jeudi 12 avril 2018

Rien ne distingue vraiment un roman d'un agenda

Au début des années 80, je croyais - naïvement me diras-tu peut-être - que la cause des moudjahidines qui luttaient en Afghanistan contre "l'oppresseur soviétique" méritait qu'on s'y intéressât et même qu'on la soutienne. Il m'est arrivé, lors, d'organiser à la mairie de Puteaux  ou au théâtre d'Antony une réunion de soutien aux "freedom fighters", mêlant allègrement dans une forme de syncrétisme anticommuniste auquel je croyais à cette époque où un rideau de fer coupait encore l'Europe et le Monde en deux, les militants de Solidarnosc des chantiers navals de la Baltique et les pachtounes enturbannés de la vallée du Pandjchir. Mon panthéon personnel allait alors de Lech Waleza, en passant par Vaclav Havel, jusqu'au commandant Ahmad Shah Massoud. Ils avaient à mes yeux un point commun essentiel : jour après jour, ils enfonçaient  de mortelles épines dans les pieds de l'ogre moscovite... Rien ne distinguait alors pour nous la lutte des afghans de Kaboul de celle des polonais de Dantzig. La religion, peut-être ? Ou bien au contraire, était-ce, au delà de leur anticommunisme de circonstance, une forme de religiosité qui peut-être les rapprochait ?

Je parcourais récemment l'un de mes anciens agendas. J'ai réalisé tout soudain que rien ne le distinguait vraiment d'un roman, n'était-ce la couverture en moleskine indispensable à tout bon semainier. En effet, comme dans les ouvrages de fiction, c'est en prose que, jour après jour, on y inscrit ce que l'on doit faire. Comme dans un roman, il y a un début et une fin mais, à la différence de la fiction, ce sont toujours les mêmes; on y trouve aussi des personnages à foison - les habituels, les familiers, mais aussi parfois de nouveaux qui apparaissent puis disparaissent au gré des rendez-vous et des aléas de l'existence -, des allers et des retours, de l'action, des rebondissements; moins de suspense peut-être mais tout autant d'émotion... Comme dans toute bonne nouvelle, on peut laisser de côté un agenda puis y revenir, reprendre le cours de sa lecture, se replonger dans les souvenirs qu'évoquent les quelques lignes, et même plus souvent les quelques mots rédigés à la va-vite sur des feuillets quadrillés. Le livre est, comme l'agenda, tout à la fois contenu et contenant. L'un comme l'autre sont des produits complexes constitués d'idées soutenues par des mots mis en ordre, eux-même portés par un assemblage de feuilles dans lequel interviennent à la fois du papier, de l'encre, des éléments d'ordre textuel et typographique et parfois même d'ordre artistique, le tout prenant l'apparence d'un objet. Mais, cher lecteur, je m'égare. Revenons, si tu veux bien, aux combattants de la liberté si chers à M. Ronald Reagan...

Timbre commémoratif nord-coréen de 1985
C'est en consultant l'un de ces vieux calepins que je retrouve la mention d'un voyage effectué en avril 1985 en Jamaïque.

J'avais séjourné au pays des Rastas à l'occasion de la Conférence Internationale de la Jeunesse organisée avec le soutien actif des réseaux internationaux de l'AFL-CIO en réponse - pour ne pas dire, en réaction - au rassemblement de la jeunesse heureuse organisé à Pékin en mai de la même année et au festival mondial de la jeunesse et des étudiants qui devait se tenir à Moscou au mois d'août suivant, eux-même organisés par les pionniers des mouvements de jeunesse communistes. Tout le monde a aujourd'hui oublié que l'année 1985 fut proclamée par l'Organisation des Nations Unies "Année Internationale de la Jeunesse". Et si, ami lecteur, je devais encore te convaincre du sérieux de cette affaire onusienne au beau slogan de "Participation, Développement et Paix", je te rappellerais que le président désigné du comité d'organisation de cette année internationale s'appelait Nicu, Nicu Ceauşescu, fils chéri du grand et très populaire démocrate, le Conducator roumain Nicolae Ceauşescu. C'était une époque de guerre froide. Une époque où le monde encore bipolaire s'organisait autour d'une forme d'équilibre de la terreur. Les conférences répondaient aux festivals, les manifestations aux rassemblements, les guerres populaires de libération aux mouvements pour la Liberté, les réformistes aux révolutionnaires, les forces du bien à l'empire du mal. C'était simple. Manichéen.

A Kingston, dans ce grand hémicycle de circonstance, notre délégation avait pour voisine immédiate la représentation afghane et dans cette improbable conférence des tropiques j'ai pu discuté avec Massoud. Grand et beau souvenir que celui de la rencontre avec cet érudit francophone, ayant étudié au lycée français Isteqlal de Kaboul, venu plaider sous les manguiers de Kingston la justesse de sa cause. Celui qui avait rejoint dès 1973 la clandestinité et qui ayant survécu à sept attaques majeures soviétiques s'était vu décerner le titre de "Lion du Panjshir" siégeait parmi nous, simplement, écoutant patiemment les dithyrambes de jeunes occidentaux sûrs d'eux et de leur combat qui croyaient lui rendre hommage mais ne comprenaient rien à ce qui se tramait vraiment du côté de Kaboul. Aucun d’entre-nous tous n'aurait pu alors imaginer que son assassinat marquerait bien des années plus tard le début d'une autre guerre aux contours moins nets, aux frontières moins claires, une guerre qui bientôt verrait couler le sang de jeunes soldats français, une guerre qui allait bientôt porter le fer et l'horreur terroriste jusque dans le cœur du territoire national.

La simple évocation de cette belle âme justifierait à elle-seule mon soutien affirmé de l'époque aux "freedom fighters"et puis en y réfléchissant bien, l'agenda que depuis Moscou, Bucarest, Cuba ou Pyongyang certains essayaient d'imposer à une jeunesse éprise de bons sentiments teintés d'internationalisme et de marxisme-léninisme n'était peut-être, au regard des jours sombres que nous avons depuis lors vécus, finalement rien d'autre qu'un beau roman, une belle histoire...

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