mardi 23 mai 2023

Faire du sens avec du flou

Parce que l'une de ses ambitions, cher lecteur, est de donner à réfléchir, ce blog est, à l'image du misérabilisme français, performatif. En t'invitant à lire, ce blog réalise en effet ce qu'il énonce et démontre, de facto, la distinction en partie illusoire entre parole et action. La dimension performative de la parole et de sa transcription à l'écrit, c'est, au-delà de la représentation, sa capacité à agir sur le réel. Tu as pu, de toi même, vérifier que les assertions que contiennent ces pages ne sont bien souvent ni vraies ni fausses. Elles ne peuvent être évaluées que selon un résultat qu'elles induisent car, la plupart du temps, elles accomplissent l’action à laquelle elles font référence. 

En gros : Dire c'est faire, et c'est plus souvent qu'à son tour, l'une des caractéristiques de ce blog. C'est parfois même essayer de faire du sens avec du flou, même si cela peut, au premier abord, sembler paradoxal, tant le flou est souvent associé à une absence de clarté ou de précision. Cependant, parfois même au risque de l'aporie, il m'arrive souvent de recourir au flou de manière intentionnelle, tant pour susciter un regain d'intérêt que pour ajouter une dimension poétique, mystérieuse, symbolique ou onirique à mes petits textes, en laissant une grande part d'interprétation au lecteur. La quête de sens et l'interprétation varient d'un lecteur à l'autre. Ce qui peut être profondément significatif pour une personne peut ne pas l'être pour une autre. Certains peuvent même trouver du sens dans l'acceptation du flou ou de l'absence de sens.

La question du sens est éminemment subjective. Notre cerveau compose en permanence avec la réalité et goûte particulièrement les validations subjectives. Pour faire simple, nous passons notre temps à essayer de valider subjectivement ce en quoi nous croyons. La croyance devient alors à nos yeux vérité.

Recourir au prisme du flou permet d'aborder différemment notre perception de la réalité ou la nature même de la connaissance que nous en avons. Toute réalité que nous croyons vraie est reconstruite à partir de nos souvenirs et des associations que nous passons inconsciemment notre temps à faire. Contrairement au savoir, que l'on peut résumer au fait de posséder des aptitudes ou des informations acquises par l'étude et l'expérience, la connaissance est beaucoup plus complexe que ce que nous avons tendance à croire et il est souvent nécessaire de prendre le temps d'interpréter pour comprendre, malgré le flou qui peut entourer telle ou telle situation.

La connaissance implique généralement une compréhension approfondie et une intégration des informations dans un contexte plus large. Ce n'est pas seulement le fait de recueillir des observations, mais aussi de les assimiler, de les analyser, de les évaluer et de les relier à d'autres concepts et idées. La connaissance nécessite une réflexion critique et une capacité à esquisser des hypothèses et tirer des conclusions à partir des informations dont nous disposons. Explorer les zones les plus floues permet alors de donner une signification différente aux choses et d'aborder une autre dimension de compréhension, une autre approche de la réalité qui va au-delà de la simple possession d'informations mais permet de les contextualiser et de stimuler une réflexion critique, pour essayer de mieux comprendre le monde qui nous entoure, même dans un environnement flou et instable. Si le savoir est avant tout accumulation d'information, la connaissance, elle, entraîne une transformation.

Et parce qu'on m'a récemment posé la question, oui, ce blog, sans fournir de résolutions faciles ni souvent de réponses claires aux questions qu'il soulève, se veut performatif et aporétique à la fois, tant il me plaît de penser que cette combinaison peut non seulement engager le lecteur de manière active, mais aussi le pousser à réfléchir et à explorer les idées au-delà des contradictions ou de dilemmes apparemment insolubles. Faire du sens avec du flou...

jeudi 4 mai 2023

Un peu de tout, beaucoup de rien

Ordo Ab Chao ?

L’effet papillon est une métaphore qui fut formulée pour la première fois par le météorologue Edward Lorenz et qui peut être résumée par la question suivante : " Le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? ". L'effet papillon est matérialisé par une chaîne d'événements, sans lien apparent, qui se suivent les uns les autres et dont le précédent influe sur le suivant. 

Et s’il en était de même pour nos vies et, au-delà, pour l’humanité elle-même. Chaque instant porte inscrit en lui sa mortelle part d’incertitude. Comme l’a, avec tant de justesse, énoncé Paul Ricoeur : " Toute mort, même la plus attendue, intervient dans la vie comme une interruption ". Heureusement, les actes de chaque être humain entraînent une chaîne de conséquences imprévisibles qui traversent les siècles et les civilisations, bien au-delà de leur propre disparition.

Chacun de nos actes nourrit le flux que certains appellent le cours du monde. En prendre conscience c’est lutter contre l’illusion de la continuité et accepter la finitude de notre existence terrestre, tout en réalisant que tout n’est que mouvement et que chacun de nos gestes, la moindre de nos actions, contribuent à l’édification du monde sensible. Nous vivons au cœur d’un univers vibratoire, d’une énergie sans cesse mouvante qui se transforme en une multitude de faits et d’actions non nécessairement liés les uns aux autres et qui portent en eux-mêmes leur propre signification.

La vie n’est qu’une construction chaotique et nous n’avons de cesse d’essayer de donner l’apparence de l’ordre à un tumulte fait d’un peu de tout et beaucoup de rien. Un chaos que, parce que nous sommes perpétuellement en quête de sens, nous essayons pourtant d’ordonner tant, plus encore que le vide, la possibilité même du néant, la matière qui se dérobe, le non-sens et l’absence de logique sont pour nous, dans la relation intime que chacun entretient au monde, la source continue d’une angoisse métaphysique que seule la mort vient pénétrer. Citons une fois encore Paul Ricoeur : " La vie, du moins au stade humain, est un paquet de tendances dont les visées ne sont ni claires ni concordantes ; il faut une situation de catastrophe pour que, soudain, sous la menace de l’indéterminé absolu — ma mort —, ma vie se détermine comme le tout de ce qui est menacé ".

La vie : Un peu de tout et beaucoup de rien...

samedi 1 avril 2023

Rien n'a d'importance

A l'heure où chaque jour nous apporte son lot, amplifié par des réseaux dits sociaux, d'inexactitudes, d'affabulations, de charlatanisme, de "vérités alternatives" et de "fake news", de complotisme et d'impostures, dans sa "liste des gens dont il faut se méfier", un auteur met en garde contre "les vantards de leurs riens."*

Dans sa quête de vérité, le lecteur averti devrait donc, selon lui, prendre garde, en exerçant son esprit critique, à se méfier ou, à tout le moins, à ne pas accorder trop d'importance à ceux qui se vantent de choses insignifiantes ou sans importance réelle. Le besoin égotique de se mettre en valeur, ou une confiance en soi fragile, peut tous nous pousser à exagérer ou à mentir. Mais, après tout, qu'est-ce que la réalité ?

Tu seras sans doute d'accord avec moi pour considérer que la réalité est avant tout un concept subjectif et dépendant de la perspective de l'observateur. Nous percevons le monde par nos sens qui sont autant de filtres qui donnent un sens particulier à la vérité telle que chacun la ressent dans l'expression de "sa réalité". Pourtant, selon certaines théories philosophiques, la vérité est une propriété objective qui peut être attribuée à une proposition ou une déclaration si elle correspond aux faits. Est-ce si certain ?

Pour beaucoup - à commencer par les scientifiques - la vérité n'existe que dans le reflet de l'erreur qui serait la seule chose vraie. On se souviendra que dans la dialectique hégelienne, à partir d'une hypothèse, c'est toujours l'antithèse qui fonde la thèse. Pour le philosophe, lorsqu'une hypothèse est proposée, elle est confrontée à des objections et à des arguments contraires, ou une "antithèse", qui pousse le penseur à repenser son hypothèse et à la développer davantage pour répondre aux objections. Ce processus dialectique peut mener à une nouvelle idée ou une nouvelle "synthèse" qui intègre les perspectives précédemment opposées et pose les fondements d'une manière de vérité.

Toute vérité devrait donc pouvoir être récusable et c'est l'erreur même qui la confirmerait alors. Ce qui est faux n'apparaissant que comme l'autre face indissociable de ce qui est vrai, la vérité ne s'exprimerait que dans une approche duale.

Quant au  mensonge, il n'est le plus souvent qu'une erreur consciente ou, dans les lapsus de parole, une révélation involontaire de l'inconscient et des pensées refoulées.

A la lecture de ce blog peut-être t'est il arrivé, ami lecteur, de parfois te dire qu'on n'était jamais trop méfiant des vantards de leurs riens et de leur expression de la réalité... Mais, après tout, est-ce si grave ? Surtout si l'on veut bien songer qu'en ce samedi 1er avril, au fond rien n'a d'importance.


(*) Charles Dantzig - Encyclopédie capricieuse du tout et du rien

dimanche 26 février 2023

Rien ne décrit le silence

"Le mot empêche le silence de parler." Eugène Ionesco

Je n'ai jamais compris l'expression "se murer dans le silence". Comme si le silence dressait des murs, qu'il enfermait et était privatif d'une quelconque liberté alors qu'au contraire, à mes yeux, le silence souvent contribue à  libérer ! Et d'abord, la parole qui prend sa source dans le silence qui la précède et la fonde. Puis, dans le fait même de se taire pour mieux recevoir la parole de l'autre. Se taire pour écouter, faire silence pour entendre. On dit même que la liberté se gagne dans le silence de celui qui sait l'observer. Seul notre silence rend la parole possible et, d'une certaine façon, la libère. Pour qu'il y ait échange, celui qui écoute, se tait. Pour bien entendre, il est indispensable que s'installe le silence, comme au spectacle où le lien entre les artistes et le public ne peut s'établir que dans le silence de l'auditoire. Pour laisser éclore la pensée et advenir la parole, nous avons besoin de ce silence qui, pourtant, ne peut être produit. Le paradoxe veut en effet que pour "faire silence", il convient surtout de s'abstenir de rien faire. Le silence ne peut s'épanouit que dans le rien. 

Notre discours nous rend existant aux autres car nous sommes des êtres sociaux. Mais qu'en est-il de ceux qui se taisent ? Et puisqu'on ne peut pas ne pas communiquer, le silence est, pour le moins, partie à la communication. Dans certaines situations, il est même des "silences actifs" (certains psychologues évoquent alors la figure du "passif agressif", celui qui peut aller jusqu'à "attaquer par le silence"...). Qu'on se souvienne, à titre d'illustration, du mutisme de résistance opposé aux soliloques de l'officier allemand, francophile et francophone, par le personnage de la  nièce de la famille dont la maison, au début de la seconde guerre mondiale, a été réquisitionnée par l'occupant dans "le silence de la mer" de Vercors. Le silence serait ainsi parfois utilisé comme une technique de manipulation, à tout le moins comme un mécanisme de protection. Le non-dit peut être plus éloquent que l'exprimé.

Le silence est aussi parfois considéré en philosophie comme l'indice du rien. Le silence pourrait donc également être une voie, un chemin possible, une ascèse dans l'espoir, enfin, d'arriver à être libre, à n'être plus rien. Le silence comme un langage de l'âme, une parole qui donne un cadre à l'intime. On dit alors que rien n'est plus parlant que certains silences, partant, rien ne décrit le silence. Le silence n'existe que par contraste. L'absence de parole de celui qui se tait et, par extension, une absence de sons, l'absence de tout bruit. Le silence ne serait-il alors qu'une absence ? Pourtant, le solfège nous enseigne qu'en musique, il existe sept sortes de silences : La pause, la demi-pause, le soupir, le demi-soupir, le quart de soupir, le huitième de soupir et le seizième de soupir. Il y aurait donc, au moins en art musical, plusieurs nuances de silence. Mais comment nuancer ce qui ne se décrit pas ? Et, ce que nous appelons silence l'est-il vraiment ?

Notre image sonore du monde n'est pas le monde, mais une perception des sons de l'univers rendue partielle en raison des limites physiques de notre sens auditif. Notre oreille n'est en effet sensible qu'à une gamme spécifique de fréquences et d'intensités qui définissent ce qu'on appelle le champ auditif humain. Toutes les vibrations acoustiques qui sortent de ces limites ne sont plus considérées comme des "sons" par nos oreilles. Etres limités, nous ne percevons ni les ultrasons ni les infrasons qui sont pourtant entendus par d'autres espèces. Ainsi, ces sons, pourtant bien réels, l'homme ne les entend pas car ils appartiennent à un plan inaccessible à ses sens. Ce que nous appelons silence est-il donc réellement si silencieux ?

En guise de provisoire conclusion, je voudrais, ami lecteur, te faire, plus qu'un conseil, une libre suggestion : la prochaine fois où tu devras prendre la parole, assure toi d'abord que ton silence ne serait pas plus éloquent. Et souviens toi que tu as le droit de rien dire.

vendredi 17 février 2023

Rien ne dure

"La vraie connaissance est de connaître l'étendue de son ignorance." Confucius


Si les mots "savoir" et "connaissance" sont souvent utilisés de manière interchangeable, leurs significations sont pourtant bien différentes. Le savoir s'acquiert et peut être transmis alors que la connaissance m'apparait, elle, comme le fruit d'un long processus d'apprentissage individuel.

Le savoir peut être défini comme une compréhension ou une information acquise à un instant donné et issue d'un enseignement et de l'expérience d'une pratique. Parce qu’il est en général basé sur des faits concrets, il peut être considéré comme relativement fiable mais il dure jusqu'à ce que l'état des connaissances en la matière évolue et n'infirme le soir ce que l'on pensait encore le matin immuable. Ainsi,  le savoir qu'on peut définir comme une manière d'expertise acquise dans un certain domaine est le fruit de la formation intiale suivie et de l'expérience. Il est souvent l'un des fondements d'une certaine légitimité à prendre la parole.

La connaissance est un terme plus large qui s’inscrit dans une forme de mouvement, un processus d'élaboration personnelle continu qui englobe le savoir en lui adjoignant également une dimension de compréhension et d'identification des interactions et des relations entre les différents éléments qui en sont constitutifs. La connaissance peut également être considérée comme une combinaison dynamique et évolutive entre savoir, compréhension et capacité, pour un individu, à mettre à profit cette réflexion pour résoudre des problèmes ou prendre des décisions. Plus que le savoir acquis, la capacité à toujours s'adapter aux modifications de l'environnement n'est rendue possible que par la connaissance. Elle conforte la légitimité de celui que la position qu'il occupe conduit à devoir prendre des décisions.

On dit parfois que le savant est celui qui maîtrise parfaitement et dans ses moindres aspects un savoir par essence limité. Mais, le sachant, n'est-il pas celui qui a, au fil du temps, acquis une forme de connaissance aux contours beaucoup plus larges ?

Si l'on considère le savant comme un individu qui a accumulé une grande quantité de savoir et d'expertise dans un domaine donné, il est possible qu'il sache suffisament de choses pour légitimer sa prise de parole dans ce domaine. Cependant, personne ne peut prétendre savoir absolument tout sur un sujet, même celui qui est perçu comme « sachant ». La connaissance est en constante évolution, et il y a toujours des découvertes à faire et des choses à apprendre.

A l'occasion de la pandémie mondiale, on a assisté pendant des mois au défilé cathodique quotidien de scientifiques devenus, pour certains, les chroniqueurs attitrés des chaînes d'information permanente. Depuis bientôt une année et le début de l’invasion russe en Ukraine, ils ont disparu, presque du jour au lendemain, pour laisser leur place encore chaude sur les plateaux à des officiers généraux, réservistes ou en retraite, qui, chaque jour, commentent l’actualité de la guerre et les manoeuvres des assaillants comme des défenseurs. Les treillis ont supplanté les blouses blanches.

Mais de quoi cette surabondance d’experts est-elle le nom ? Une foi inébranlable dans la parole de celui qui est censé savoir ?

Si tout peut, un instant, sembler vrai, la seule réalité c'est que rien ne dure. La connaissance humaine est, au regard d'un Univers infini qui ne cesse de s'étendre, par nature, limitée. Il y aura toujours des mystères et des incertitudes à explorer. A l’instar de l’horizon, on pourrait dire que plus on croit s’en approcher, plus la connaissance nous échappe. Ce que l'on croit savoir et que l'on pense fiable et durable n'est souvent qu'éphémère. Non, vraiment, rien ne dure.

jeudi 19 janvier 2023

Ne rien faire

"Celui qui ne ne veut agir et parler qu'avec justesse finit par ne rien faire du tout."
Friedrich Nietzsche


Ne rien faire est-ce vraiment ne pas agir ? Mieux vaut-il ne rien faire plutôt que de faire mal ? Ne rien faire est-ce dans tous les cas "laisser faire" ?

A la lecture d'un très récent sondage de l'IFOP(*), je découvre avec stupeur que 20% des jeunes français de 18 à 24 ans croient que les Américains ne sont jamais allés sur la Lune, un sur cinq que la terre est plate et que 59% affirment croire en au moins une superstition à caractère occulte . N'y-a-t 'il rien à faire ? Faut-il ne rien faire ? Peut-on, en conscience, continuer à laisser fleurir de telles croyances irrationnelles au prétexte que toutes les opinions se vaudraient ?

Paul Watzlawick, l'un des pères de l'école de Palo Alto, a postulé qu'on ne pouvait pas ne pas communiquer. Et s'il en était de même de nos actions ? Pouvons-nous vraiment ne pas agir ? Qu'elle fût consciente ou inconsciente l'inaction ne serait-elle pas tout simplement une autre manière d'agir, même et surtout de, parfois, mal agir ?

Il est courant de penser que "ne rien faire" signifie ne pas agir, mais en réalité, il existe de nombreuses formes d'action qui peuvent être considérées comme un non-agir. Sans même évoquer la résistance passive, forme d'inaction très militante, il est convenu que prendre le temps de se détendre et de se reposer est une forme d'action qui peut s'avèrer nécessaire pour maintenir sa bonne santé mentale et physique. De même, la réflexion et la méditation peuvent également être considérées comme des formes d'action car elles permettent de clarifier ses pensées et ses sentiments, ce qui peut bien souvent faciliter la prise de décision, et donc l'action qui en découlera. Ainsi, pour Cioran, l'inaction ne signifiait pas l'indifférence ou l'apathie, mais plutôt un choix conscient de vivre de manière plus authentique et libre. Dans son livre "De l'inconvénient d'être né", Emile Cioran a écrit que l'inaction était un choix conscient de ne pas se mêler des affaires du monde, et de ne pas se laisser entraîner par les passions et les désirs. Il présente l'inaction comme une forme de liberté par rapport aux obligations et aux responsabilités imposées par la société.

Derrière l'inaction physique se cacherait donc parfois une action consciente de l'esprit, une volonté de non-agir volontaire et choisie. Il peut, par exemple, s'agir de décider de ne pas prendre un appel téléphonique, de ne pas répondre à un e-mail qui ne nous parait pas urgent ou de ne pas participer à une réunion qui ne nous apparait pas indispensable. Mais si cela peut permettre de consacrer plus de temps et d'énergie à des tâches plus importantes et significatives, cela peut aussi nous faire prendre le risque de passer à côté de quelque chose qui pourrait s'avérer essentiel. Si ne rien faire peut impliquer que l'on prend le temps de réfléchir, de se reposer, de se détendre et de se recentrer, si cela peut aider à clarifier les pensées, à résoudre des problèmes et à améliorer la performance dans divers domaines, tels que le travail et les relations personnelles, l'inaction peut aussi, par lâcheté, absence de volonté ou simple procrastination, plutôt inconsciente le plus souvent, parfois entraîner des conséquences plus ou moins graves. 

Décider de ne rien faire peut donc être le fruit d'un choix conscient, mais un choix dont il faut savoir assumer les conséquences. Si Friedrich Nietzsche a écrit sur la "paresse active" ou "paresse créatrice" qui consistait, selon lui, à choisir de ne pas agir dans certaines situations, plutôt que de se laisser entraîner par la pression sociale ou les conventions morales, il a, dans le même temps, critiqué l'idée de la "paresse passive" qu'il décrivait comme l'inaction découlant d'une apathie ou d'une résignation face à la vie. En somme, pour Nietzsche, l'inaction doit être choisie de manière consciente, en tant que moyen de cultiver la créativité et la liberté personnelle, plutôt que comme une forme d'évitement ou de résignation. 

En fait, si prendre une pause pour se reposer peut évidemment améliorer la concentration et la productivité au travail, ne rien faire c'est aussi parfois malheureusement laisser place à la progression de la connerie et de l'obscurantisme. Un exemple de ce crétinisme qui vient peut être donné par une autre réponse des plus jeunes de nos concitoyens qui, dans le même sondage précédemment cité, affirment n'être que 33% à estimer que la science "apporte à l'homme plus de bien que de mal". Ils étaient plus de la moitié à le penser il y a 50 ans... Qu'avons-nous fait - ou pas ! - pour en arriver là ? Pouvons-nous nous contenter, sans agir, de constater dans les chiffres le retour de la superstition et de l'ignorance ?

On dit parfois qu'l est préférable de ne rien faire plutôt que de faire mal. Est-ce si certain ? Ne rien faire ne signifie alors pas être passif ou inactif, mais plutôt de choisir de ne pas agir dans certaines situations pour éviter de prendre le risque de causer davantage de dommages. Avons-nous, avec les plus jeunes d'entre-nous, été lâches ou simplement indifférents ?

Certes, "ne rien faire", ne pas intervenir, ne signifie pas nécessairement rester inerte, être insensible aux évènements ou ne pas avoir le souci des autres. Au contraire, cela peut même permettre dans certains cas de mieux comprendre les besoins de l'autre et de mieux lui venir en aide. Ainsi en va-t-il très certainement de l'"attention flottante" chère aux psychanalystes, concept utilisé pour décrire une forme d'attention à la parole de l'autre qui permet d'être attentif à plusieurs niveaux de conscience à la fois, et qui peut être liée à la créativité et à l'imagination, mais aussi sans doute constituer un moyen pour l'Analyste de se protéger en se tenant suffisamment à distance de la réalité de son patient dans ce qu'elle peut avoir de plus angoissant. Mais, dans le contexte généralisé de disparition du raisonnement critique et de nivellement de l'expertise, à trop s'éloigner du réel, à trop "faire l'autruche", à force de refuser d'admettre l'évidence, on prend le risque pour notre société d'un réveil brutal car trop tardif.

La crise sanitaire et ses confinements successifs ont fourni le terreau propice à un essor sans précédent des théories complotistes ou des contre-vérités scientifiques les plus dingues relayées par des réseaux sociaux devenus la source exclusive d'information pour une majorité de jeunes. Dans un contexte de défiance généralisée envers tout ce qui apparait comme l'expression d'une autorité verticale, désormais, tel ou tel  "influenceur" populaire sur le réseau social à la mode est considéré par de nombreux jeunes comme un canal d'information plus fiable que les médias traditionnels et ses prises de position, autant définitives que souvent irraisonnées, prennent à leurs yeux, plus que les paroles d'experts reconnus, le caractère de vérités révélées et indépassables. L'expression d'une réalité malheureusement souvent sans constat mais qui peut prendre, sans autre fondement, valeur de dogme et qui forge, pour ceux-là, les contours d'une vérité qui lui est conforme. Toujours selon le même sondage, souscrire à la thèse selon laquelle "L’assaut du Capitole en janvier 2021 a été mis en scène pour accuser les partisans de Donald Trump" a par exemple un nombre d’adeptes (24% en moyenne) deux fois plus élevé chez les utilisateurs pluriquotidiens de TikTok (29%, preque un tiers de cette tranche d'âge) que chez les non-utilisateurs (19%). Croire que la terre est plate peut alors, sans le moindre doute, devenir la norme pour 20% de nos concitoyens agés de 18 à 24 ans et, plus grave encore, l’idée selon laquelle on peut avorter sans risque avec des plantes est, elle, partagée par 25% des jeunes interrogés...

On l'aura compris, à l'heure des "fake news" et de l'émergence d'une forme de "post-vérité", le non acte est-il encore un choix possible ? L'inaction est souvent synonyme d'un temps de réflexion face à une situation donnée, un temps qui permet d'en peser les options et de choisir ce qui nous semble être la meilleure voie d'action, mais gardons en tête que si prendre le risque de faire mal peut causer des dommages irréparables, tant pour soi-même que pour les autres, ne rien faire ou tarder à agir peut aussi entraîner des regrets, des remords et des conséquences terriblement négatives à long terme. Ne rien faire est-il encore vraiment une option ?



jeudi 29 décembre 2022

Rien ne vaut rien ?

« Toute vie n’est qu’acide nucléique. Le reste ce sont des commentaires » Isaac Asimov


Si, cher lecteur, je te dis un secret, me promets-tu de surtout le répéter ? En qualité (même ancienne) de juriste, je crois à la hiérarchie des normes, en tant que jeune con ayant pris de l’âge, je crois à une certaine hiérarchie des valeurs, j’adhère aussi à celle des systèmes et ne suis pas contre l’idée de hiérarchiser l’information. Bref! Je ne pense pas que tout se vaut et adhère assez peu à l’idée de relativisme normatif.

A l'école, alternant, au gré de mes gôuts et de mon intérêt pour la matière enseignée, le bon et le mauvais, j'ai malgré tout réussi à  obtenir la moyenne, même si ce fut très souvent par un jeu de notes plutôt contrastées, à l'image de l'analyse de ce que les statisticiens appellent un écart-type assez élevé du contenu de mes carnets de notes. Très bonnes ou très mauvaises, appréciations à l'identique, rarement vraiment moyennes, mais une certaine illusion d'optique entretenue par l'obtention d'une moyenne arithmétique - comme une forme de valeur intérmédiaire - à défaut d'être géométrique... Ni bon, ni mauvais élève, parfois bon, parfois mauvais, cela fit-il pour autant de moi un élève "moyen" ?

Grand chez les petits, petit chez les grands, au fond je me suis toujours senti un peu décalé, partout, jamais vraiment à ma place. En avance ou en retard, conservateur ou progressiste en fonction des sujets, rarement dans le tempo. Pour ma grande malchance je suis très souvent juste pas assez et parfois juste trop… pas vraiment moyen. Rarement dans l'instant. A de certains moments, perdu dans la nostalgie d'un passé souvent fantasmé et, à d’autres, adepte d’une foi inébranlable en l'avenir. Pourtant, jamais je n'ai revendiqué un désir de modifier le monde pour qu'il fut plus conforme au fruit de mon imagination. 

Dans notre étrange société humaine du XXIème siècle, où j'ai l'impression qu'être bien se résume de plus en plus à vouloir être seul à décider de sa place (même chimérique, même impossible), à considérer qu’il n’y a pas de norme, que tous les points de vue sont égaux et que tout est relatif, où se situer ?

Tout nous incline à ne pas dépasser ni être en retrait, juste à être "intégré", anonyme, bien rangé au milieu du troupeau. Et, contrairement à ce que ses promoteurs voudraient faire accroire, l'idéologie anglo-saxonne qui anime une grande partie des plus jeunes éléments de notre société, loin d'être "libératrice", nous y incline irrémédiablement, qui souhaite asservir le monde aux seules causes identitaires. Au nom de la "justice" sociale, de "l'égalité raciale", d'un "inclusisme" qui jette Darwin et la biologie aux orties, on réduit de plus en plus le sujet à quelques attributs identitaires, attributs qu'il convient non seulement d'affirmer (dominant/dominé, gentil/méchant...) pour mieux les gommer mais, rejetant tout à la fois l'humanisme et l'universalisme, tout incite chacun à se fondre dans une masse aux frontières floues et mouvantes - la "communauté" (Sic!). Cette théorie qui fait l'apologie du particulier pour mieux nier l'individu au nom d'une vision du monde globalisante et totalitaire dans laquelle tout se vaudrait, sans plus la moindre idée de hiérarchie - par essence, source d’oppression - repose sur une chimère où la réalité n'aurait plus d'importance, un réel qu’on encouragerait même à tordre pour qu’il fut plus conforme aux fantasmes de chacun.

Alors, tout se vaut-il ? Rien n'a-t'il vraiment d'importance ? Réel ou imaginaire, est-ce vraiment pareil ? A trop avoir théorisé que tout se vaut, le risque pointe, je le crains, de croire que plus rien ne vaut rien.

jeudi 8 décembre 2022

A peine plus que rien

" Quand on veut plaire dans le monde, il faut se résoudre à se laisser apprendre beaucoup de choses qu'on sait par des gens qui les ignorent."
Chamfort

A-conflicuel : Avec cet alpha privatif en préfixe qui construit et exprime la négation, on dit de moi que je suis "diplomate". Jolie formule pour souligner que je n'aime guère les situations conflictuelles que je cherche, aussi souvent qu'il est possible, le moyen d'éviter.

Cher lecteur, je t'invite à te poser la question suivante : Combien de fois as-tu déjà eu le sentiment de devoir faire semblant pour espérer plaire ? Il est rare, dans les relations extérieures au cercle intime, de pouvoir se montrer tel que l'on est. La vie sociale s'y prête encore moins qui, parfois, nous contraint à nous affubler de masques, à nous protéger derrière le voile d'une forme de paraître. On croit naïvement que ça va le faire et, plus souvent, ça rate...

Prenons, si tu le veux, l'exemple de cette fois où j'ai rejoint - au crépuscule des années quatre vingt - dans un restaurant à la mode un mien très vieil et cher ami, alors en compagnie d'un jeune acteur/animateur de radio de talent, à la renommée déjà très prometteuse. Patatras ! Lors même qu'il n'aurait dû s'agir de rien d'autre que d'une rencontre autour d'une bonne table entre potes (les amis de mes amis...), qui plus est de la même génération, du même milieu parisien et, pour tout dire, du même petit monde qui se croyait "branché", ce ne fut, de ma part, que pauses, ennuyeux étalage de platitudes et faux-semblants. Un tel désastre que je m'en souviens encore avec une certaine gêne. Enfin, ayant croisé de nouveau, quelques années plus tard, la route du même comédien avec qui j'avais partagé ce fameux dîner, je ne pus que constater que lui ne se souvenait de rien, pas même de moi d'ailleurs... Pourtant, j'avais cru alors qu'il suffisait d'afficher crânement, dans une forme de "position haute", la bonne connaissance qui était la mienne de quelques groupes à la mode du temps pour retenir son attention, largement émoussée, il est vrai, par les effets d'une excellente et (trop) abondante Vodka russe et glacée. Vanité...

Cela m'évoque d'ailleurs un autre exemple : ne t'est-il, comme moi, jamais arrivé d'avoir le sentiment que tu en savais davantage sur un certain sujet que ton interlocuteur mais, sa position de "sachant" étant solidement établie parmi la société qui le considérait alors, de te résoudre à l'écouter, à faire semblant d'être intéressé, en un mot de te résigner à paraître apprendre quelque chose que mieux que lui déjà tu savais, en enfilant l'humble masque de l'ignorant ? Jamais ? Allons, un petit effort de mémoire... Tu y es, ça te revient ? Faire semblant... Hypocrisie ? Tartufferie ou simple crainte de déplaire ? Pourtant, l'expérience m'a enseigné que si l'adoption d'une "position basse" peut présenter parfois un intérêt évident pour engager une interaction, l'humilité, si elle est ou même si elle paraît simplement affectée, dessert plus qu'elle n'aide à créer le lien recherché.

Alors faudrait-il toujours savoir être soi-même ? Trop fréquemment, en m'échinant à rester, en société, moi même, j'ai la triste sensation de ne pas parvenir à capter l'attention de mon interlocuteur. Faut-il, comme certains de ces comédiens à la timidité légendaire, absolument endosser l'habit d'un autre pour enfin parvenir à parler de soi ? Et, à l'inverse, se démasquer, est-ce vraiment toujours prendre le risque de se découvrir, au risque d'une certaine vulnérabilité ? 

Ces masques de séduction sociale que nous portons et qui nous protègent tout autant qu'ils nous cachent nous aident-ils à devenir quelqu'un ou nous empêchent-ils d'être qui nous sommes vraiment ? Car au fond, qui sommes nous ? A peine plus que rien. A peine. Expression sans alpha privatif cette fois, mais issue de l’adverbe latin ad paene qui signifie "presque, à peu près". A peu près rien.