samedi 20 janvier 2024

Rien ne garantit

"Le malaise que suscite en nous le langage ne diffère guère de celui que nous inspire le réel ; le vide que nous entrevoyons au fond des mots évoque celui que nous saisissons au fond des choses : deux perceptions, deux expériences où s'opère la disjonction entre objets et symboles, entre la réalité et les signes." 
Emile Cioran


La réalité est le fruit complexe d'expériences, de défis et de circonstances. Elle se plie rarement à nos aspirations ou à nos attentes. Pourtant, la quête de la maîtrise du réel est ancrée dans la nature humaine. C'est une entreprise qui transcende les époques et les cultures, la recherche perpétuelle d'un contrôle illusoire sur notre destin ou l'espoir que, passant par la quête du merveilleux ou toute autre croyance irrationnelle, une autre réalité est possible. On peut s'autoriser à penser avec Sylvain Tesson que, « le merveilleux émane du réel. Il n'a pas besoin d'inventions. »1

L'une des raisons pour lesquelles rien ne garantit l'asservissement du réel réside dans la dynamique changeante de la vie elle-même. La réalité est flou, chaotique, constamment en mouvement, et elle échappe le plus souvent à nos tentatives de la saisir. Les circonstances évoluent, les priorités changent, et les événements inattendus peuvent bousculer nos plans les plus soigneusement élaborés. C'est dans cette constante nécessité de devoir s'adapter aux circonstances que réside l'une des principales difficultés à dominer le réel, mais aussi notre capacité à changer de regard sur les choses et à modifier nos comportements.

Quid de la nature subjective de la réalité ? Chaque individu perçoit le monde qui l'entoure à travers le prisme de ses sens, de ses propres expériences, croyances et émotions. Ce filtre subjectif crée une infinie diversité de réalités personnelles, perçues sous différent angles de vues, ce qui rend, de facto, difficile l'établissement de règles absolues et universelles. Ce qui peut être considéré comme une réussite pour l'un peut être perçu comme un échec pour l'autre, soulignant ainsi la relativité inhérente à toute tentative de triompher de la réalité.

La complexité de la réalité est également liée à la nature imprévisible des événements. Personne n'est, par exemple, capable de simplement prévoir avec certitude le temps qu'il fera dans quinze jours. Les facteurs externes, tels que les catastrophes naturelles, les crises en tous genres ou des pandémies, peuvent frapper sans avertissement, et bouleversent le cours de nos vies. Dans ces moments, notre vulnérabilité est mise en évidence, rappelant alors que même les plans les plus élaborés peuvent être balayés par les caprices du destin.

Pourtant, l'aspiration à gouverner le réel est profondément ancrée dans l'histoire de l'humanité. Les avancées scientifiques et technologiques, les réalisations artistiques ou simplement nos croyances dans le progrès sont autant de manifestations de notre désir collectif de transcender les limites imposées par la réalité. La quête de la victoire contre le réel peut également se manifester dans notre constante volonté de comprendre, même l'incompréhensible. Les questions existentielles sur le but de la vie, la quête de la vérité et notre place dans l'univers, nos croyances les plus intimes, reflètent notre désir intrinsèque de transcender les contraintes du réel. Cependant, ces questions demeurent souvent sans réponse définitive, laissant un sentiment persistant d'incomplétude et installant durablement l'incertitude de pouvoir réellement triompher de la réalité.

On peut également considérer la dimension psychologique de cette quête. Nos aspirations individuelles, nos peurs, nos espoirs et nos attentes influencent notre perception de la réalité et notre capacité à y faire face. Les stratégies d'adaptation varient d'une personne à l'autre, et la résilience émotionnelle joue un rôle essentiel dans la lutte contre les affres du destin.

En fin de compte, rien ne garantit la victoire sur le réel, car la réalité elle-même est intrinsèquement insaisissable et souvent indomptable. Cependant, c'est précisément dans cette incertitude que réside la beauté de l'expérience humaine. La recherche de sens, d'intelligibilité et la volonté de transcender les défis de la réalité façonnent notre voyage, nous poussant à explorer toujours plus loin notre potentiel et à élargir nos horizons pour aller au-delà des apparences.

La sagesse réside peut-être dans la reconnaissance de notre propre vulnérabilité et dans l'acceptation de l'imprévisibilité de l'existence, une manière de renoncement à vouloir asservir le réel. Plutôt que de chercher une utopique victoire définitive, il peut être plus bénéfique de cultiver la résilience, l'adaptabilité intrinsèquement liée à notre humanité et une forme de gratitude pour chaque succès, même petit, même éphémère. Dans cette approche, triompher du réel devient moins une destination fixe qu'un processus continu d'adaptation et d'apprentissage.

La difficulté, l'imprévisibilité et la subjectivité de la réalité rendent toute tentative de la dompter complètement illusoire. Cependant, c'est précisément dans cette incertitude que réside la beauté de notre parcours. Accepter la réalité dans toute sa complexité, s'adapter aux changements inévitables et trouver un sens même à l'imprévisible sont peut-être les clés d'une forme de sagesse rendant la vie moins difficile à supporter. Enfin, rien ne le garantit.

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