jeudi 12 décembre 2019

Défense d'un petit rien: l'apostrophe

Cher lecteur, mon billet du jour est en forme d'interpellation. Que dis-je, d'apostrophe même!

Sais-tu qu'à Cambridge, King's road (la route du roi) a été rebaptisée, au nom d'une forme de simplification au caratère modernisateur affirmé, et faute d'apostrophe, kings road (la route des rois) ? Disparition annoncée du "génitif saxon" qui détermine le nom qui suit ?

Courrier International, dans sa livraison du 8 décembre, nous apprenait que, face à tant d'adversité, la vénérable et très britannique Apostrophe Protection Society a décidé de jeter l'éponge. "Une victoire pour l'ignorance et la paresse" s'est finalement résigné son président John Williams, reconnaissant le caractère illusoire et désormais inutile du combat que menait depuis 2001 cette association à l'humour so british, dont l'objet était très officiellement de "promouvoir le bon usage de ce signe de ponctuation par trop maltraité".

Apostrophes : tel fut, de 1975 à 1990, le nom du magazine littéraire hebdomadaire animé par Bernard Pivot, à une époque où le service public osait programmer sur son navire amiral (Antenne 2, alors) une émission pour tous au caractère intellectuel revendiqué, diffusée à une heure qu'il est convenu de qualifier de grande écoute. Comment ? Quoi ? Une émission toute entière consacrée aux livres, à la littérature et aux auteurs, diffusée le vendredi soir ? Une production 100% française, où les invités se contentaient de causer et qui dépassait régulièrement les 12% de part de marché!

Impossible me diras-tu ? Et pourtant, cher lecteur de moins de 30 ans, ce programme a bel et bien existé et il a été diffusé à 724 reprises. Je peux en témoigner. Je n'en ai pas manqué beaucoup. Cette seule raison suffirait à se faire aujourd'hui un devoir de relever le gant pour la défense de l'apostrophe!

Si l'apostrophe est, en rhétorique, une forme d'interpellation et que, plus rarement, elle sert à signaler l'apocope et l'aphérèse, elle désigne aussi le signe de typographie qui marque, en français, une élision grammaticale, c'est à dire une absence, la trace d'un petit rien qui évoque la suppression de la voyelle finale de certains mots devant un autre mot commençant par une voyelle ou un h muet. Compliqué! me diront peut-être certains... Je me suis déjà ici épanché sur la conviction que j'ai empruntée au grand Jacques Brel, que "la bêtise c'est de la paresse".

Car, oui, vouloir à tout prix se débarrasser de tout ce qui peut nous paraître un tant soit peu compliqué c'est bien une forme de paresse dont le risque principal est qu'elle nous mène tout droit à l'ignorance. 

Alors, pour qu'on puisse continuer à s'émerveiller et à s'embrasser en se disant je t'aime, j'espère que nous ne nous laisserons pas une fois de plus influencer par une certaine mode anglo-saxonne, même et surtout pas si elle est empreinte d'une moderniste et simplificatrice bonne intention, et que nous maintiendrons, quoi qu'il en coûte, l'usage de ce petit signe de ponctuation qui donne un peu de poésie à notre langue écrite, ce petit rien qu'est l'apostrophe.

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