mercredi 5 avril 2017

En rien désirables...


En furetant hier soir dans la bibliothèque, je suis tombé sur une vieille édition anglaise du "Travels in France" d'Arthur Young. Publié en 1792, alors que le Grand Tour était devenu un élément essentiel de  l'éducation de tout sujet bien né de la couronne britannique, cet ouvrage peut être considéré comme l'un des premiers best-sellers touristiques, tout à la fois récit de la France pré-révolutionnaire et guide de voyages dans l'Hexagone.

Au risque d'apparaître en décalage avec ce que parfois mes textes peuvent laisser supposer de mon peu de goût pour une certaine modernité dans ce qu'elle a de plus vulgaire et une réelle aversion pour le tout collectif quand il nie l'individu, en contrepoint à l'opuscule de Rodolphe Christin "L'usure du monde, critique de la déraison touristique", je proclame haut et fort les valeurs d'un tourisme moderne, un tourisme démocratisé, autonomisé et de plus en plus accessible. L'autonomie contre la monotonie. La liberté d'aller, de revenir, comme une affirmation de la personnalité pour mieux lutter contre l'ennui, la tristesse, la platitude de la vie. "Triomphe d'une utopie", comme l'a écrit le sociologue Jean Viard, que certains décrivent comme une véritable culture de la mobilité, le Tourisme est entré dans une nouvelle étape de son développement.

Les besoins croissant de rupture, d'exutoire au stress et de ressourcement d'urbains de plus en plus déracinés, associés à une évolution en profondeur de la demande touristique, entraîneront, à relatif court terme, le passage d'un tourisme de pure consommation à un tourisme de participation. Si l'on pouvait, si même il fallait critiquer avec Philippe Murray ou Michel Houellebecq l'homo touristicus de la fin du siècle précédent, je suis persuadé que les évolutions récentes des pratiques ouvrent la voie à de nouvelles formes de tourisme.

D'aucun nous annonce même pour demain le tourisme autrement: une forme de moderne Grand Tour, sans bouger de son fauteuil. Un tourisme virtuel ?

A l'instar des championnats de e-sports qui sont désormais monnaie courante et à l'occasion desquels on peut, dans des compétitions attirant de plus en plus de joueurs et de spectateurs, voir s'affronter des concurrents au cul pourtant bien vissé sur leur chaise, verrons-nous demain l'émergence d'un e-tourisme, d'un i-tourisme ? Un tourisme totalement digital ?

Dans une campagne de publicité qu'on peut actuellement voir à la TV, les conseillers d'un célèbre réseau d'agence de voyages se montrent tellement convaincants pour décrire les séjours qu'ils vendent qu'ils en arrivent même à conduire leurs clients à croire qu'ils en sont déjà revenus! J'ai lu récemment que certaines boutiques de souvenirs les commercialisaient désormais en ligne. On peut donc d'ores et déjà - certains le font - acheter des souvenirs de vacances via Internet, sans même jamais avoir visité la destination qu'ils évoquent. Il existe maintenant - je suis allé y voir - des sites qui proposent, sans vous déplacer, de visiter telle ou telle région du globe grâce à la restitution d'ambiances sonores capturées in vivo. Le nouveau "voyageur immobile", loin de se retirer du monde peut partir à sa découverte sans avoir à se déplacer.

Tout cela me fait penser à ce film de SF(1) adapté de la nouvelle Souvenirs à vendre de Philip K. Dick dans lequel est décrit un monde futuriste où, poussant la logique de "fabrique de souvenirs" jusqu'à l'absurde, l'implant de souvenirs factices de voyages dans la mémoire de clients est devenu monnaie courante... 

Aujourd'hui, lorsqu'ils revêtent leurs casques de réalité virtuelle, les garçons, sans quitter leur chambre, ne font rien d'autre que parcourir des univers, découvrir des lieux et des paysages où ils rencontrent des personnages qui n'existent que dans la mémoire de silicone de micro-processeurs de plus en plus puissants. Plus besoin pour se divertir de se déplacer ou d'arpenter les allées d'une quelconque "colonie distractionnaire"(2). Joie, peur, excitation, angoisse sont bel et bien ressentis et tangibles. On peut les entendre, depuis le rez-de-chaussée, jurer, crier, rire et laisser libre cours à leurs émotions! Une manière d'anticipation d'une nouvelle  culture du voyage immobile ?

Dans son célèbre cycle de Dune, Frank Herbert évoquait le "voyage sans déplacement", un voyage qui n'était rendu possible que grâce à l'intervention des "navigateurs de la Guilde", totalement sous la dépendance de l'"épice", puissante drogue, tout à la fois source de leur prescience et indispensable à leur survie.

En écrivant ces lignes me revient le souvenir, que j'associe, de "Flash ou le grand voyage", sorte d'hymne hippie, autobiographique et romancé, que j'ai, sous l'influence d'amis babas aux addictions déjà assez avancées, lu au mitan des années 70. Ce livre fait référence à un voyage quasi-initiatique conduisant l'auteur, au travers d'un "trip" halluciné, jalonné d'excès et de folie, sur les chemins de la drogue, de Marseille à Katmandou. Autre époque et autre forme de Grand Tour. A l'inverse d'un collègue et ami qui, à Maison de la France, fut tour-à-tour mon patron et mon collaborateur - enfin bref! Jean-Philippe tu te reconnaîtras... - et qui parfois nous racontait le long road trip l'ayant conduit au volant d'une Renault 4 vers l'orient mystérieux au travers des vallées du Panshir et des cols de l'Hindou-Kouch, ce bouquin ne m'a jamais rendu ni la route qui va, traversant l'Afghanistan, de la Turquie jusqu'au Népal ni les opiacés ni même toute autre forme de psychotropes en rien désirables.

(1) Total Recall, déjà évoqué ici-même.
(2) C'est ainsi que Philippe Muray parlait, en 1992, du parc Euro Disney dans l'Idiot International.

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