lundi 11 novembre 2019

Contre les "méchants pour rien"

Jamais le politique n'a autant cherché à codifier, encadrer, organiser ou restreindre, même au risque de la perte de liberté. Comment analyser ce besoin de légiférer, cette "envie de pénal", comme l'écrivait Philippe Muray, dans l'empire du bien?

Newton et la pomme © Kak
Un exemple? Depuis 2005, le sacro-saint "principe de précaution" est inscrit dans la Constitution française et mis en avant pour justifier la restriction du champ des possibles, la limitation de notre capacité d'action, au risque même de parfois attenter aux libertés. Et l'on voit mal comment, à l'heure où l'Intelligence Artificielle régit de plus en plus nos existences, l'institution que forment l'Etat et son administration (fixe par définition) pourrait, sans être toujours en retard d'une (r)évolution, réglementer et codifier le domaine du réel (par définition mobile), avec des normes uniques et figées destinées à encadrer des réalités par essence multiples et mouvantes.

Prudence, prévention et précaution sont-elles sur le point de supplanter notre belle devise républicaine ? La liberté, sacrifiée à la prévoyance ? L'égalité, à la réserve ? La fraternité, à la sûreté ?

Peut-on se contenter d'une attitude, somme toute assez conservatrice, qui vise avant tout à (se) prémunir de tout, tout le temps, même du risque inhérent au progrès? Ne plus assumer le moindre risque, c'est se renfermer, s'éloigner du vivant, se déshumaniser. Si, comme l'écrit Alfred Adler, "être homme, c'est se sentir inférieur"(1), à considérer que nous pouvions être inférieurs - et donc, en danger - nous avons été condamnés à progresser pour survivre. N'est-ce pas en effet notre qualité même d'être humain que d'avoir toujours su nous adapter à notre environnement ? Alors, on peut envisager avec une certaine attention la phrase du même célèbre dissident de Freud: "il faut considérer l'histoire de l'humanité comme l'histoire du sentiment d'infériorité et des tentatives faites pour y trouver une solution"(1). Et, paradoxalement, c'est cet état affectif permanent qui nous abaisse qui pousse la civilisation sur la voie ascendante du progrès, tant le sentiment d'infériorité ressenti par l'homme le conduit à (ré)agir, pour arriver à toujours plus de sécurité. Nier ou simplement vouloir enfermer le progrès dans des règles normatives figées, même et surtout au nom d'un principe, n'est-ce pas ralentir notre évolution et nous mettre, d'une certaine façon, encore plus en danger ?

La liberté de penser, si chèrement acquise par nos aînés, n'avait plus autant été menacée par la police de l'esprit depuis sans doute l'avènement des Lumières. Alors même que l'emprise de la fausse altérité ne cesse de grandir et que se développe une forme sournoise de communautarisme larvé qui remet en cause les fondements de notre République, dans le même temps, une doxa bien-pensante, à la bienveillance toute paternaliste et sirupeuse, réductrice et faussement protectrice, nous est imposée au travers du vide universel porté par les canaux multiples de la communication de masse. L'universalisme de l'Humanisme est menacé par une forme nouvelle d'égalitarisme déshumanisé. Vouloir tout contrôler pour mieux protéger, mieux uniformiser; tout réglementer pour limiter les risques, tous les risques, même ceux nés de la rencontre avec l'inconnu, de la différence ?

Dans le nouveau monde multipolaire où les anciennes alliances semblent avoir vécu et où, dans la recherche du profit, tout est permis. En cette époque de vague-à-l 'âme démocratique où les peuples grondent d'une colère qui, bien que parfois irrationnelle n'en est pas moins réelle, et, où le populisme est devenu tendance. En ces temps troublés où l'ennemi est partout et nulle part mais où les menaces de conflits et de guerres sont, elles, bien réelles. Dans un univers de techniciens et d'ingénieurs où le rapprochement à venir des biotechnologies et de l'Intelligence Artificielle porte sans doute autant d'opportunités que de terribles menaces, le principe de précaution fait-il encore sens ? En écrivant ces quelques lignes, me revient le souvenir des textes que j'ai publiés ici-même, où j'anticipais le conflit à venir entre bio-conservateurs et trans-humains néo-progressistes (Cf. Transhum' contre biocons).

Au moment de l'histoire où certains tenants d'une manière d'évolutionnisme faussement humaniste soulignent, comme l'écrivait Yuval Noah Harari en 2017 dans Deus, que "le conflit est une chose dont il faut se féliciter au lieu de s'en lamenter. Il (le conflit) est la matière première de la sélection naturelle, moteur de l'évolution", convient il encore de chercher, à tout prix, à se garantir de l'affrontement à venir et à s'en protéger ? A l'heure où la menace est d'abord asymétrique peut-on même encore imaginer d'être en capacité de totalement se préserver de la belligérance ? Oui, mais contre qui ? Contre nous-même d'abord, et contre les tentations d'une partie de l'humanité de donner naissance à des surhommes ? Contre l'extérieur, cet univers qui nous échappe, au fond, que nous faisons tout pour oublier et qu'il conviendrait de mieux observer pour davantage le comprendre ? Contre l'inconnu, celui de ce monde à venir, fascinant et inquiétant, tout à la fois fait de superstitions d'un autre âge et de croyances irrationnelles, de biotechnologies, de neurosciences et des algorithmes de l'IA ? Ou tout simplement contre les autres ? Les méchants du dehors, ces méchants pour rien ?

"Contre les méchants du dehors, méchants si vite, méchants pour rien".

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