que nous ne pourrions plus rien faire, c'est le meilleur moyen pour que nous fassions moins de bile.


dimanche 12 avril 2020

Rien de moins

Plus d'une fois j'ai entendu, lorsque je séjournais enfant chez elle, ma chère grand-mère me dire : « Arrête de te regarder dans la glace, tu vas finir par la déformer! » Sans percevoir totalement le sens de cette phrase mystérieuse, je comprenais alors que j’avais passé trop de temps devant le miroir, tout occupé que j'étais à chercher d’hypothétiques taches sur mes vêtements ou à remettre une mèche de cheveux en place... 

Aujourd'hui, la signification profonde de cette phrase m’échappe encore. En creusant davantage le filon de ma mémoire, il me revient qu’au fond ça n’est pas ma grand-mère elle-même que j’entendais mais bien plutôt le reflet, déformé, que j’apercevais d’elle dans le miroir qui s'adressait alors à ma propre imitation. Car c’est bien notre image, reflétée, qui est déformée, pas la glace elle-même. Alors, comment se pourrait-il que du seul fait de s'y mirer, elle eut pu finir par être dénaturée par la force agissante d'un simple regard ?

Une autre de ses expressions favorites était : « Tu vas user le miroir à force de t’y regarder! » Au-delà de la référence à un acte tout autant narcissique que vain, que dit cette phrase à la teneur toute teintée de surréalisme ? Le regard appuyé aurait-il le pouvoir de déformer la matière, une force suffisamment puissante pour corrompre la plaque de verre, noircir la couche d'argent ou d'aluminium et altérer le tain ? Cette injonction grand-maternelle était-elle la simple interpellation de mon juvénile narcissisme ou le reflet d'une crainte chez elle plus profonde, comme une manière d'écho à d'anciennes croyances superstitieuses en des pouvoirs magiques intrinsèques de l'objet, ou, qu’à trop être sollicité le miroir s’use au point de se déformer et, partant, de modifier encore davantage le reflet par lui renvoyé à celui qui s’y mire ? Comme une lointaine résonance, même inconsciente, à la crainte ancestrale du miroir des sorcières à qui l'on attribuait des pouvoirs magiques et que, à une époque encore très empreinte de superstitions, certains maîtres, défiants, faisaient croire à leur domesticité qu'il avait le pouvoir de leur permettre de les surveiller à distance, voir même d'emprisonner leur âme. 

Ce que ne percevait en tout cas pas ma grand-mère c’est que ces psychés qu’elle craignait que j’use a trop les solliciter et qui, il est vrai, étaient parfois mes maîtres, se comportaient pour moi le plus souvent comme des conseillers, agissant presque en amis pour l’enfant que j’étais alors. Ils manifestaient, je crois, une certaine représentation de ma tendance à beaucoup intérioriser. Tour à tour, le miroir m'aura permis de renforcer ma confiance en moi en explorant la part flatteuse du reflet, tout comme il m’aura fourni une manière de support à une réflexion introspective pour chercher, au plus profond, à percer à jour la face cachée de mon âme. Fort heureusement, au contraire de Roquentin, le personnage de Sartre, je n’ai jusqu’à présent jamais été pris de nausée face à mon reflet et je n’ai pas eu à mettre en pratique le précepte d’un mien ami : « Si tu ne peux plus te voir, ni te sentir, va te faire sentir par les autres! »

De temps à autres, à Cely,  il m’arrivait aller dans la chambre de mes grands-parents où les deux armoires à glace qui renfermaient tout le linge de la maison se faisaient face et permettaient, par le jeu des reflets, une mise en abîme qui me procurait une sensation presque ressentie de chute vertigineuse. Elle me donnait alors une espèce d'idée du vide et de l’infini. L'univers étrange tout autant qu'hypnotique où mon reflet se multipliait, comme dans ces images de mandalas psychédéliques, provoquait une agréable distorsion du temps et de l'espace. Les miroirs, en face-à-face, agissaient alors presque physiquement comme des portes ouvertes sur un autre univers dans lequel l'illusion de la réalité, s'insérant dans son propre reflet, se répéterait à l'infini. Les miroirs, quels qu'ils soient, m'ont toujours donné le sentiment qu'ils cachaient des portes, des sas entre ce monde et d'autres, et qu'on pouvait, pour peu qu'on en trouve le moyen, les traverser pour aller voir au-delà ce qui s'y passe.

En y repensant, ici et maintenant, ces miroirs m'ont très tôt enseigné une manière très ludique d'aborder l'idée qu'il ne saurait y avoir de réalité unique, mais bien que c'est l'angle de vue et la manière de voir qui donnent un reflet, une illusion de la réalité. Ou, pour le dire autrement que nous appréhendons la vie à travers un prisme et qu'il y a d'une part notre vérité mais aussi celle du miroir que, souvent, nous présente le regard de l'autre, et puis aussi celui de notre mémoire qui, elle-aussi, à sa façon, déconstruit pour mieux la recomposer la réalité de notre propre histoire. Rien de moins.

samedi 11 avril 2020

Ne rien se souvenir de ce qui fait un homme

"Comment un homme prisonnier dans la toile de la routine peut-il se souvenir qu'il est un homme, un individu distinct, qui se voit accorder une seule occasion de vivre, avec des espoirs et des déceptions, des douleurs et des peurs, avec le désir d'aimer et la terreur de la solitude et rien ? "1

Pour commencer mon petit libelle du jour, je prends la liberté de citer l'écrivain et psychanalyste américain Erich Fromm. Ancien membre de la Société Psychanalytique de Vienne, il fut l'une des figures de l'école psychodynamique américaine mettant en avant l'interaction de l'individu avec le groupe social. Ce très beau passage m'a semblé faire particulièrement écho à la situation inédite et terrible que notre monde traverse. Avons-nous encore le souvenir de ce qui fait de nous des hommes ?

Pour revenir à notre actualité du moment, les médias en ligne titrent aujourd'hui tous sur une baisse record du nombre de blessés et de tués sur les routes en mars. Wouhaaa ! En voilà de l'info, et de la chaude! Les français ne peuvent plus rouler au volant de leur auto, la violence routière a diminué! Bon, alors, comment dire ? On nous prend pour des neuneus ou ce sont eux les cons ? Le confinement, et, par voie de conséquence, l'interdiction de circuler a même, selon un très officiel communiqué du Ministère de l'intérieur, "bien évidemment fortement réduit l’ensemble des déplacements". Non ? Vrai ?... Allez, je te fais une petite prédiction : Mon petit doigt me dit que les quatre dernières semaines, et ce sera tout particulièrement  vrai pour les jours des départs en vacances et le weekend pascal, auront également connu un record de diminution du nombre de kilomètres de bouchons routiers, et même sans-doute comme jamais depuis les années 70!

Dans le même temps, des journalistes très sérieux (si! si!...) nous enseignent que les grands excès de vitesse enregistrés pendant la première semaine d'avril sont marqués par une hausse spectaculaire par rapport à la dernière semaine avant le confinement. Tiens donc... Empêchés qu'ils sont de circuler librement, certains, espérant peut-être, en forçant l'allure, échapper aux contrôles de leur laisser-passer par des pandores aux aguets ou grisés par la fluidité de voies rapides dépeuplées comme elles ne l'ont jamais été, auraient un peu trop appuyé sur le champignon et... se seraient fait prendre alors, mais pour excès de vitesse.

Il est, depuis plus de quatre semaines, expressément interdit de circuler et... il y a moins de circulation ! Jolie Lapalissade! Et tiens, puisqu'on évoque la mémoire du seigneur de La Palice, ses vérités d'évidence un peu niaise et ses truismes en tous genres, la période est propice pour rappeler ce couplet de "La chanson" que l'Académicien et poète Bernard de la Monnoye lui a consacré, tant il entre en résonance avec l'actualité de trop nombreux de nos semblables et les débats sans fin de la Faculté sur l'hypothèse d'un traitement curatif :

"Il consultait rarement
Hippocrate et sa doctrine,
Et se purgeait seulement
Lorsqu’il prenait médecine"2

En guise de conclusion à cette petite errance du jour qui nous aura conduit, par les chemins détournés et curieux d'une libre association dont la logique reste inaccessible à l'auteur confiné, d'un Maréchal de France du Quinzième siècle à un sociologue et psychanalyste marxiste du Vingtième, je livre à ta réflexion, cher lecteur, cette très belle citation de Fromm dont nous pourrions sans doute nous inspirer en cette conjoncture si particulière : "La tâche à laquelle nous devons nous atteler, ce n'est pas de parvenir à la sécurité, c'est d'arriver à tolérer l'insécurité." 


1 - Erich Fromm - "L'art d'aimer" (1957)
2 - Bernard de la Monnoye - La chanson de La Palice (Début du XVIIIème siècle)