jeudi 4 janvier 2024

Rien de social

"Nous sommes enfermés dans une « bulle informative », une sorte d’aquarium d’interprétations univoques, de dénonciations de parti-pris (parfois de propos haineux), souvent de fake news ou de théories du complot qui nous confortent dans nos opinions – une prison intellectuelle, réconfortante et excitante, confirmant tous nos avis et nos détestations et nos préjugés" 

Frédéric Joignot, Le Monde, 30 août 2016


Les réseaux (qui n'ont plus grand chose de sociaux) sont devenus des chaines communautaires, l'illustration quotidienne et très concrète d'un entre-soi partial, confortable et inique, qui ne questionne pas, un lieu où le doute n'est plus permis, un espace où la bienveillance, totalement exempte d'une quelconque exigence, n'est désormais plus que complaisance.

Dans l'effervescence quotidienne de nos vies, nous sommes régulièrement confrontés à la délicate question de notre partialité. Nous percevons tous différemment le monde qui nous entoure, et souvent, cette subjectivité est enveloppée dans le voile de notre conviction inébranlable en la justesse de notre propre perception. La subjectivité est profondément ancrée en nous. C'est une manière de lentille à travers laquelle nous filtrons le monde, déformant la réalité selon nos propres perspectives, tissées au fil de nos expériences, renforcées par nos croyances et nos préjugés. La partialité peut parfois même être subtile, se glissant dans les interstices de notre Psyché sans que nous en soyons conscients. Alimentée par nos expériences passées, des préjugés culturels ou des influences sociales, elle forme un prisme déformant à travers lequel nous interprétons les événements.

La conviction de la justesse de notre propre perception agit, au-delà, comme un catalyseur qui intensifie les effets de la partialité. Nous avons tous tendance à croire que notre manière de voir les choses est la plus objective, la plus juste. C'est un mécanisme de défense naturel qui renforce notre confiance en nous-mêmes, mais qui est également un frein puissant à l'acceptation de l'autre. Tout dogme, toute idéologie, chaque "isme" qui nous convint de détenir la vérité, entrave notre capacité à écouter et à comprendre les autres perspectives.

Imagine maintenant, ami lecteur, deux personnes qui sont témoins du même évènement. Elles l'interprètent de manière différente en raison de leur angle de vue et pour toutes les raisons que nous avons précédemment évoquées. Les versions qu'elles donnent de cet évènement sont différentes, parfois divergents et peuvent, sous certaines conditions, devenir même antagonistes. Si chacun est également convaincu de la justesse incontestable de sa propre perception, nous ne sommes pas loin d'une impasse. Le dialogue devient difficile, voire impossible, car la conviction de l'un s'oppose à celle de l'autre. Et de la confrontation - saine - des idées, on peut alors rapidement passer à l'affrontement, voire la violence.

C'est là que résident les problèmes potentiels. Les relations humaines sont tissées de fils fragiles, et l'intolérance combinée à la conviction intransigeante de l'exactitude de nos positions crée des tensions invisibles qui peuvent se transformer rapidement en  incompréhensions pouvant déboucher sur la violence. Les malentendus se multiplient, les jugements hâtifs se substituent à la compassion, et la diversité des perspectives qui s'exprime dans la confrontation d'idées raisonnables qui fonde le débat devient rapidement l'expression dogmatique de points de vue irréconciliables, reposant sur des croyances plus que sur des faits, source de division plutôt que d'enrichissement.

La conscience de nos propres préjugés et la volonté de les questionner sont les premiers pas vers une perception plus nuancée du monde et l'acceptation de l'autre en soi. Cela demande une humilité intellectuelle, une capacité à reconnaître que notre vision du monde n'est qu'une parmi d'autres, influencée par notre éducation, notre milieu et nos propres expériences de vie. La conviction que nous avons sur notre propre intellection des choses ne doit pas constituer un dogme indépassable. Seul le doute et le questionnement régulier de  la justesse de notre point de vue peuvent favoriser l'échange et la compréhension. En accueillant avec bienveillance l'expression des expériences et des idées des autres, nous élargissons notre propre horizon d'entendement du monde. Remettre en question notre partialité, cultiver la tolérance envers les perspectives différentes et adopter une approche attentive face à la complexité, en se départissant autant que possible de nos préjugés,  nous permet, en embrassant la diversité des expériences humaines, de mieux appréhender le monde et de tisser des liens plus forts, transcendant les barrières invisibles de l'arbitraire. 

En guise de conclusion, je te rappellerai, cher lecteur, que les réseaux dits "sociaux" trouvent d'abord leur origine dans le besoin de raffermir les liens au sein d'une même communauté. Ainsi en va-t-il de Facebook, créé il y a vingt ans déjà (c'était en 2004), par Mark Zuckerberg avec quatre de ses camarades d'Harvard, pour répondre aux besoins sociaux des étudiants de cette université. Un réseau d'abord à usage de renforcement communautaire. Les algorithmes qui régissent aujourd'hui nos vies sur le Net établissent un certain nombre de règles pour nous présenter du contenu qui correspond à nos goûts, nos intérêts, le lieu où nous nous trouvons, notre langue, nos habitudes de consommations, les idées que (nous ou) nos relations expriment... à l'effet de nous présenter un environnement correspondant à ce en quoi nous croyons et en ce à quoi nous aspirons. Les réseaux, quitte même, pour les besoins de la cause, à ce que, en ne sélectionnant que des informations exclusivement partiales, et par essence partielles, la technologie promeuve une forme de "vérité perturbée" destinée à renforcer les croyances de leurs membres, créent une forme de "bulle cognitive" au sein de laquelle nos convictions, loin d'être challengées, ne peuvent être que renforcées et qui nous enferment plus qu'elles ne nous libèrent... Rien de très "social" en somme.

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