samedi 22 février 2020

Pas pour rien

Attiré ce matin hors de la maison par le joli soleil presque printanier de ce samedi de fin février, je suis allé flâner dans les allées du marché aux livres anciens du parc Georges Brassens, cet endroit unique à Paris auquel m'a initié il y a bien longtemps mon vieil ami Jean. Au détour de l'étal d'un marchand, j'ai découvert deux volumes de la bibliothèque de la Pléiade des oeuvres d'Alain. Je n'avais jusqu'à présent jamais rien lu de cet auteur du tournant du siècle, tout à la fois journaliste, essayiste et philosophe. En parcourant rapidement le premier volume, j'ai été immédiatement enthousiasmé par ses propos. Une manière d'accumulation de billets et d'articles inspirés par l'actualité, une pensée de tel ou tel philosophe ou encore des souvenirs, ou même les petits riens de la vie de tous les jours. Considérations souvent empreintes d'une profonde pensée philosophique ou parfois futiles, voir négligeables, et pourtant importantes aux yeux de l'auteur, et qui font souvent écho chez le lecteur, même encore aujourd'hui. A cent ans de distance, ces propos ont immédiatement résonné en moi, tant j'y retrouve un style décousu, parfois aporétique, rationaliste et critique, à l'image de celui que j'essaie, très modestement, d'apporter à la rédaction des petits riens.

Le fait de rédiger quelques lignes sur ce blog, comme je le fais désormais régulièrement depuis plus de dix ans, à l'attention d'un lecteur qui, voisin ou habitant de l'autre bout du monde, distraira un peu de son temps à me lire, contribue, je le crois, à m'assurer une forme d'hygiène de vie. Comme une manière de réponse à ce besoin d'écriture et de rencontre avec l'autre, essentiel et pourtant longtemps réprimé et contenu par un sentiment de vacuité et d'insuffisance. Plus même que le confort personnel que m'apporte l'écriture, constater que mes textes ont rencontré ne serait-ce qu'un lecteur m'est devenu la source de réels petits bonheurs.

Si, comme Alain l'a écrit [1], « le bonheur dépend des petites choses », suis-je fondé à croire que de petits riens puissent engendrer de grands bonheurs ? Ces petits riens qui donnent le goût de l’autre. L’autre qui amuse, l’autre qui séduit, l’autre qu’on aime et qui aime en retour. Ou même tout simplement l'autre qu'est ce lecteur inconnu qui, un jour, par hasard, est tombé sur le blog des petits riens et en a parcouru telle ou telle autre bafouille. Ce lecteur inconnu de moi et, partant, que je ne connais pas mais que pourtant j'aime pour le moment de bonheur que la simple constatation qu'il a lu l'un de mes textes m'apporte. Tant il est bien vrai qu'on aime à être aimé. Etre aimé pour soi-même, pour ce qu'on fait, ce qu'on dit ou ce qu'on écrit. Pas pour rien.


[1] Alain - Propos sur le bonheur - Gallimard, 1928

mardi 18 février 2020

Rien du tout

As-tu déja réalisé, ami lecteur, amie lectrice, que seules quelques dizaines d'ancêtres t'ont précédé(e) depuis l'époque où Auguste, premier empereur romain, régnait en maître absolu sur l'ensemble du bassin méditerranéen en imposant au monde la pax romana et où, quelque part en Galilée, naissait Jésus de Nazareth ? 

Si l'on veut bien, en effet, considérer que chaque siècle voit se suivre trois ou quatre générations (en moyenne), et qu'en mille ans au plus quarante génération se seront succédées, alors seulement quatre-vingt ancêtres au maximum (moins de cent êtres humains! moins que l'addition des joueurs des équipes du tournoi des six nations...) nous séparent directement de l'époque de la naissance du Christ (ou nous y relient...) Autant dire, rien du tout à l'échelle de l'univers.

Et si l'on veut alors bien accepter que nous ne sommes pas le fruit du néant - des êtres issus de rien - peut-être pouvons-nous trouver un sens à notre humanité par les liens du sang qui nous rattachent, directement, à tous ceux qui nous ont précédé; à leurs joies, à leurs peines, à leurs angoisses, à leurs désirs. Tel est sans doute le lien de la vie qu'il nous est si difficile de percevoir et impossible à expliquer. Si notre naissance nous fait bien advenir dans un univers qui nous semble chaotique et dont le sens nous échappe le plus souvent, ce qui peut faire sens c'est ce rapport, pas si lointain, ce lien avec ceux qui nous ont précédé et la conscience que d'autres nous succèderont, ce qui fait alors de nous des êtres en vie, c'est à dire, en devenir.

Vivre, comme l'a si bien écrit François Cheng [1], c'est advenir et devenir. Et, si je peux m'autoriser un ajout, je dirais aussi : parvenir. Advenir, devenir et parvenir jusqu'à la toute dernière étincelle de vie qui nous sépare de la mort.  Car envisager que nous ne sommes pas le fruit du hasard et du néant mais bien reliés à la ligne de vie (la lignée) de ceux qui nous ont précédés, c'est poser clairement la question de la mort. Puisque nous acceptons l'idée que nous ne sommes pas issus de rien, qu'est-ce qui nous contraint à croire que, mort, nous retournerions au néant ? 

L'heureux paradoxe qui affleure c'est que, bien que nous soyons des êtres humains, c'est à dire des êtres pensants et, partant, conscients de notre état de mortels, rien ne nous condamne heureusement à n'envisager la vie qu'au regard de son inéluctable finitude. Je crois même, comme je l'ai déja ici écrit, que ce qui fait aussi, et surtout peut-être, de nous des êtres humains c'est notre état d'êtres spirituels, c'est à dire notre capacité à aborder la transcendance, en sachant porter notre regard au-delà du perceptible et des possibilités de l'intelligible. Et à considérer parfois l'idée que, d'un certain point de vue, l'univers n'est peut-être pas aussi désordonné qu'il y paraît. Un ordre né du chaos...



dimanche 9 février 2020

Rien d'étonnant

"L'amour pour principe et l'ordre pour base, le progrès pour but", tels sont les fondements de l'église positiviste créée par Auguste Comte, un "culte sans dieu" qui proclame l'amour de l'humanité. Nous en reparlerons peut-être un jour en évoquant le quartier parisien du Marais où l'oeil averti peut encore trouver, près de la place des Vosges, la dernière chapelle positiviste de France et quelques souvenirs de voyages au Brésil, dont la devise nationale, emprunt direct et revendiqué à Comte, est "ordre et progrès"...

En parlant d'église, il me revient quelques souvenirs de voyages au Japon.

M'étant rendu à Kyoto avec un ministre qui souhaitait agrémenter son voyage officiel en allant admirer la floraison printanière des cerisiers le long du chemin de la philosophie du quartier de Higashiyama, j'y ai fait la connaissance d'un jeune prêtre catholique français, enseignant à des étudiants nippons le Kanshi, ou "poésie han", forme poétique traditionnelle japonaise ancienne de l'époque médiévale, dont l'écriture, en chinois classique, différente de toute langue chinoise écrite moderne, la rend difficilement accessible au contemporain. Cet enseignant-chercheur en littératures et langues anciennes, latiniste et helleniste de formation, avait commencé à élargir le spectre de son talent en s'intéressant aux langues scandinaves oubliées, et particulièrement au vieux norrois puis, sa curiosité l'avait amené à s'intéresser à plusieures langues du moyen et du lointain orient. 

Qu'est-ce qui avait pu conduire les pas de ce jeune curé breton polyglotte jusqu'à l'Université de Kyoto ? Je ne le sais toujours pas. Le personnage était fort intéressant. Acceptant un rôle de guide culturel, il nous avait accompagné au long de notre périple et notamment un après-midi, pour assister à une cérémonie traditionelle du thé, dans un maison éponyme où il nous fallut patienter plusieurs heures, sans bien saisir toute la signification de ce qui se passait devant nous, pour pouvoir enfin déguster, en guise de gratification, deux toutes petites tasses de thé Matcha.

Le soir venu, je l'ai invité à dîner dans un restaurant local de son choix où j'ai pu, non seulement apprécier la large gamme de la gastronomie locale, mais aussi goûter quelques Saké d'anthologie. A la fin du repas, à l'heure des confidences, il me raconta qu'il entretenait avec un personnage important de la Curie Romaine, une correspondance philosophique intense. Cette conversation qu'il reprenait presque tous les soirs, une fois la nuit tombée, par échanges de mails avec le Pape - puisque je comprenais que son interlocuteur n'était autre que le successeur de Pierre, évêque de Rome et chef de l'église catholique - cette conversation donc avait pour caractéristique de se faire en araméen. La langue du Christ sur le Net (!?!) Au Japon, pays où dialoguent sans cesse tradition et modernité, rien d'étonnant me diras-tu... Sans-doute ces deux érudits s'étaient-ils trouvés et ils prenaient plaisir à échanger dans cette lingua franca de l'empire Perse, langue véhiculaire historiquement employée pour exprimer des idées religieuses, et qui resta l'une des principales langues écrites du moyen-orient pendant près de 3 000 ans.

Dans le Shinkansen qui filait à plus de 300 km/h vers Tokyo, nous échangions encore sur cet étonnant homme d'église avec le directeur local de l'opérateur de l'Etat que je dirigeais alors, qui visiblement le connaissait bien et appréciait à sa juste mesure mon étonnement. Il me dit alors qu'il avait, parmi ses amis, un autre prêtre français, installé lui dans la capitale et que, si le coeur m'en disait et les effets de la fatigue ne se faisaitent pas trop sentir, il pourrait me le présenter, mais uniquement à la nuit venue. Mais pourquoi donc devoir attendre que la nuit tombe pour rencontrer un prêtre, me diras-tu ?

J'acceptais et ruminais le reste de la journée mon impatience à rencontrer ce "prêtre de nuit"...

Malheureusement, nous dûmes renoncer car les effets du décalage horaire et l'éreintement consécutif à notre périple à Kyoto eurent raison de ma curiosité. Cependant, le lendemain, avant de quitter l'empire du soleil levant, je demandais à Jean de m'en dire un peu plus. Il me compta alors l'histoire incroyable de cet autre clerc, un dominicain, qui tenait un bar de nuit à Tokyo et qui, l'alcool et la lassitude aidant (peut-être...), confessait et baptisait tardivement des white collars enivrés de bière, de whisky et de Saké. Incroyable et pourtant véritable histoire que m'a livrée cet ancien officier de marine marchande ayant posé, en escale, son sac à Tokyo, pour ne jamais plus en repartir. Je ne l'appris que plus tard, mais lui-même était devenu au fil du temps un personnage connu et reconnu du principal culte de cet étonnant pays. Tant et si bien qu'il avait même accédé à une manière de prêtrise shinto, cette religion spécifique au Japon, au caractère tout à la fois animiste et polythéiste, prisée et pratiquée par plus de 80 millions de japonais. Ainsi, installé au Japon depuis vingt-sept ans, il avait à plusieurs reprises eut l'honneur de participer, en tant qu'officiant, au traditionnel Kagami Biraki, cérémonie shinto à l'occasion de laquellle, chaque 11 janvier, pour célébrer l'entrée dans la nouvelle année, il est de coutume de briser un tonneau de Saké.


Et, paré d'un kimono cérémoniel et sceint du traditionnel bandeau Hachimaki, celui-là même qu'arboraient, dans leurs folles missions suicides, les Kamikazes plongeant en piqué sur les navires de la Navy, l'ancien marin en avait brisé des tonneaux de Saké...

J'ai quitté le Japon et ses mystères. Rien d'étonnant me diras-tu. 



mardi 14 janvier 2020

Sur l'impression de n'être rien

Une récente discussion de fin de soirée entre amis nous a conduits sur le chemin de ce sentiment de vide qui parfois nous étreignait. Cette douloureuse impression de "n'être rien" que l'on peut ressentir parfois. Je te livre ici les quelques réflexions que ce sujet a, depuis lors, suscité chez moi...

Dans une époque où l’humanité ne semble plus agir qu’instinctivement, dans l’instantanéité de la réponse à un "post" sur un "réseau social" ou la réaction à une image fugace sur un "service de partage de photographies" (convient-il même encore de parler de photographie ?...), où seule compte la satisfaction immédiate des pulsions, il serait bon de nous rappeler que c’est d’abord le fait d’être doté d’un esprit qui fait de nous des êtres humains. Car, n'en déplaise à certains, nous sommes bel et bien des êtres spirituels. Libres et responsables.

En effet, être humain c’est accepter que liberté et responsabilité caractérisent notre existence. Dans le sens où, d'une part, nous avons le loisir et l'aptitude de dompter notre part animale et de nous libérer de l’influence de nos instincts pour faire appel à notre capacité à décider par nous-même et en appeler à ce que Viktor E. Frankl désigne comme « la liberté de la volonté humaine ». Et, d’autre part, qu'en être responsable nous sommes d'abord responsable envers nous-même, pour pouvoir davantage l’être envers les autres, mais aussi à l’égard de l’environnement qui nous entoure et dans lequel nous évoluons. Et peu importe alors le degré d’insatisfaction ou de frustration que nous pouvons avoir vis à vis de l’existence. Le simple fait de nous interroger sur notre vacuité et de porter sur la vie un regard qui peut être, au mieux dubitatif, au pire désenchanté, prouve notre état d'être pensant; doté d'un esprit; pour tout dire, spirituel. Questionner le sens de sa vie et, partant questionner son existence même n’est-ce pas, à l'instar du rire bergsonien, le propre de l’homme?

Car en tant qu'homme, à la différence des autres êtres vivants, nous ne nous contentons pas d’être mais nous pensons et décidons ce que nous sommes. Et que cette décision soit consciente ou inconsciente n’aliène en rien notre liberté de choix. Nous sommes libre de faire, de ne pas faire, voir même de ne rien faire et laisser faire. Et que nous ayons - ou pas - conscience de ce qui nous a conduit à opérer tel ou tel choix importe peu au fond.

L’autre élément constitutif majeur à mes yeux de notre état d’être humain est la conscience de notre finitude d’être mortel. Le caractère temporel et temporaire de notre existence est, en soi, un paramètre tangible et factuel de notre existence. Je suis puisque je sais que demain je ne serai plus.

La seule question pourrait alors être de savoir si cet homme que je suis est bien celui que je rêvais d'être. Mais cette question n’est sans doute pas d’importance car, dans le même temps, comment saurais-je que rien dans l’homme que je suis n’évoque l’homme que j’aurais pu être ?

Je te laisse, cher lecteur, à ta réflexion...

mardi 31 décembre 2019

Un rien de vent

Il me revient en mémoire le souvenir d'une nuit de réveillon sous les tropiques. 

Sur la route du retour qui me faisait traverser les bananeraies et les champs de canne du sud de la Martinique, la seule station de radio locale que j’arrivais a capter à peu près sur le mauvais tuner de la voiture de location retransmettait une émission musicale nocturne de France Inter. J’ai redécouvert à cette occasion l’incroyable Funeral for a friend/Love lies bleeding d’Elton John qui - à l'instar, pour ceux de mes amis du Bus qui s'en souviennent, de la version live du Mirage de Jean-Luc Ponty apportant un point final aux nuits de la rue Fontaine - venait conclure le set. Un choc!

Dans ce noir si intense de la nuit tropicale, les plus de onze minutes de ce morceau d’anthologie m’ont accompagné jusqu’à Grande Anse et m'ont empêché de succomber à la moite torpeur. Un rien de vent, une cloche qui sonne, un sifflement dans le lointain, quelques notes sur un synthé... puis soudain le piano. 

Je le place désormais dans mon panthéon pop/rock personnel au même niveau que Bohemian Rhapsody. Mêmes envolées lyriques, même mélancolie profonde, même force brutale des riffs de guitare. De Goodbye yellow brick road, fabuleux double album enregistré au studio d’Herrouville, qui tournait beaucoup sur la platine de ma chambre adolescente en 73/74, j’aimais surtout la rage agressive et empreinte de glam de Saturday night's alright for fighting (qui a toujours évoqué pour moi les Who) et l'étrange groove un peu boogie de Bennie & the jets. Comment ai-je pu passer à côté de cet immense titre signé Dwight/Taupin, qu’il m’a fallu attendre plus de 30 ans pour apprécier à sa juste valeur ?

En souvenir des années 70 et de ce réveillon de la Saint Sylvestre 2004, et pour accompagner le passage à la nouvelle année, j'espère que, comme moi, tu apprécieras de réécouter ce titre. Un rien de vent...

"Oh it doesn't seem a year ago to this very day..."



Bonne année 2020 !

lundi 23 décembre 2019

Critique de la zététique comme une esthétique

Un mien ami très cher, que je qualifierais volontiers de scientifique sceptique, m'écrivait récemment, en réponse à un envoi : "C’est super dangereux cette acceptation que tout peut être vrai .... c’est comme ça qu’on fini par répéter des âneries ou laisser se développer le nazisme (...) il ne doit pas y avoir acceptation quand la vérité de l’efficacité n’a pas été démontrée. C’est pas une religion c’est juste du bon sens". Selon lui, je cite, "dans le raisonnement pur, la priorité c'est la justesse".

Je ne suis pas d’accord. Si la justesse doit en effet, en tout, tenir lieu de fondement à l'éthique, la raison pure peut et même doit être critiquée (dans la ligne de la philosophie d'Emmanuel Kant). C'est précisément en ne doutant pas qu’on laisse se développer les théories scientistes. Tout est démontrable. La science pense avoir une solution à tout. Elle est même parfois finale...! Le régime nazi ne fut-il pas l'un des tout premiers à avoir créé un « ministère de la science » et même à avoir fait de certaines sciences, dont la biologie, des « sciences nazies » (sic!), obsédé qu’il était à tout rationaliser, y compris l’extermination de masse de millions d’etres humains. 

Je n'affirme pas pour ma part que tout peut être vrai et ne suis en rien adepte ni des thèses complotistes, ni d'un quelconque relativisme cognitif. Mais je dis que, même en matière scientifique, vérité d'aujourd'hui n'est pas, et heureusement, nécessairement vérité de demain et que par une forme de relativisme philosophique, il faut savoir relativiser et même parfois douter; que la connaissance est bien autre chose que l’accumulation de savoir(s) et que, seul un rapport actif au monde par la réflexion et l’introspection autorise la représentation. La méthode scientifique n'est pas l'unique voie d'investigation du réel et à force de vouloir tout objectiver, on risque de perdre la notion de sujet, d’oublier l’humain derrière l’objet d’étude. A trop vouloir ne considérer que les faits, on renonce parfois au réel, même s’il est - souvent - illusoire. Seule une forme d’élévation, au-delà du perceptible et de l’intelligible (au-delà même de l’entendement) permet de s’approcher du « Dasein » cher à Heidegger, cet « être-là » si particulier et paradoxal qui, bien qu’enfermé dans la solitude existentielle de sa finitude, la conscience de sa propre mort, vit quand même, ici et maintenant, en relation avec les autres et le monde, sans se laisser vaincre par la raison qui pourrait l’amener à penser que tout est vain. Seule une forme de métaphysique transcendantale, délivrée du religieux, permet d’atteindre une manière de morale universelle et de comprendre, à l'instar du conseil du Dr Alexandre à ses enfants que "mieux vaut apprendre à décoder le monde qu’à coder des programmes".

L'approche scientifique poussée à l'extrême, cette foi absolue dans les principes de la science -  la zététique - peut, à l'image de ce que l'intégrisme est aux religions, conduire à une forme de dévoiement extrême et de négation de l'Homme. Le scientisme n’est au fond qu’une forme de pensée globalisante et collectiviste, qui, désirant le triomphe unique de la raison au nom de "l’efficacité scientifique", en vient à vouloir contrôler l’existence des hommes en tant qu'individus - sujets - aux fins de la seule réalisation d'un objet global et déshumanisé, le groupe, pensé comme un système.

Portrait de François Rabelais
La vérité est indispensable, mais sans humanité elle devient insupportable. Je vous livre cette pensée matinale. C’est ma façon de dire, comme Rabelais, que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme». Croire que la science peut résoudre et gérer tous les problèmes, et considérer que toute critique de la matière scientifique ne peut relever que de l'ignorance ou de la mauvaise foi revient à nier l'art du doute qu'affirme incarner la zétetique et peut, je le crains, parfois mener à la négation même de l'Humanité. Pour lutter contre le risque d'être crédule, j'affirme qu'on peut douter de tout, même de l'évidence.

"Si la science un jour règne seule, les hommes crédules n'auront plus que des crédulités scientifiques"
Anatole France


jeudi 12 décembre 2019

Défense d'un petit rien: l'apostrophe

Cher lecteur, mon billet du jour est en forme d'interpellation. Que dis-je, d'apostrophe même!

Sais-tu qu'à Cambridge, King's road (la route du roi) a été rebaptisée, au nom d'une forme de simplification au caratère modernisateur affirmé, et faute d'apostrophe, kings road (la route des rois) ? Disparition annoncée du "génitif saxon" qui détermine le nom qui suit ?

Courrier International, dans sa livraison du 8 décembre, nous apprenait que, face à tant d'adversité, la vénérable et très britannique Apostrophe Protection Society a décidé de jeter l'éponge. "Une victoire pour l'ignorance et la paresse" s'est finalement résigné son président John Williams, reconnaissant le caractère illusoire et désormais inutile du combat que menait depuis 2001 cette association à l'humour so british, dont l'objet était très officiellement de "promouvoir le bon usage de ce signe de ponctuation par trop maltraité".

Apostrophes : tel fut, de 1975 à 1990, le nom du magazine littéraire hebdomadaire animé par Bernard Pivot, à une époque où le service public osait programmer sur son navire amiral (Antenne 2, alors) une émission pour tous au caractère intellectuel revendiqué, diffusée à une heure qu'il est convenu de qualifier de grande écoute. Comment ? Quoi ? Une émission toute entière consacrée aux livres, à la littérature et aux auteurs, diffusée le vendredi soir ? Une production 100% française, où les invités se contentaient de causer et qui dépassait régulièrement les 12% de part de marché!

Impossible me diras-tu ? Et pourtant, cher lecteur de moins de 30 ans, ce programme a bel et bien existé et il a été diffusé à 724 reprises. Je peux en témoigner. Je n'en ai pas manqué beaucoup. Cette seule raison suffirait à se faire aujourd'hui un devoir de relever le gant pour la défense de l'apostrophe!

Si l'apostrophe est, en rhétorique, une forme d'interpellation et que, plus rarement, elle sert à signaler l'apocope et l'aphérèse, elle désigne aussi le signe de typographie qui marque, en français, une élision grammaticale, c'est à dire une absence, la trace d'un petit rien qui évoque la suppression de la voyelle finale de certains mots devant un autre mot commençant par une voyelle ou un h muet. Compliqué! me diront peut-être certains... Je me suis déjà ici épanché sur la conviction que j'ai empruntée au grand Jacques Brel, que "la bêtise c'est de la paresse".

Car, oui, vouloir à tout prix se débarrasser de tout ce qui peut nous paraître un tant soit peu compliqué c'est bien une forme de paresse dont le risque principal est qu'elle nous mène tout droit à l'ignorance. 

Alors, pour qu'on puisse continuer à s'émerveiller et à s'embrasser en se disant je t'aime, j'espère que nous ne nous laisserons pas une fois de plus influencer par une certaine mode anglo-saxonne, même et surtout pas si elle est empreinte d'une moderniste et simplificatrice bonne intention, et que nous maintiendrons, quoi qu'il en coûte, l'usage de ce petit signe de ponctuation qui donne un peu de poésie à notre langue écrite, ce petit rien qu'est l'apostrophe.

lundi 11 novembre 2019

Contre les "méchants pour rien"

Jamais le politique n'a autant cherché à codifier, encadrer, organiser ou restreindre, même au risque de la perte de liberté. Comment analyser ce besoin de légiférer, cette "envie de pénal", comme l'écrivait Philippe Muray, dans l'empire du bien?

Newton et la pomme © Kak
Un exemple? Depuis 2005, le sacro-saint "principe de précaution" est inscrit dans la Constitution française et mis en avant pour justifier la restriction du champ des possibles, la limitation de notre capacité d'action, au risque même de parfois attenter aux libertés. Et l'on voit mal comment, à l'heure où l'Intelligence Artificielle régit de plus en plus nos existences, l'institution que forment l'Etat et son administration (fixe par définition) pourrait, sans être toujours en retard d'une (r)évolution, réglementer et codifier le domaine du réel (par définition mobile), avec des normes uniques et figées destinées à encadrer des réalités par essence multiples et mouvantes.

Prudence, prévention et précaution sont-elles sur le point de supplanter notre belle devise républicaine ? La liberté, sacrifiée à la prévoyance ? L'égalité, à la réserve ? La fraternité, à la sûreté ?

Peut-on se contenter d'une attitude, somme toute assez conservatrice, qui vise avant tout à (se) prémunir de tout, tout le temps, même du risque inhérent au progrès? Ne plus assumer le moindre risque, c'est se renfermer, s'éloigner du vivant, se déshumaniser. Si, comme l'écrit Alfred Adler, "être homme, c'est se sentir inférieur"(1), à considérer que nous pouvions être inférieurs - et donc, en danger - nous avons été condamnés à progresser pour survivre. N'est-ce pas en effet notre qualité même d'être humain que d'avoir toujours su nous adapter à notre environnement ? Alors, on peut envisager avec une certaine attention la phrase du même célèbre dissident de Freud: "il faut considérer l'histoire de l'humanité comme l'histoire du sentiment d'infériorité et des tentatives faites pour y trouver une solution"(1). Et, paradoxalement, c'est cet état affectif permanent qui nous abaisse qui pousse la civilisation sur la voie ascendante du progrès, tant le sentiment d'infériorité ressenti par l'homme le conduit à (ré)agir, pour arriver à toujours plus de sécurité. Nier ou simplement vouloir enfermer le progrès dans des règles normatives figées, même et surtout au nom d'un principe, n'est-ce pas ralentir notre évolution et nous mettre, d'une certaine façon, encore plus en danger ?

La liberté de penser, si chèrement acquise par nos aînés, n'avait plus autant été menacée par la police de l'esprit depuis sans doute l'avènement des Lumières. Alors même que l'emprise de la fausse altérité ne cesse de grandir et que se développe une forme sournoise de communautarisme larvé qui remet en cause les fondements de notre République, dans le même temps, une doxa bien-pensante, à la bienveillance toute paternaliste et sirupeuse, réductrice et faussement protectrice, nous est imposée au travers du vide universel porté par les canaux multiples de la communication de masse. L'universalisme de l'Humanisme est menacé par une forme nouvelle d'égalitarisme déshumanisé. Vouloir tout contrôler pour mieux protéger, mieux uniformiser; tout réglementer pour limiter les risques, tous les risques, même ceux nés de la rencontre avec l'inconnu, de la différence ?

Dans le nouveau monde multipolaire où les anciennes alliances semblent avoir vécu et où, dans la recherche du profit, tout est permis. En cette époque de vague-à-l 'âme démocratique où les peuples grondent d'une colère qui, bien que parfois irrationnelle n'en est pas moins réelle, et, où le populisme est devenu tendance. En ces temps troublés où l'ennemi est partout et nulle part mais où les menaces de conflits et de guerres sont, elles, bien réelles. Dans un univers de techniciens et d'ingénieurs où le rapprochement à venir des biotechnologies et de l'Intelligence Artificielle porte sans doute autant d'opportunités que de terribles menaces, le principe de précaution fait-il encore sens ? En écrivant ces quelques lignes, me revient le souvenir des textes que j'ai publiés ici-même, où j'anticipais le conflit à venir entre bio-conservateurs et trans-humains néo-progressistes (Cf. Transhum' contre biocons).

Au moment de l'histoire où certains tenants d'une manière d'évolutionnisme faussement humaniste soulignent, comme l'écrivait Yuval Noah Harari en 2017 dans Deus, que "le conflit est une chose dont il faut se féliciter au lieu de s'en lamenter. Il (le conflit) est la matière première de la sélection naturelle, moteur de l'évolution", convient il encore de chercher, à tout prix, à se garantir de l'affrontement à venir et à s'en protéger ? A l'heure où la menace est d'abord asymétrique peut-on même encore imaginer d'être en capacité de totalement se préserver de la belligérance ? Oui, mais contre qui ? Contre nous-même d'abord, et contre les tentations d'une partie de l'humanité de donner naissance à des surhommes ? Contre l'extérieur, cet univers qui nous échappe, au fond, que nous faisons tout pour oublier et qu'il conviendrait de mieux observer pour davantage le comprendre ? Contre l'inconnu, celui de ce monde à venir, fascinant et inquiétant, tout à la fois fait de superstitions d'un autre âge et de croyances irrationnelles, de biotechnologies, de neurosciences et des algorithmes de l'IA ? Ou tout simplement contre les autres ? Les méchants du dehors, ces méchants pour rien ?

"Contre les méchants du dehors, méchants si vite, méchants pour rien".