lundi 14 novembre 2022

Rien de moins

"Dieu a besoin des hommes."
Proverbe


Ce que les hommes croient nouveau, c’est, souvent, ce qu’ils ont oublié.

« Toute époque, selon sa vocation, est une grande époque » pour le philosophe et spécialiste de la subjectivité transcendantale, Edmund Husserl. La décadence annoncée par certains de notre monde post-moderne permettra-t-elle, comme un terreau fertile, l’irruption d’une forme nouvelle de Sacré ? Sommes-nous, comme le suggère Michel Mafesolli, à l’aube d’une ère qui sera marquée par le retour du religieux, de la religiosité, de la spiritualité ? Le restaurant dans lequel travaille mon fils s’est longtemps appelé « le Pub Paul Scarlet ». Il a été tout récemment rebaptisé « La Table d’Emeraude », doit-on y voir l’exemple trivial d’une forme, même inconsciente, de retour du sacré ? Voir...

Que l’on soit athée totalement sceptique, agnostique interrogatif, simple cherchant ou croyant convaincu, nous portons tous en héritage inconscient, enfoui au plus profond, un capital historique de culture, surnaturelle d’abord, religieuse ensuite; une culture sacrale et nourrie de mystère. Sans verser dans une forme de fatum, je ne pense d'ailleurs pas que la somme de tous les efforts de rationalisation ni l'approche strictement positiviste permettent d’oublier ou de désapprendre le bagage civilisationnel que les générations qui nous ont précèdé nous ont légué. 

La vie ne nous autorisant pas le retour en arrière, la meilleure façon d’entretenir la flamme du passé pour éviter qu’elle ne s’éteigne emprunte sans doute la voie du diptyque tradition/transmission. Respecter les traditions héritées du passé en s’efforçant de les maintenir vivantes aujourd’hui à l'effet pour demain, de mieux en assurer la transmission et - peut-être ? - offrir les conditions à une nécessaire et revitalisante transgression, troisième et dernier terme du tryptique (tradition/transmission/transgression) sur lequel repose, selon moi, toute tentative d'approche anagogique.

Certains pensent que rejeter toute transcendance est la seule façon de s’affranchir, de se libérer de ce que Marx nomma « l’opium du peuple ». En revendiquant à tout prix leur liberté, d’aucuns oublient parfois, un peu vite, qu'il n'est de liberté sans respect de certains principes et que c'est d'abord notre qualité humaine d'êtres spirituels qui nous distingue des autres êtres vivants et nous rend uniques dans l'ordre naturel. 

Nous vivons, analysent certains, une "crise du croire" et plus nos contemporains sont incrédules, plus ils semblent paradoxalement se laisser abuser par des discours délirants. C’est bien parce que l'homme du début du 21ème siècle, contrairement à ce qu'a pu prophétiser Malraux, ne sait plus croire, qu’il est enclin à se mettre à croire n'importe quoi. Les temps sont si troublés que trop nombreux même sont ceux qui confondent fausses idoles, religion de l’Amour et amour de la Religion. Si Dieu est Amour, l’histoire nous enseigne malheureusement que les Religions, « porteuses de vérité sans faille», comme l’a écrit Michel Serres, avec leur vision dogmatique et la part d’intégrisme et de haine de l’autre qu’elle entraîne, sont trop souvent cause d’une violence aveugle. 

Pour ma part, je préfèrerai toujours l’Amour à la Religion, car la Religion est une invention des hommes alors que l’Amour est une invention de Dieu !

Contrairement à l’approche scientifique qui, utilisant une forme d’analyse logico-subjective, privilégie la partie sur le tout, l’étude de l’objet d’expérimentation sur celle du sujet, toute quête symbolique, si elle part du « je » s'intéresse avant tout au « nous », au collectif, en considérant que le Tout est supérieur à la somme des parties qui le composent. Le Sacré donne du Sens - en élargissant la réflexion au-delà d'une vision exclusivement rationaliste du monde - en ce qu’il introduit l’expérience existentielle de la globalité du réel, qu’il permet de réintroduire l’idée du Tout, et d’entrouvrir le voile pour apercevoir l’Unité perdue. Retrouver dans les images et les mythes une manière de théologie - de reliance au Sacré - n’est-il pas l’un des objectifs de toute approche spirituelle, de toute quête de sens ? Avant même le concept d’Archétypes popularisé par Carl Gustav Jung, Gaston Bachelard affirmait que les images et les Rites prolongeaient les symbolismes sacrés et les mythologies archaïques. Comme l’a si justement écrit Jean Cazeneuve dans Sociologie du rite : « L’ordre humain ne se suffit pas à lui-même, il n’a de valeurs que par la participation à des archétypes sacrés qui le fondent et le dépassent à la fois. »  Rien de moins.

mardi 4 octobre 2022

Droit et devoir de rien dire

"Parler pour ne rien dire et ne rien dire pour parler sont les deux principes majeurs et rigoureux de tous ceux qui feraient mieux de la fermer avant de l'ouvrir". Pierre Dac

Moi qui suis déjà grand-père, je ne connais vraiment rien. Comment puis-je avoir autant si peu vécu ?

Il me revient ce temps - pas très ancien pour un boomer, préhistorique pour les millenials - où l'on pouvait, sans s'en émouvoir plus que cela, rester longtemps sans rien savoir, sans avoir accès à la moindre actualité, vivre sans être l'esclave de l'immédiateté d'une information globale et partagée. Pas de téléphones intelligents, pas d'Internet, même pas d'ordinateurs portables. Pour se donner des nouvelles, on s'écrivait encore des lettres ou des cartes postales, pour connaître la météo du monde, on lisait des journaux, on écoutait la radio et on regardait le journal de 20h00. Nous n'échangions pas sur des sites de tchat, mais nous passions des heures à refaire le monde sur des bancs publics ou attablés dans des troquets. Le savoir n'était accessible au plus grand nombre que dans les bibliothèques que nous fréquentions alors assidument. Elles étaient la source inépuisable de la Connaissance et le lieu physique d'inattendues rencontres où il m'est, très souvent, arrivé de lier connaissance avec des inconnu(e)s (si, si...!), bien avant l'irruption dans nos très ennuyeuses vie (d'avant) des algorithmes et des intelligences artificielles des réseaux sociaux qui évaluent, ex ante, toutes les interactions et, sans lesquels se rencontrer ne serait, pour beaucoup, même plus (aujourd'hui) envisageable.

L'absence durable d'écho en provenance des siens pouvait certes parfois être la cause d'une angoisse sourde mais, à d'autres moments, ne rien savoir de ses proches ni du monde tel qu'il allait a sans doute protégé notre génération du risque de s'inquiéter davantage encore et nous a, j'en suis certain, fait gagner en autonomie ce que la dépendance numérique fait désormais trop souvent perdre à nos contemporains. A dix-huit ans, j'ai, pour la première fois, traversé l'Atlantique. En un mois, je n'ai échangé brièvement qu' à deux reprises au téléphone avec mes parents et, pour apercevoir quelques photos-souvenirs prises avec un mauvais instamatic Kodak, ils durent attendre plusieurs semaines que je me remembre de faire développer les pellicules restées au fond de mon sac. Ni eux ni moi ne s'inquiétèrent alors. Nous vivions sans chaînes. A cette époque révolue, chacun pouvait, avec une certaine décence, et même une forme de pudeur, garder pour lui ses états d'âme, les épisodes de sa vie, celle des autres, ses musiques, ses lectures ou ses films préférés, ou encore sa secrète passion pour les chatons... Qu'en est-il aujourd'hui du droit de rien dire ?

Nul ne peut m'obliger à avoir un avis sur tout. Pourtant, dans les conversations, même les plus banales, beaucoup se croient autorisés à émettre en tout un jugement, le plus souvent sans appel. Bien plus encore s'ils sont ignorants du sujet débattu. Admettre qu'on ne sait pas, qu'en telle ou telle matière on puisse ne pas avoir d'opinion, c'est désormais prendre le risque de passer pour le dernier des cons... Je m'expose plus souvent qu'autrefois à ce danger que d'aucuns pensent mortel en société. Tant pis ! J'ai passé l'âge de jouer à faire semblant... 

Celui qui ne s'exprime pas sur tout, celui qui n'a rien à dire, celui-là trouve t'il encore sa place dans notre monde hyperconnecté ? Longtemps l'humanité - et pour certains c'est trop souvent encore le cas - s'est battue pour obtenir le droit de s'exprimer librement, aujourd'hui, j'en connais qui sont prêts à ferrailler pour recouvrer le droit de se taire, le droit de rien dire. Savoir garder le silence, au risque d'être parfois moqué, au fond, est-ce si grave ? Avec quelques autres, j'ai découvert que l'apprentissage dans le silence - le devoir de rien dire - était parfois le plus sur moyen d'avancer.


dimanche 11 septembre 2022

Rien de noir

« la vie est un bien perdu pour celui qui ne l’a pas vécu comme il aurait voulu» Mihai Eminescu

Un mien ami m'a, cet été, suggéré d'écrire sur mes pensées sombres, ce que parfois certains nomment "idées noires". De celles qui fondent ce que j'appelle pessimisme tempéré, qui m'habite et me meut, et qu'il a tant de peine à comprendre. En ce dimanche qui marque le vingt-et-unième anniversaire des attaques terroristes qui frappèrent tragiquement New York et les Etats-Unis et coutèrent la vie à plus de trois mille personnes, qu'en dire en effet ?

Pour certains - dont il est - la vie, toute tournée vers l'avenir, n'est que projets, plaisirs et absence de  contrainte, de toute contrainte. N'affirme-il pas - par  une manière de lucidité teintée de forfanterie - qu'avec sa compagne, il n'est pas marié depuis 35 ans ? Il me range du côté de ceux dont il pense que les interdits qu'il se sont forgés au fil de l'existence dressent de puissantes barrières intimes qui empêchent parfois leur vie de s'épanouir aussi bien qu'elle le pourrait peut-être. Quel étrange raisonnement (ou plutôt son absence même) conduit à anticiper en toute matière, de préférence, des pensées négatives ? Toujours d'abord considérer le verre à moitié vide 

Parmi les lectures qui ont marqué ma jeunesse, je me souviens du très beau "Qui ose vaincra" de Paul Bonnecarrère, ouvrage qui figurait en bonne place dans la bibliothèque de mon père et qui relatait les exploits des parachutistes de la France Libre. Un titre et une devise qui auraient pu (dû ?) être sources d'inspiration. Une philosophie de l'existence qui enseigne, simplement - certains diront peut-être de façon bien trop simpliste - que celui qui s'autorise à oser, celui-là peut gagner.

S'il m'est heureusement arrivé d'oser, si parfois je me suis permis de vivre mes rêves, d'aller au bout de mes désirs, combien de fois ai-je renoncé par pusillanimité ? Combien de fois ai-je, comme beaucoup, confondu le monde tel qu'il était avec l'interprétation que je m'en faisais ? J'ai trop souvent considéré que l'excès d'optimisme pouvait parfois me mettre en danger, faute de m'être préparé à affronter une situation sont j'exagérais considérablement le caractère complexe ou délicat. Je me souviens parfaitement du lieu où je me trouvais et de ce que je faisais lorsque j'ai appris ce qui se passait de l'autre côté de l'Atlantique. Les images de cette terrible attaque des Twin Towers ont longtemps hanté mes jours et mes nuits. En fonction de notre histoire personnelle, nous ne réagissons pas tous et toutes de la même façon face aux évènements. Certains vont être stimulés par la nouveauté, d’autres vont s’adapter non sans quelques appréhensions et les derniers vont être complètement tétanisés par une situation méconnue. Comment expliquer notre attitude ? Anxiété, peurs, craintes irrationnelles et sentiment d'impuissance forgés au creuset des petits riens qui ont parfois contrarié la réalité subjective de la petite enfance, ou prudent scepticisme, teinté parfois de cynisme, qui ne serait que le fruit amer de l'expérience vécue ?

Cioran écrivit : "La naïveté, l'optimisme, la générosité, - on les rencontre chez les botanistes, les spécialistes des sciences pures, les explorateurs, jamais chez les politiques, les historiens ou les curés (...) On ne s'aigrit que dans le voisinage de l'homme*". Je fais assez mienne cette pensée.

En tout, mon ami, qui est un scientifique, est passionné par la question du "Comment ?" : Comment ça marche ? Comment puis-je faire ? Comment s'y prendre ? Comment faire autrement ?... Cette question, qui est la première de tout travail d'accompagnement depuis la maïeutique socratique est le ressort même de sa grande curiosité en toutes matières. Un élan de vie ?

La question essentielle qui, elle, d'aussi loin que je m'en souvienne, m'a taraudé est celle du "Pourquoi ?" Et peut-être avant tout : Pourquoi la vie, et pas rien ? A quoi bon, au fond ! C'est la question fondatrice, l'élément déclencheur pourrait-on dire, de tout travail thérapeutique, celle qui interroge le ressenti d'une souffrance qui dure et dont on arrive pas à se libérer.

Une pulsion de mort ? Je ne le crois pas, mais peut-être cette "sécurité du pire" décrite par Cioran. Car en regardant dans le rétroviseur, en me souvenant de ma vie, je n'ai pas l'impression d'être passé à coté de la vie et, contrairement à une définition communément admise du pessimisme, je ne crois pas que la somme des maux ait été, dans mon existence, supérieure à celle des biens. Et puis, je n'ai pas choisi. Et même si l'expérience tragique de la vie a amplifié ma tendance à toujours anticiper, en toute circonstance, un résultat indésirable, voir le plus mauvais, au bout du compte cet état d'esprit m'aura souvent réservé de très bonnes surprises. Attendre le pire pour encore mieux jouir du meilleur ? Au fond, le pessimisme tempéré n'incline-t-il pas à une saine vigilance, et, la satisfaction ressentie à l'irruption d'un bien inattendu ne contribue-t-elle pas à ces petits plaisirs qui font le sel même de l'existence ?

"Vous connaissez la fin : tout le monde meurt*". Rien de noir.

mardi 26 juillet 2022

Rien davantage que l'oubli. Archétype.

"C'est toujours un peu délicat pour un homme de parler d'une femme" Sacha Guitry


Si, pour chaque homme, la vie commence dans l’odeur merdeuse des couches et se termine dans la puanteur de la mort, s'il peut nous arriver à tous, à de certains moments de notre existence, de faire face à des situations difficiles qui nous plongent dans la merde, certains, aspirant peut-être à retrouver le nauséabond parfum si particulier des langes de leur plus jeune âge, passent le plus clair de leur temps à vouloir la remuer. Et, si je peux me permettre, cette dernière caractéristique n'est pas spécifiquement masculine...

Lors, celle-là dont je n'évoquerai pas davantage ici le souvenir (faute, peut-être d'en avoir...) relevait plutôt de cette dernière catégorie. Elle était un archétype de ce que l'on qualifiait alors - on le pouvait encore sans crainte d'être taxé de sexisme ! - d'emmerdeuse patentée. C'était ce qu'il est convenu d'appeler une militante. Elle se revendiquait viscéralement d'une gauche socialo-trotskiste aux inspirations libertaires, tout en s'affirmant très scrupuleusement végétarienne, tendance radis-kale. Elle voyait chez tous les hommes - au seul prétexte qu’ils fussent des mâles - de petits Hitler en puissance (oubliant d’ailleurs au passage que le tyran sanguinaire, dénonçant avant l’heure la maltraitante animale et proclamant que "dans le nouveau Reich, il ne devra plus y avoir de place pour la cruauté envers les bêtes"*, rêvait que chaque bon aryen devint végétarien…). Et pourtant, par sa beauté bien sur - mais pas seulement...- elle excellait dans l'art si délicat de se rendre aimable. Et nombreux furent ceux qui l'aimèrent alors...

Tu remarqueras sans doute, ami lecteur, que je parle d'icelle à l'imparfait. Non pas qu'elle fut décédée - en tout cas pas à ma toute relative connaissance - mais parce que je n'ai eu aucun mal à totalement et volontairement effacer la moindre parcelle de souvenir d'un personnage sorti tout droit non de ma mémoire mais de mon imagination. S'échiner à ne pas l'évoquer c'est déjà l'évoquer trop. Elle ne mérite rien davantage que l'oubli.

Alors, puisque la proximité des congés m'autorise, sans culpabilité aucune, à ne rien écrire de plus sur un souvenir totalement fictionnel, je n'en dirai pas davantage et me contenterai de souhaiter à ceux qui partent de bonnes et reposantes vacances et à ceux qui resteront chez eux quelques belles et heureuses journées jusqu'à nos prochaines retrouvailles scripturales. Enfin, aux autres, et notamment l'oubliée volontaire et fantasmée du jour, je n'ai rien de plus à dire...

Bonnes vacances !

*citation rigoureusement exacte du petit caporal autrichien

lundi 18 juillet 2022

Rien à en dire

"Je ne suis pas un spécialiste, mais je pense que..."!!!

Il y a quelques temps de cela, avachi dans mon canapé, écrasé que j'étais par la torpeur estivale, je zappais d’une chaîne info à l’autre et, en une soirée, à quelques minutes d’intervalle, j'ai vu le même éditorialiste/consultant/invité permanent qui, sur un plateau, commentait les derniers développements de la guerre en Ukraine, sur un autre les conséquences politiques pour la rentrée parlementaire du drôle de résultat des élections législatives et, enfin, sur un troisième, l'actualité la plus récente de la pandémie de Covid !

Alors, on est sans doute en droit de s'interroger. Quel crédit en effet accorder à ce qui, malgré le talent de certains journalistes qui animent les débats, s’apparente de plus en plus à des discussions de café du commerce entre prétendus experts qui sont, plus surement, de plus ou moins habiles débateurs, des savants très instruits en toutes matières qui donnent à l'envie leur avis sur des sujets sur lesquels ils n'ont pourtant guère de compétence avérée. 

Si je comprends que les journalistes sont, par définition, des généralistes qui doivent pouvoir évoquer tous les sujets d'actualité, que penser de soi-disant spécialistes à qui il est demandé de commenter doctement tous les sujets du moment ? Une manière d'ultracrépidarianisme semble, depuis quelques années, être devenue la règle pour pouvoir être invité à s'exprimer sur les plateaux des talk shows des chaînes continues (dites) d'information. Nous avons même vu, notamment dans le contexte des débats enflammés suscités par la crise sanitaire, d'éminents scientifiques qui, sortant allègrement de leur champ de compétence mais tout auréolé de leurs prix internationaux, défendaient, avec toute l'autorité que peut parfois conférer la tartufferie, des théories vaseuses - lorsqu'elles n'étaient pas dangereuses - au nom de leur supposé savoir...

En tout cas, ce qui semble relever de plus en plus d'une forme de cuistrerie très assumée m'étonne toujours autant et même, pour tout dire, me contrarie un poil. Mais quel peut donc être le nom de cette contrariété ? Un certain goût pour le rationalisme ? La crainte de l'effet "vu et entendu à la télé" sur mes commensaux ? Peut-être...

Si la contrariété nous affecte lorsqu'une situation inattendue révèle un décalage entre nos attentes et le réel, elle peut aussi être la conséquence d'un décalage entre nos intentions et l'effet produit. Quelle est donc - et en ont-ils une d'ailleurs ? - l'intention de ceux qui, à longueur de journée, s'exprimant très au-delà de leur supposé domaine de compétence, commentent l'actualité et en disent toujours un peu plus, souvent un peu trop, surtout lorsqu'ils n'ont rien à en dire ? Mais qu'il est difficile de reconnaître qu'on est, en telle ou telle matière, parfaitement ignorant...

dimanche 12 juin 2022

Rien sur rien

En parlant de Louis XV, Jules Michelet écrivait : "dans son âme il y avait le rien". Comment interpréter cette phrase ? Evoquait-il, en usant de l'imparfait, un petit rien d'hier ou anticipait-il déjà la nature d'un grand rien qui devrait encore advenir ? Cicéron, lui, nous enseigne "que l'homme n'est rien d'autre que son âme". Comment arriver à te faire partager, ami lecteur, cette mienne passion des riens qui parfois m’anime, tant il est difficile de nourrir un blog dont le thème que je lui ai sciemment imposé n'était rien, pire même, des (petits) riens ?

Il m’est très vite apparu en essayant d'écrire les premiers courts textes qui égrènent ces pages numériques qu’il n’était pas facile de rester simple pour parler de rien. En fait, je me suis fait une manière de philosophie qui consiste à penser qu’on peut parler de rien sans complexe mais qu’il est complexe de parler de rien. Prétentieuse posture, penseras-tu peut-être? Je ne le crois pas. Ambitieuse proposition, c'est certain.

Pourtant, je ne prétends pas y trop penser et avant de commencer à écrire, je ne sais rien de mes textes. Ni le début, ni le plan, ni la fin. C’est le meilleur moyen que j’ai trouvé pour pouvoir parler de rien, sans trop en dire. 

Au fil de cette plus que décennie écoulée d'existence, très épisodique, du blog des petits riens, j'ai compris qu’en fait on parlait le mieux de rien quand on écrivait sur tout. Alors j'ai couché sur l'écran souvenirs, commentaires sans prétention, courtes fictions ou historiettes du quotidien et anecdotes vécues, rapportées ou parfois même partiellement, voir totalement, inventées. La matière s’est assez vite avérée relativement féconde tant la vie est un patchwork de tous petits riens. Féconde, certes, mais heureusement pas suffisamment pour pouvoir mettre plus de ponctualité à écrire. Mais après tout la rareté, même subie, est-elle si fâcheuse ? Une trop importante somme de riens aurait sans doute conduit à risquer les contours d'un grand tout fait de pas grand-chose ; alors que l'irrégularité de la publication - involontaire, vraiment ? - reste conforme à l'idée d'inscrire ce blog dans la tradition d'une très modeste forme de  chronique du rien. On pourrait presque en tirer la leçon que, pour peu de le faire avec parcimonie, il n'est au fond guère plus difficile d’écrire lorsqu'il n’y a rien à raconter.  

Aujourd'hui, je peux affirmer qu'on peut parler de rien sans complexe. Mais qu'il est difficile de rester simple pour parler de rien ! Heureusement le temps n'est pas encore venu où je ressasserai davantage de souvenirs des petits riens du passé que je ne pourrais encore en vivre de nouveaux, bien réels. Ce jour-là, par moi tant redouté, sera le signe que la nostalgie qui vient aura commencé de s'installer et le temps sera alors venu d'arrêter l'exercice et de ne plus rien écrire. Plus rien. Plus rien sur rien...

samedi 4 juin 2022

Rien sur la mort

Ô que ne suis-je mort il y a dix mille ans et ressuscité entre-temps à trois reprises déjà. Elias Canetti


Comme l'a un jour écrit Woody Allen : "Marx est mort, Freud est mort, Dieu est mort. Et moi-même, cela ne va pas très fort"... Ce qui peut rendre la chose compliquée avec la vie, c’est que ce petit rien qui nous préoccupe tant, porte non seulement en lui la possibilité permanente de la non-vie, mais que ce qui fonde son existence même c'est l’assurance inéluctable de sa finitude. Nous sommes nés pour mourir, et notre première respiration porte en elle la promesse de notre dernier souffle. Déjà, dans la naissance s'annonce le trépas. Sombre et universelle perspective, me diras-tu. D'accord, mais l'espérance...

Comment accepter l’idée que la vie ne serait qu’un chemin - certainement trop court pour certains, peut-être trop long pour d’autres - nécessitant tant et tant d'efforts quotidiens tant il est semé d’embûches, mais une voie sans issue, une route qui ne conduirait nulle part ? Une marche vers le néant, une porte entrouverte sur rien... L'avenir aurait-il un aboutissement ? J'aspire quant à moi à vivre assez longtemps pour connaître ma propre mort.

On dit parfois que le trajet compte bien plus que la destination. Il est néanmoins, en règle générale, plus facile de cheminer dans une certaine direction pour avancer.  Même si, comme l'écrivit Pierre Dac, l'avenir est devant nous et que nous l'aurons dans le dos chaque fois que nous ferons demi-tour. Alors cheminer, oui, mais vers où, vers quoi ? Un futur radieux nous promettent certains, un sombre destin nous annoncent les autres. A l'image de la ligne d'horizon, notre avenir ne s'éloigne-t-il pas au fur et à mesure qu'on s'en approche, jusqu'à même disparaître à la fin ?

Alors l’homme a inventé l’espérance. Pas seulement un quelconque espoir, une possibilité discutable, non, mais bien une foi, religieuse ou philosophique, indiscutable, une croyance absolue en l’assurance d’une vie de l’âme au-delà de la mort. Qu'elle soit physique (la résurrection de la chair) ou seulement spirituelle (le passage de l'âme d'un corps à un autre être), qu'on la nomme palingénésie, résurrection, réincarnation, transmigration des âmes ou métempsychose, l'idée d'une autre vie après la mort est l'un des concepts les plus partagés par les principaux courants de pensée religieuse ou spirituelle. Les grandes religions sont religions de mort en ce sens que le mythe qui, pour l'essentiel, contribue à les fonder réside dans l'espérance - après la vie terrestre - d'un ailleurs, d'un à-venir, d'un Au-delà du néant. Et comment espérer, sinon, de sa vie faire un peu plus que rien, si l’on est, au fond de soi, convaincu que tout est vain et qu’au bout il n’y aura rien ?

La peur de la mort est certainement l'émotion la mieux partagée parmi les hommes. Pour s'en prémunir, d'aucuns la nient et affirment n'y jamais penser, pour d'autres c'est une pensée permanente, obsédante et angoissante. Enfin, il y a ceux qui pensant qu'on peut s'amuser de tout, font de la mort - et souvent de la perspective de  leur propre disparition - un sujet d'en rire. Avec l'humour noir, on touche au rire tragique qui va au-delà même de la mort ! Comme l'a si justement écrit Umberto Eco, seul le rire permet de lutter contre la certitude que, inéluctablement, nous avançons vers la mort. En attendant, et, dans l'entre-temps, « quels tourments, jour après jour, pour être un peu plus que rien »!*







samedi 28 mai 2022

Rien sur la vie - Dystopie

C'est un récit conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.
William Shakespeare - Macbeth


28 mai 2023. Après douze mois qui auront été marqués par un triste record en matière d’homicides de masse, la vente et la détention d’armes à feu - hormis celles destinées à la chasse - ont, à l’issue d’un des débats les plus tendus qu’ait connu Washington, été interdites le 1er mars dernier par le Congrès américain. Depuis quelques semaines, les ultras de la NRA, encouragés par les discours enflammés d’un Trump déchaîné, appelaient les patriotes à se soulever pour défendre, je cite, "les libertés fondamentales, leurs droits et la démocratie menacés ! "
En quelques jours, les affrontements armés entre les milices et les forces de l’ordre se sont multipliés et, lors, les statistiques s’affolent. Tant dans les effectifs des représentants de la loi que chez les émeutiers, déjà plusieurs centaines de morts sont à déplorer. Après la mise à sac et la destruction de bâtiments publics, dont plusieurs immeubles de l'ATF, du FBI et de la DEA, le lynchage de personnalités politiques de tous bords - au cri de "tous pourris!" - et de fonctionnaires fédéraux  - "tous collabos!" - la loi martiale a été décrétée par les Gouverneurs de douze états, mais rien n’y fait. Militants d’extrême droite, complotistes, adeptes des thèses Qanon et proud boys sont, cette fois, déterminés à laver dans le sang l’affront subi au Capitole le 6 janvier 2021 et les autorités, quant à elles, bien décidées à ne pas les laisser faire. La confrontation des idées au Congrès a désormais laissé place à l'affrontement des armes dans la rue. Plusieurs États du sud menacent de faire sécession et la Floride a d’ores et déjà unilatéralement proclamé son indépendance, immédiatement reconnue par Poutine, Maduro et Bolsanaro. La spirale de la violence est engagée et nul ne sait comment l'arrêter.

Les experts et les spécialistes de la société américaine sont désormais convaincus que les hostilités vont se généraliser et évoquent ouvertement le terrible scénario d’une nouvelle guerre de sécession. Après le conflit en Ukraine qui ensanglante l’Europe depuis plus d’un an, la crise alimentaire, l’instabilité sociale, les émeutes de la faim et les troubles politiques qui ont secoué l’Egypte, une partie du  Maghreb et une trentaine d’autres pays, c’est maintenant le spectre de la guerre civile qui menace le continent américain. 

Pourtant, l’adoption d’une législation nationale restreignant la circulation des armes à feu par le Gouvernement fédéral avait été saluée favorablement par une grande partie de la planète. Certains bien sûr craignaient des troubles mais personne ne s'attendait vraiment à une réaction d'une telle violence. C'était oublier un peu vite la réalité sociologique et l’histoire de ce pays-continent, et omettre que les seuls citoyens américains détenaient plus de la moitié des armes appartenant à des civils dans le monde. Comment croire que les choses auraient pu se passer autrement dans un pays où la proportion était en 2019 de plus de 120 armes pour 100 habitants et où le principal parti d’opposition affiche ouvertement et de façon répétée son refus d’une telle législation. C’était oublier que 75 millions d’électeurs avaient apporté leur voix à Trump à l’élection présidentielle de 2020 et que beaucoup de Républicains restent encore aujourd’hui convaincus que la victoire leur a été volée.

Ah ! le Gouvernement liberticide veut interdire aux braves patriotes de détenir des armes, et bien c'est par ces mêmes armes qu'il périra ! 

En invoquant le deuxième amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique (adopté en 1791...) qui reconnaît la possibilité pour le peuple américain de constituer une milice « bien organisée » pour contribuer « à la sécurité d'un État libre »,  nombre de politiciens,  cyniques ou dans les mains des lobbys, n'ont, depuis des années, cessé de revendiquer le droit inaliénable pour tout citoyen américain de détenir des armes.

Il y a un peu plus d'un an, une fusillade dans une école primaire du Texas avait fait 21 morts, parmi lesquels 19 enfants. L'assassin avait 18 ans depuis peu et, alors même qu'il ne pouvait légalement pas encore prétendre à consommer ni acheter d'alcool, il avait pu, dans cet Etat, se porter, pour quelques dollars, acquéreur de deux fusils semi-automatiques et de centaines de munitions. Toujours dans la mesure qu’on lui connaît et n'étant pas à un paradoxe rhétorique près, l’ancien président américain, Donald Trump, s'exprimant, au Texas, devant la convention nationale de la NRA, avait appelé, trois jours après le drame,  à "armer les citoyens" pour "combattre le mal dans notre société", à l’origine, selon lui, de l’effroyable tuerie (sic !). Armer les américains, faire circuler toujours plus d'armes à feu, pour endiguer la violence et éviter les massacres, bon sang mais c’est bien sûr ! Il fallait y penser…

En ce printemps 2023, les américains paraissent prêts à s'entre-tuer, au nom de la liberté, pour les uns, de vivre sans crainte pour leurs enfants et, pour les seconds, de s'armer contre la peur de l'autre. Décidemment, les temps contemporains nous enseignent que les hommes n'ont rien appris sur la vie.