mercredi 14 mai 2025

Rien ne m'y avait préparé

Il est des matins où le silence pèse plus lourd que l'absence de bruit. Où la lumière, filtrant à travers les volets, semble révéler davantage les ombres que les formes. Ce matin-là, il y a quelques jours, à peine, le monde était pourtant le même : le café fumait dans la tasse, assise à mes pieds, la chienne réclamait sa caresse matinale, au jardin qui s'éveillait, les oiseaux chantaient leur ritournelle habituelle, et pourtant, quelque chose avait changé.

Je viens d'avoir 63 ans.

Rien ne m'y avait préparé.

Ce n'était pas une surprise, bien sûr. Les années s'égrènent avec une régularité implacable, et chaque anniversaire est une étape autant contrainte qu'attendue. Mais cette fois-ci, le chiffre a une résonance particulière. Il porte en lui une charge émotionnelle, une densité que je n'avais pas anticipée.

À 63 ans, cher lecteur, on est à la croisée des chemins. Plus un jeune bien sûr, mais pas encore un vieux con pourtant. Un entre-deux où le passé pèse d'autant plus que l'avenir, lui, va en s'amenuisant. Les souvenirs affluent, les projets se font plus rares. On commence à compter les années non plus depuis la naissance, mais jusqu'à une échéance tout aussi certaine qu'inconnue.

J'ai atteint un âge sans mode d'emploi. Les manuels de développement personnel s'arrêtent souvent à la cinquantaine, cet âge où, dans le monde du travail, on entre dans la catégorie des "seniors", ceux qui sont considérés comme moins performants, essorés, finissants. Ceux qu'il faut remplacer par des plus jeunes, dont le tour viendra bientôt d'être eux-mêmes évincés. Comme si au-delà d'un certain âge, il n'y avait plus rien à apprendre, plus rien à vivre. Mais la vie, elle, continue, avec ses surprises, ses joies, ses peines. Et l'on se retrouve, un matin, à se demander : "Et maintenant ?"

Les rides se sont installées, discrètes mais tenaces. Les cheveux ont blanchi, les articulations grincent parfois. Mais ce n'est pas le corps qui trahit le plus, c'est l'esprit. Qui nous fait chaque jour un peu plus prendre cette conscience aiguë du temps qui passe, de la finitude de l'existence. Cette lucidité qui peut être à la fois une bénédiction et une malédiction. Cette sagesse - parfois - qui est le fruit de l'expérience d'une vie, et que souvent rejette le monde professionnel.

À 63 ans, on devient le gardien de sa propre mémoire. Je me surprends à te raconter, cher lecteur, des histoires que personne ne m'a demandées de faire revivre, à évoquer des noms dont plus personne à part moi ne se souvient. A convoquer les fantômes de ceux qui ne sont plus. Je mesure chaque jour un peu plus le chemin parcouru, les choix faits, les regrets tus, les remords aussi...

Et puis, il y a cette pensée lancinante : mon père est mort à 64 ans. Il y aura bientôt un quart de siècle. Je m'approche inexorablement de l'âge qu'il avait quand la maladie l'a emporté. Chaque jour qui passe me rapproche de cette frontière invisible qu'il n'a pas franchie. Je vis les jours qu'il n'a pas eus, je porte en moi sa mémoire et son absence. J'appréhende presque de traverser une période de vie qu'il n'a pas eue la chance de vivre.

Tout soudain, j'ai eu 63 ans. Et personne, jamais, ne m'avait dit que ce serait ça.

lundi 28 avril 2025

Rien publié depuis deux mois

Deux mois. Soixante jours. Une éternité à l’échelle d’un blog. Pas un mot, pas une ligne, pas même une ébauche. Ce silence n’était pas prémédité, mais il s’est installé, doucement, sans fracas. Un jour, j’ai pensé : « Je publierai demain. » Puis demain est devenu après-demain, et ainsi de suite. La procrastination, ce mot aux sonorités presque poétiques, a pris ses quartiers, s'est installé et l'envie s'est faite moins pressante.

Mais pourquoi, après plus de quinze ans passés, cette soudaine inertie ? Le manque de temps, peut-être, le défaut d'inspiration, plus surement. Pourtant, le temps, on le trouve toujours pour ce qui nous tient à cœur. Était ce alors un manque d’envie ? Peut-être. Ou une peur sourde, celle de ne pas être à la hauteur, de ne pas trouver les mots justes.

La vérité, c’est que l’écriture, même celle de ces miscellanées, de ces courts textes qui composent ce blog des petits riens, est un acte intime, une mise à nu renouvelée à chaque publication. Chaque mot posé est une part de soi offerte au regard de l’autre. Et parfois, ce regard, même imaginaire, inhibe. On craint le jugement, on redoute l’indifférence. Alors on se tait.

Pourtant, les sujets n'ont pas manqué pendant cette période. L’actualité, les émotions, les rencontres, les souvenirs… Autant de sources d’inspiration. Mais l’inspiration ne suffit pas. Il faut l’élan, cette impulsion qui pousse à s’asseoir et à écrire. Et cet élan, je ne l’avais plus.

Peut-être est-ce le syndrome de l’imposteur qui a frappé à ma porte ? Ce sentiment de ne pas être légitime, de ne pas mériter l’attention. Ou peut-être est-ce simplement la vie, avec ses hauts et ses bas, qui m’a éloigné de l’écriture...

Mais aujourd’hui, je choisis de rompre ce silence. Non pas parce que j’ai retrouvé une source d'inspiration fulgurante, mais parce que je ressens le besoin de renouer avec toi, lecteur fidèle ou de passage. Parce que l’écriture me manque, tout simplement.

Je ne promets pas de publier régulièrement, ni de livrer des textes parfaits. Je m'engage seulement à continuer d'écrire, avec sincérité, au gré de mes envies et de mes humeurs. Parce qu’au fond, c’est cela, l’essence de ce blog : partager des petits riens qui, mis bout à bout, font un tout qui me raconte.

Alors, ami lecteur, merci de ta patience, de ta présence, silencieuse ou exprimée et à très vite, pour de nouveaux partages.

lundi 3 mars 2025

Emplir le rien qui nous entoure

Toucher du doigt le relativisme de l’existence humaine, c’est accepter l’idée vertigineuse que notre monde pourrait disparaître sans laisser la moindre trace dans l’immensité du cosmos. Avec ses 2000 milliards de galaxies, l’univers met en perspective la fragilité de notre espèce et la nature éphémère de nos réalisations. Que sont nos civilisations terrestres, si puissantes en apparence, à l’échelle cosmique ? Pourtant, nous continuons à nous comporter comme si nous étions le centre du monde, obsédés par des flux d’informations incessants qui ne reflètent que notre nombrilisme. Cette illusion de grandeur, cette démesure face à notre condition, relève de l’hubris, ce défaut tragique qui, selon les Grecs anciens, précipite la chute de ceux qui osent défier l’ordre du monde.

Notre terrible époque est marquée par une surexposition informative - que j'ai souvent dénoncée dans ces lignes - qui alimente une illusion de maîtrise et d’importance. Nous nous noyons quotidiennement dans des notifications incessantes qui nous tiennent en haleine sans jamais nous élever et qui sont la source de controverses futiles, de polémiques d'autant plus violentes qu'elles sont inconsistantes. Nous avons remplacé la réflexion par la réaction, le savoir par le bruit, l’être par le paraître. Et pourtant, face à l’insondable immensité du cosmos, qu’importent ces effervescences passagères ? Nos querelles politiques, nos indignations digitales et nos tempêtes médiatiques s’évanouissent dans l’insignifiance dès lors que l’on veut bien prendre un peu de hauteur. 

T'est-il arrivé, comme moi, de te demander ce que nous avions fait du logos, cette rationalité ordonnée, ce principe structurant que les philosophes présocratiques considéraient comme la voie vers une compréhension plus juste du monde ? Les grandes traditions philosophiques nous invitent à repenser notre rapport au temps et à l’existence. Les Stoïciens, à travers Marc Aurèle, enseignaient que "tout ce qui existe est éphémère" et qu’il faut embrasser cette réalité avec sérénité. Le bouddhisme, de son côté, fait de l’impermanence une vérité fondamentale et source de sagesse. La science, quant à elle, nous confronte à une question vertigineuse : si nous admettons que nous sommes la seule intelligence de l’univers observable, notre disparition signifierait alors l’extinction de toute conscience connue. 

Pour autant, si elle est vouée à ne pas faire trace, devons-nous considérer l'existence de l'humanité comme un échec ? L’art, la science et la pensée humaine ont une valeur intrinsèque qui ne dépend pas de leur conservation à l'échelle d'un espace-temps infini. Créer, aimer et comprendre ne sont pas vains parce qu’ils sont fugaces ; ils prennent, au contraire, tout leur sens dans l’instant présent.

Notre mission ne serait donc pas d'essayer de durer éternellement, mais de semer des graines qui porteront leurs fruits sous des formes inattendues et dont, peut-être, nous sommes même incapables d'envisager les conséquences.

La conscience de la fragilité de notre existence, plutôt que nous incliner au nihilisme, ne devrait-elle pas nous inciter à vivre pleinement ? Si nous sommes certains de notre finitude et que nous ne savons pas combien de temps nous avons, nous sommes en revanche forts de l'instant présent. Embrassons la vie, créons, aimons, explorons. Non pas pour l’éternité, mais pour la beauté du moment vécu intensément, ici et maintenant. Car, voici le paradoxe ultime : nous savons que l’humanité n’est qu’un grain de poussière perdue dans l’immensité, un éphémère frisson de conscience à l'échelle, inatteignable à notre comprehension, du cosmos et de l'espace-temps. Mais, dans le même temps, nous nous croyons indispensables, persuadés que c’est notre regard qui donne forme à l’univers, que sans nous, rien n’existerait plus.

La disparition du dernier homme signera-t-elle la fin du monde, non pas par une forme imprévisible de cataclysme cosmique, mais tout simplement parce qu’il n’y aura plus de conscience pour décrypter l’ordre de l'univers et lui donner un sens ? Nous oscillons toujours entre humilité cosmique et hubris intellectuelle, enfermés dans une contradiction que nous ne saurons jamais pleinement résoudre. Pourtant, face à l’abîme du néant, c’est dans nos actions quotidiennes, ces petits riens éphémères et futiles, que nous trouvons la ressource pour donner sens au rien qui nous entoure et emplir le vide inhérent à notre humaine condition.

mercredi 19 février 2025

Rien à savoir, rien à démontrer

Ami lecteur, n'as-tu pas, comme moi, parfois l’impression que nous avons tous été plongés dans une gigantesque expérience sociale sans avoir signé le moindre formulaire de consentement ? Où nous agirions un peu comme des cobayes coincés dans un labyrinthe où chaque issue est une impasse, mais où il est strictement interdit de réfléchir pour chercher une porte de sortie. Nous vivons désormais dans une époque dite "post-moderne" où avoir raison est devenu un concept flou, adaptable à la convenance de chacun. Plus besoin de démonstration, plus besoin d’arguments solides, plus besoin de faits vérifiables. Il suffit d’affirmer, de répéter et, surtout, de façon péremptoire, en faisant beaucoup de bruit. Plus c’est fort, plus c’est vrai! Et gare à ceux qui osent contester la vérité du moment : ils seront aussitôt cloués au pilori numérique sous un flot de hashtags assassins.

Dans cet univers parallèle où la rigueur intellectuelle est devenu un luxe ringard, la moindre information est sujette à un remix instantané. Un détail dérange ? On le coupe. Un fait historique contredit une belle indignation ? On le jette. Une citation ne va pas dans le bon sens ? On l’arrange. Une image gêne ? On la retouche. Et hop, une toute nouvelle vérité dite « alternative » succède à la réalité.

Pour mieux naviguer dans cette époque fascinante, voici quelques définitions revisitées, à la sauce post-vérité :

• Doute : Preuve irréfutable que vous êtes un suppôt du système (sauf si ce doute va dans le bon sens, celui de la doxa ambiante, bien entendu).

• Fait : Concept optionnel, utilisé uniquement s’il permet de conforter une opinion préexistante, et si possible sans aucun fondement critique.

• Esprit critique : Terme désuet, souvent confondu avec “remettre en cause tout ce qui me dérange”.

• Débat : Pratique frappée d'obsolescence remplacée par l’art d’invectiver sans écouter.

• Raisonnement : Acte suspect qui vous classe automatiquement dans la catégorie des « élites déconnectées ».

• Vérité : Notion à géométrie variable, livrée en kit par les algorithmes et personnalisable selon l’humeur et le besoin du jour.

C’est à croire que nous avons assisté, sans même nous en rendre compte, à la naissance d’une nouvelle langue officielle. Oui, une novlangue, comme dans 1984, mais en plus festif. Parce que là où Orwell imaginait une oppression brutale et visible, nous avons inventé, bien caché sous des oripeaux aux allures ludiques adaptés à l'homo festivus contemporain décrit par Philippe Muray, un système bien plus sournois : l’auto-flicage de la pensée. On ne nous force plus à penser d’une certaine façon - non! Nous le faisons nous-mêmes, avec enthousiasme, armés de certitudes renforcées par les "informations" qu'orientent vers nous sur internet des algorithmes sans conscience ni émotion, et le souverain mépris du sachant pour ceux qui osent encore douter et réfléchir.

Le plus beau, dans cette immense théatre de faux-semblants, c’est que tout le monde joue son rôle à la perfection. Les marchands de vérités prémâchées nous bombardent de concepts frelatés et de dogmes relookés, adaptés à une consommation avide et rapide et, dans le même temps, ayant abandonné tout esprit critique, trop nombreux sont les médias qui se contentent le plus souvent d’être des caisses de résonance, transformant l’information en un spectacle permanent où l’émotion l’emporte sur l'analyse et la réflexion.

Et nous, pauvres spectateurs, nous scannons frénétiquement nos écrans, à la recherche de notre dose quotidienne de révolte préfabriquée. Il faut avoir un avis. Tout de suite. Partout, sur tout ! Et il doit être tranché. Sinon, on est vite suspecté d'une forme de mol déviationnisme de la pensée. On ne cherche plus à comprendre : on choisit son camp. Il y a les bons et les méchants, les éveillés et les endormis, ceux qui savent et les naïfs. Nuancer, c’est capituler. Prendre du recul, c’est tromper. Douter, c’est trahir. L’essentiel n’est pas de savoir, mais d’affirmer qu’on sait !

Retour vers la lumière ?

À l’heure où certains des plus grands dirigeants mondiaux jouent aux échecs avec des vies humaines, il est tentant de sombrer dans le cynisme. Les récentes manœuvres politiques, où l’on voit un président américain fraîchement élu converser tranquillement avec un autocrate russe, laissent perplexes ceux qui croyaient encore en une diplomatie fondée sur des principes. Les Européens se retrouvent marginalisés et divisés sur la stratégie à adopter, tandis que des décisions qui intéressent au premier chef notre continent, se prennent aujourd'hui sans eux.

Alors que faire ? Devons nous, face à cette cacophonie géopolitique, capituler ? Accepter que la vérité soit constamment réécrite par ceux qui crient le plus fort ? Ou bien est-il temps de raviver notre esprit critique, de questionner les narratifs trop simplistes et de refuser les vérités préfabriquées ?

Peut-être que tout n’est pas perdu. Peut-être reste-t-il encore quelques individus prêts à défendre la complexité du réel, à s’opposer aux raccourcis intellectuels et à exiger une information rigoureuse, sourcée et vérifiée. Car si nous abandonnons cette quête, nous risquons de nous réveiller un jour dans un monde où l’on nous dira, sans sourciller, que 2 + 2 = 5, et où nous l’accepterons docilement. Le temps sera alors venu pour nous, comme dans le roman 1984 de George Orwell, de répéter comme un mantra le slogan de Big Brother : « La guerre, c'est la paix. La liberté, c'est l'esclavage. L'ignorance, c'est la force. » Il n'y aura plus rien à démontrer.

samedi 18 janvier 2025

Serait-il préférable que rien n'existe ?

 

Serait-il vraiment préférable que rien n’existe ? Cette interrogation, à première vue déconcertante, m’a traversé récemment l’esprit à plusieurs reprises, notamment en observant les bouleversements de l’actualité et la prolifération incessante de fausses informations véhiculées par le Net. Cher lecteur, tu le sais, sur le blog des petits riens, j’aime m’attarder sur ces questionnements philosophiques qui surgissent au détour du quotidien. Ce sont parfois ces infimes détails – ces fameux « petits riens » – qui agissent comme des portes d’accès à des réflexions plus profondes. Alors, entre l’étonnement que suscite la question et la portée quasi vertigineuse de son contenu, je t’invite à plonger avec moi dans cette exploration : serait-il vraiment mieux que rien n’existe ?

Pour comprendre la radicalité de ce « rien », il me semble essentiel de se tourner vers la pensée de Spinoza. Chez lui, chaque être est animé par ce qu’il appelle le « conatus », c’est-à-dire un élan vital, une force intrinsèque qui nous pousse à persévérer dans notre être. Le simple fait d’imaginer l’univers vidé de toute substance, de toute existence, revient à nier cette pulsion fondatrice. Nous perdrions alors l’étincelle de vie qui, au-delà de l’instinct de survie, nous oriente vers la recherche de la joie et de la connaissance. Spinoza nous rappelle que l’existence n’est pas un fait figé, mais un processus continu d’expansion et de compréhension. À travers sa philosophie, il nous invite à considérer que la vérité ne surgit pas telle une illumination soudaine : elle se construit progressivement, patiemment, au gré de la raison et de l’échange argumenté.

Or, si l’on regarde le monde contemporain, force est de constater que le conatus spinoziste semble constamment mis à l’épreuve. Nous vivons à une époque où les « opinions » se substituent parfois aux faits établis, où le sensationnalisme se fait plus audible que l’analyse réfléchie. La propagation de fake news, ces fausses informations colportées sur toute la planète à la vitesse de la lumière sur les réseaux sociaux, brouille nos repères et crée parfois un profond sentiment d’impuissance. Il est facile, face à ce déluge d’informations contradictoires, de sombrer dans le désenchantement et de se demander si, finalement, il ne vaudrait pas mieux que rien ne soit. Mais Spinoza, à l’inverse, nous exhorterait à renouer avec notre pouvoir de compréhension et d’action. Loin d’être un luxe réservé à quelques érudits, l’effort rationnel est à la portée de chacun de nous : il consiste à mettre en doute, examiner et recouper ce qui nous parvient, afin de forger une connaissance plus solide, plus partagée.

Cette exigence de lucidité ne doit cependant pas nous faire oublier l’autre, c’est-à-dire la dimension relationnelle de notre existence. Appelons en maintenant, si tu veux bien, à la philosophie d'Emmanuel Levinas, en recentrant le débat sur la question éthique. Pour Levinas, l’existence n’est pas seulement un état de fait : elle est un appel émanant d’autrui. Le visage de l’autre m’interpelle, me confronte à ma propre responsabilité, et me rappelle que je ne me définis pas seul. Il y a dans cette rencontre un appel à la transcendance, au dépassement de soi. Si plus rien n’existait, nous serions certes débarrassés de toutes les controverses politiques ou médiatiques. Plus de polémiques stériles sur Internet, plus d'affrontements houleux autour du fact-checking… Mais nous perdrions simultanément la possibilité de rencontrer autrui, d’entendre sa voix singulière, d’entrer dans ce face-à-face qui m’oblige à répondre à ses besoins et à sa soif de vérité. Exister, comme le dirait Levinas, c’est déjà répondre : répondre aux questions qui me sont adressées, répondre aussi à la souffrance qui se manifeste, et parfois même répondre aux dérives de la désinformation.

Dans ce contexte, le fact-checking apparaît non pas comme un simple gadget technique, mais comme un outil crucial pour préserver la qualité du lien social. Recouper les faits, vérifier les sources, clarifier les contextes : autant de « petits riens », souvent perçus comme fastidieux ou insignifiants, qui peuvent pourtant faire toute la différence. Ces gestes minutieux, presque invisibles, permettent de retisser la confiance dans un espace public fragilisé par la suspicion et le doute. Et c’est peut-être là que se cache l’enjeu principal : en réhabilitant la parole exacte, en prenant soin de sa fiabilité, nous faisons œuvre de respect mutuel. Dans un monde où le mensonge peut se répandre à la vitesse d’un clic, il n’est pas exagéré de dire que s’efforcer d’établir et de partager la vérité s’apparente à un acte de résistance.

Mais alors, pourquoi toutes ces réflexions nous amèneraient elles à conclure qu’il ne vaut pas mieux que rien n’existe ? Tout simplement parce que, dans l’existence, même troublée par la confusion des faits et la multiplication des opinions trompeuses, persiste une potentialité créatrice : celle d’une véritable rencontre, d’une élaboration commune de sens , d’une joie partagée. Spinoza nous apprend qu’en comprenant mieux le monde, nous accroissons notre puissance d’agir et notre joie. Levinas nous rappelle que dans cette aventure, l’autre est toujours présent, et qu’il vient exiger de nous une réponse éthique. Sans existence, cette éthique disparaîtrait, emportant avec elle la possibilité de toute relation et de toute transcendance.

Bien sûr, je ne sous-estime pas la tentation nihiliste. Parfois, la complexité du réel et la lassitude face aux innombrables dérives médiatiques peuvent faire naître un sentiment de désespoir, voire un désir de fuite. Il m’arrive moi-même de me surprendre à rêver d’un silence absolu, d’un monde sans disputes ni dissonances. Pourtant, je ne peux m’empêcher de penser qu’en perdant ces voix multiples, en perdant ce grondement permanent de la vie, nous perdrions aussi ce qui la rend si précieuse : l’élan vital, la possibilité d’apprendre, la responsabilité envers autrui, le plaisir de saisir un fragment de vérité au milieu du chaos.

En fin de compte, souhaiter la non-existence reviendrait donc à renoncer à notre humanité. Cette tension entre la nécessité d’examiner le réel et la responsabilité que, en tant qu’être social, j’ai envers l’autre est au cœur même de ce que signifie « être ». Notre quête de sincérité et de sens n’est pas un long fleuve tranquille, elle est jalonnée de zones d’ombre et de tromperies, de combats pour la vérité et de remises en question incessantes. Mais ces « petits riens » du quotidien, qui paraissent parfois insignifiants, sont précisément les occasions de redonner chair à l’existence : un fait vérifié, une conversation honnête, un geste d’entraide, un regard bienveillant.

Voilà pourquoi, à mes yeux, il est infiniment plus enrichissant de se confronter à la complexité du réel que de la fuir. Nous avons tout à gagner à honorer ce conatus spinoziste qui nous pousse à nous élever par la connaissance, et à répondre à l’injonction éthique lévinassienne qui nous rappelle que nous ne sommes pas seuls. L’existence, malgré ses épreuves et ses imperfections, est porteuse de promesses. En y veillant ensemble, en tissant des liens de confiance et en veillant à ce que la recherche de la vérité demeure notre boussole commune, nous découvrons un sens qui dépasse la simple somme de nos individualités.

Ainsi, en cette époque troublée, il me paraît plus que jamais nécessaire de défendre l’existence - et d’y veiller avec soin, jusque dans les plus infimes détails - des petits riens. Parce que dans ces « petits riens » se loge l’essence même de notre humanité, de notre pouvoir d’agir, et de notre responsabilité les uns envers les autres. En définitive, souhaiter la non-existence de tout reviendrait à renoncer à ce qui fait de nous des êtres spirituels : l’élan vital cher à Spinoza et l’exigence éthique de Levinas. À mes yeux, et j’espère aux tiens aussi, il est infiniment plus enrichissant de se confronter à la complexité du réel que de la fuir. Parce que c’est en cela que réside peut-être la promesse d’un monde où, si chacun pourra toujours librement exprimer son point de vue dans le respect de la parole de l’autre, la recherche de la vérité demeurera notre boussole commune et partagée.


mardi 3 décembre 2024

Rien à comprendre

Lorsqu’il s’est agi, l’été dernier, de mettre en place un « front républicain » pour barrer la route des candidats du RN aux législatives, toute la gauche a su se mobiliser comme un seul homme. Et avec quelle ferveur ! Ce fut presque shakespearien : "l’être ou ne pas être" de l’éthique et de la morale en politique semblait alors en jeu. Les grands mots étaient de sortie : "défense de la République", "valeurs communes", "bien de la Nation". Drapés dans la toge immaculée de leur dignité, les leaders de la gauche bien-pensante, alliés aux Insoumis et à leurs candidats "baroques", prenaient alors des pauses de héros antiques. Mais demain ? Demain, ces mêmes valeureux hussards de la morale républicaine nous annoncent qu'ils mêleront leurs voix à celles du RN pour censurer le Gouvernement Barnier. Et là, subitement, la tragédie devient un opéra bouffe. Bienvenue en Absurdistan !

Tu comprends, toi ?

Dans ce grand Guignol qu’est devenu l’Hémicycle de l’Assemblée nationale, la question n’est pas tant de comprendre que de savourer l’absurde. Comme disait Camus, "l’absurde naît de la confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde". Ici, ce n’est pas tant de silence qu’il s’agit mais plutôt de bruit et de fureur. Nos élus – à gauche, à droite, au centre et même parfois ailleurs – se livrent à une gymnastique intellectuelle et éthique qui relèvent davantage des figures compliquées d’un Kamasutra mal maîtrisé que de postures de sagesse. Mais il ne s’agit pas de se moquer (pas uniquement, en tout cas). Ce qui se joue ici, c’est l’éternel débat entre intérêt et idéal.

Le « front républicain » : Expression d’un idéal ou stratagème politicien ?

Rappelons nous. L’été dernier, le "front républicain" était brandi par les hoplites de la bien-pensance comme le bouclier d’Athéna contre la percée des spartiates d’une extrême droite présentée comme l’ennemi absolu. La démocratie était en danger ! La morale républicaine était portée comme un étendard. Ceux qui, la veille encore,  se déchiraient à coups de slogans acérés et de tweets délétères, trouvaient subitement un "intérêt supérieur et partagé" à défendre les "valeurs communes" devant la "menace brune". Quel miracle ! Mais que reste-t-il de tout ça aujourd’hui ?

Barnier arrive. Le gouvernement tangue sur l’adoption du budget de la Sécurité Sociale, et avec, en sous-main, le positionnement tactique et les postures grotesques de ceux qui pensent demain pouvoir porter les couleurs de leur coterie à la magistrature suprême, l’intérêt partisan bien compris reprend ses droits. La question n’est plus de "barrer la route au RN", mais de jouer de sa présence en force sur les bancs de l'assemblée, de l’utiliser pour mieux déstabiliser un pouvoir jugé incompatible avec les intérêts, pourtant totalement divergents de ceux qui s’accordent à jouer le chaos pour des raisons purement tactiques. Les idéaux ? Aux orties. Le front républicain ? Jeté aux oubliettes. La morale politique ? Un ornement qu’on ne sort que pour les grandes occasions, mais qu’on abandonne dans les couloirs du Palais Bourbon à la moindre turbulence. L’intérêt du pays ? Quoi ?...

Le parti, d'abord, pour le pays on verra !

Peut-être faut-il lire tout cela à travers le prisme de la philosophie stoïcienne. À la manière d’Epictète, rappelons nous : "Il ne dépend pas de toi de changer le monde, mais bien de comprendre ce qui dépend de toi." Traduction : la politique ne serait qu’un échiquier où les règles changeraient selon les coups et les intérêts de chacun.

Et pourquoi pas en rire ? La classe politique française, si souvent décriée pour ses défauts, est, pour moi, une inépuisable source d’absurde émerveillement. Imaginez : à gauche, on se lamente sur l’état du pays et on écrit les pages d’un discours de censure qui dénonce l’influence des idées populistes sur le gouvernement tout en faisant, de fait, alliance avec l’extrême droite ; à droite, on agite la menace de la gauche tout en faisant des ronds de jambe au RN qui, lui-même, ne répugne pas à voter avec l’extrême-gauche honnie… Ah ! qu’ils seront beaux et fiers tous ces élus LFI et RN qui, debout pour célébrer leur triste victoire, applaudiront et éructeront de concert à la chute du gouvernement ! Vive la Quatrième !

 Alors, que faire, me diras tu ?

La prochaine fois qu’on te parlera de "front républicain", d’alliance improbable ou de censure morale, pose toi cette question simple : suis-je un citoyen, libre de ses choix, ou l’acteur involontaire et servile d’une mauvaise pièce de théâtre ?

Pour ma part, je choisis de sourire… et d’écrire.

jeudi 21 novembre 2024

Ils ne comprennent rien

Il est 7h37, l’heure où le métro parisien devient une chorégraphie désordonnée de corps pressés et de regards fuyants. Ligne 7, direction La Courneuve. Je suis dans la rame depuis quelques stations, entouré d’une foule au visage familier composée d'inconnus. Au Kremlin-Bicêtre, les portes se referment, et nous plongeons dans le long tunnel qui mène à Maison Blanche. Rien d’inhabituel, jusqu’à ce que le temps paraisse se distendre.

Au bout de dix minutes, une pensée désagréable surgit : C’est anormalement long. La vitesse semble avoir augmenté. Les parois du tunnel, que je devine derrière les vitres, défilent plus vite. Les visages autour de moi se figent. Quelqu’un tente un sourire rassurant, certains fredonnent pour se donner une constance, d'autres prient, un bébé hurle, l’angoisse est contagieuse.

Je sors mon smartphone. Pas pour regarder les réseaux sociaux, ni les statistiques de mon blog, non. Cette fois, c’est sérieux. Je veux appeler… qui ? Les pompiers ? La RATP ? Véronique ? un ami ? Mais il n’y a aucun réseau. Une barre rouge me nargue. Je regarde ma montre. Vingt minutes. La station Maison Blanche aurait dû apparaître depuis longtemps, mais le train fonce, imperturbable, comme s’il ignorait les lois du monde extérieur.

Autour de moi, le silence s'est fait pesant. Les passagers échangent des regards lourds de questions silencieuses. Le claquement des rails, d’habitude rythmé, devient oppressant, une menace sourde. Un enfant serre la main de sa mère, un étudiant fixe l’écran noir de son téléphone, un vieux pleure. La vitesse semble encore augmenter.

Et si… ? Non, impossible. Nous sommes en sécurité, n’est-ce pas ? Les métros ne s’égarent pas. Ils s’arrêtent toujours, tôt ou tard. Mais une voix intérieure chuchote autre chose, une peur primitive que je n’ose formuler : Et si nous étions ailleurs ? Et si cette rame ne s’arrêtait jamais ?

Dans ce tunnel sans fin, le temps se dilue. Les pensées deviennent floues, presque irréelles. Et pourtant, nous sommes encore là, figés dans l’attente, à scruter l’obscurité, espérant une issue qui tarde à venir.

Soudain, une lumière. Un soulagement. Le bout du tunnel ! Enfin. Le métro ralentit, les freins crissent, et je me lève, prêt à descendre à Maison Blanche. Mais lorsque les portes s’ouvrent, la stupeur m’envahit. Rien ici ne ressemble à Paris. Pas de carrelage blanc, ni de panneau "Sortie". À la place, des enseignes lumineuses en kanjis, des néons colorés, une horloge digitale qui indique 15h40 et des annonces diffusées dans une langue inconnue. Du japonais ! Je ne rêve pas : nous sommes à Tokyo.

Les autres passagers sont aussi déboussolés que moi. Quelques-uns échafaudaient à voix basse, dans le tunnel, des hypothèses farfelues sur une faille spatio-temporelle. Maintenant, ces murmures laissent place à des cris, des exclamations, et une panique physique. Comme un seul homme, les 500 âmes entassées dans la rame se précipitent sur le quai. Nous voilà, parisiens perdus, au milieu de Tokyoïtes médusés, certains immortalisant la scène sur leurs smartphones, d'autres cherchant un agent pour comprendre ce qui se passe.

Mais pour nous, c’est pire encore. Rapidement, une vérité gênante émerge : à part quelques touristes étrangers munis de leur passeport, et notamment des japonais, mi- surpris, mi amusés de ce rapide retour au bercail, nous n’avons rien. Pas de papiers d’identité, pas d’argent en yens, aucun mot même permettant d'expliquer, à défaut de la justifier, notre présence. Rien. Je me rends compte avec effroi que je suis devenu, en une station, un sans-papiers dans un pays où l’étranger est regardé avec méfiance et l’immigré avec défiance.

Et le paradoxe frappe fort : les sans-papiers qui partageaient notre rame n’ont, eux, rien perdu ni gagné dans cet improbable et extraordinaire voyage. Ils n’ont changé que de décor, passant d’une galère parisienne à une galère tokyoïte, toujours aussi invisibles et marginalisés. Certains, anticipant l’arrivée des forces de l’ordre, se sont déjà fondu dans le décor et ont profité de la désorganisation généralisée pour disparaître.

Comment sommes nous arrivés là ? Une erreur technique ? Une expérience scientifique non maitrisée ? Un caprice de l’univers ? Nous n’avons aucune réponse. Les autorités japonaises, elles, avec l'efficacité et le sens de l'ordre qui les caractérisent, n’ont pas tardé à intervenir. Une zone de quarantaine est organisée sur le quai. Des officiers impassibles, masques sur le visage et scanners à la main tentent de nous trier, contrôlent notre température corporelle, nous interrogent, et s'étonnent que nous ne comprenions pas leurs questions ou que nous leur répondions dans une autre langue que la leur. Et soudain des représentants de l'Ambassade de France débarquent. Nous sommes rassurés par la présence de nos diplomates. Malheureusement, nous nous rendons très vite à l'évidence : comment pourraient ils nous être d'une quelconque utilité alors même que, comme tout le monde ici, ils ne comprennent rien. Moi non plus.

mercredi 20 novembre 2024

Ça me gonfle !

Tout à l’heure, alors que je prenais le volant de mon automobile, le voyant d'alarme de sous-gonflage de l'un des pneus s’est allumé. Rien de grave, me dis-je, juste une petite vérification et, en un coup de gonfleur, je pourrai tailler la route. Je prends alors la direction d'une station-"service" proche de mon domicile, sûr de trouver une borne de gonflage en libre-"service" (faut pas rêver ! Plus personne ne te propose de gonfler tes pneus, vérifier les niveaux ou laver ton pare-brise... Parlons en du "service" !). Mais j'ai beau chercher, rien ! Foin de gonfleur.

Je demande à un employé, un peu interloqué, seul présent sur site derrière la vitre blindée de sa cabine, et, dans l'hygiaphone, il me répond : « On n’en installe plus, monsieur, ce n’est pas rentable. » Pas rentable ? Gonfler les pneus de son véhicule après avoir rempli son réservoir ou rechargé ses batteries, un luxe ? Je repars en direction d'une deuxième station du même (très) grand réseau français, flambant neuve celle-ci, et étalant sous ses néons scintillants ses bornes de recharge électrique. Rebelote : pas de gonfleur. Après une nouvelle démarche auprès de la troisième station visitée (et tout ça, au beau milieu des encombrements de l'heure de pointe, évidemment...), je commence à m’agacer sérieusement. Trente minutes de route, trente minutes de temps perdu, trois stations-service, trois échecs. Je finis par comprendre que les bornes de gonflage sont devenues une espèce en voie de disparition. Décidément, les grands réseaux d'approvisionnement en énergie, à défaut d'en fournir, ne manquent pas d’air…

Et pourtant, il n’y a pas si longtemps, c’était un service basique, à disposition chez quasiment tous ceux qu'on appelait encore alors - ils n'étaient pas tous anciens flics, ni alcooliques, souviens toi de Coluche dans Tchao Pantin - des pompistes. On nous rabâche sans cesse l’importance de vérifier la pression des pneus, pour : économiser du carburant, réduire l’usure, éviter le risque d'éclatement, et même limiter les émissions de CO₂ ! Mais à quoi bon nous mettre en garde, si ces outils basiques et indispensables disparaissent ?

Résultat des courses, je suis reparti avec un voyant jaune au logotype inquiétant qui clignote toujours et une bonne dose d'agacement et de frustration. Comment en est-on arrivé là ? Dans une région comme la mienne, trouver une borne de gonflage est devenu un parcours du combattant (on me dit même qu'il existe désormais des applications d'aide à la recherche de stations de gonflage...). Les stations de distribution de carburant se transforment en mini supermarchés, on y trouve tout ce qu'on veut ou presque, mais les services essentiels à la bonne marche des véhicules automobiles, eux, disparaissent. Au nom de la rentabilité me dira-t-on, mais alors pourquoi ne pas mettre en place un système de stations de gonflage tarifée ? Plutôt que rien, je préfèrerais, de très loin, un service payant, mais garanti et accessible.

Feu mon père me disait, il y a près de trente ans, qu'un jour on en arriverait à vouloir nous vendre l'air qu'on respire. On en est pas encore là, mais il est désormais de plus en plus difficile de simplement trouver l'air comprimé nécessaire pour gonfler nos pneumatiques. Ça me gonfle ! Au propre comme au figuré. Si l’un ou l’autre des dirigeants de ces réseaux de vente de carburant me lit, voici un message simple : remettez des gonfleurs, ce n’est pas une option, c’est une nécessité.