samedi 23 janvier 2021

Ça compte pas pour rien

Identité et mémoire. C’est dans notre mémoire que les morts vivent. Rien n’excuse l’oubli. Notre identité puise ses sources dans les Lumières et notre histoire, toute notre histoire, qui ont contribué à forger ce qu’on appelle parfois l’universalisme à la française. Notre vision de l'universalisme fondée sur une acception toute particulière du sécularisme, que nous nommons laïcité, est frappée aujourd'hui par une solitude terrible. L’humanisme oublié des Lumières ne fait plus école. La raison recule parfois devant l'absurde et les idéaux des Lumières suscitent même méfiance et doute. 

Rien n’est sans raison. Vraiment ? Objectent certains. Faut-il, doit-on, peut-on tout expliquer ? L'actualité  parait servir les causes les plus folles tant elle semble nous dire qu'une raison qui ne laisserait aucun espace au tragique, à l’inconnu, aux contingences peut être simplement dévastatrice ! Et on doit bien admettre qu'en cette année - de merde ! - 2020, le virus est venu nous rappeler que malgré notre prétention absolue, nous ne maîtrisions pas tout... Alors que croire ? 

Il ne s'agit pour autant pas de céder en tout à l'irrationnel, au risque que seul le faux se révèle. Dans un monde à la complexité tellement anxiogène, de plus en plus accessible mais de plus en plus indéchiffrable, nos grilles de compréhension et d'"interprétation raisonnable" sont confrontées chaque jour à un besoin d'intelligible qui laisse paradoxalement place aux discours les plus fous, aux impostures érigées en "vérités alternatives", aux théories complotistes encourageant la haine de l'autre et le retour des conflits et des déchirures, comme est tragiquement venu l'illustrer la fin de la campagne présidentielle américaine. C'est contre la connerie qu'il faudrait, d'urgence, vacciner nombre de nos contemporains.

Mieux qu'un vaccin, plus qu'une immunité, comme le dit si joliment l'une de mes amies, nous ne serons réellement sauvés que lorsque nous aurons enfin atteint une forme d'humanité collective ! Ça compte pas pour rien.

jeudi 7 janvier 2021

Non, rien...

Lundi 4 janvier 2021 - curieux comme le fait de changer ne serait-ce qu'une unité peut vite donner l'illusion que les choses vont tout de suite aller mieux... - nous avons bien ri, devant notre écran magique, en visionnant sur Netflix (je sais, je sais...) le bilan des douze derniers mois vu par les créateurs britanniques de la série Black Mirror : "Death to 2020" ! Un bilan décalé et irrésistible, que m'avait signalé un mien ami, d'une année terrible qui aura vu s'enchaîner les épisodes, tous plus anxiogènes les uns que les autres, d'une série catastrophe à laquelle personne ne pouvait s'attendre. Même s'il est  vrai que, pris sous un nouvel angle, une tournure plus parodique, les évènements paraissent tout de suite moins insupportables. Cette création tragi-comique vient heureusement nous rappeler également que l'année a été marquée par quelques bonnes nouvelles, dont la défaite de Donald Trump à la Présidentielle américaine n'aura surement pas été la moins savoureuse pour un certain nombre d'entre nous.

Images extraites de "Death to 2020"

Et puis, mercredi 6 janvier... Alors là, malheureusement, nous n'étions plus du tout dans la fiction et il est difficile de croire que, sur le même écran, puissent défiler en boucle les images, bien réelles cette fois, diffusées dans le monde entier, d'un tel déchaînement de violence et de haine, nourri de rancœurs, de frustrations et de délires complotistes et gavé à l'hormone de croissance des fake news de la réalité alternative présidentielle. 

Tout est là pour nous rappeler que le changement d'année tant attendu n'aura été qu'illusion et que ce putain de 21ème siècle a bel et bien commencé le 11 septembre 2001. Ce siècle est dramatique en tous points et chaque jour l’histoire et son cortège de catastrophes le rappellent davantage à notre mémoire. Ceux qui, comme moi, sont nés dans les années 60, vivent aujourd’hui sans doute la période historique la plus tragique de leur vie. Temps d'incertitudes généralisées et de pandémie mondiale, terrorisme et montée des intégrismes, menaces sur le modèle démocratique, bipolarisation exacerbée où chacun s’oppose désormais à l’autre, sans plus jamais prêter la moindre attention à un point de vue différent du sien, en étant certain de son droit et de sa raison, et prêt à les défendre, y compris jusqu’à l’absurde, au ridicule. Un ridicule qui tue ! Absence de recul, de réflexivité, de prise de hauteur et approche trop souvent binaire d'une réalité plus complexe qu'il n'y paraît parfois. Tous les ingrédients du scénario le plus sombre sont réunis. 

En voyant hier soir les émeutiers envahir le Capitole et s’en prendre à l’un des principaux symboles de la démocratie américaine, je n’ai pu m’empêcher de penser au choc que j’avais ressenti ce jour de décembre 2018 où une stèle représentant Marianne, et donc la République, avait été brisée à coups de marteaux à l’intérieur de l’Arc de triomphe. Ce jour-là, la haine aurait pu tout emporter sur son passage , et avec elle notre Démocratie, puisqu’on sait désormais que la question du recours au feu, c’est à dire au tir à balles réelles, s’est posée pour la hiérarchie policière, tant la violence à laquelle devait faire face les forces de l’ordre place de l’Etoile était inédite et extrême. Sans vouloir faire un parallèle osé, j'y perçois les mêmes germes de la haine de l'autre, d’une  manière de violence nihiliste et du rejet absolu de toute forme de pensée libre et exprimée dans un cadre démocratique.

Pour en revenir aux Etats-Unis : Comment imaginer que le Président élu d'un des plus grands états de la planète puisse encourager la croyance en une réalité parallèle portée par des miliciens suprémacistes arborant ostensiblement des signes nazis, alliés à des dingues qui professent l'existence d'un vaste complot pédophile mondialisé, ou qui croient à la réalité d’un pouvoir reptilien caché ou d’Illuminati dominant le monde et qui instrumentaliseraient le terrorisme et joueraient de la santé de l'humanité pour mieux imposer leur règne dans l’ombre sur une terre plate ? Au secours !

Le symbolisme c’est du réel. Briser les icônes, s’en prendre aux images, aux symboles, c’est attaquer les fondements de la démocratie même ! Le débat dont j'ai ici exalté les vertus semble avoir vécu. Nos contemporains ne se parlent plus que pour s'invectiver. Ils vivent désormais dans des mondes totalement différents et parallèles. Le relativisme s’est généralisé et vérité de l’un n’est plus du tout vérité de l’autre. Comment pourra-t-on réconcilier des visions de plus en plus antagonistes et dont les seuls points de rencontre semblent désormais se résumer au monde virtuel des réseaux sociaux et, demain, à une réalité devenue le théâtre absurde et tragique d’un affrontement mortel et définitif ? 

Comment auraient été traités les événements d'hier par les scénaristes de "Death to 2020" s'ils étaient intervenus quelques jours plus tôt, l'an passé ? Sans-doute par une forme subtile de dérision comique. Ils nous auraient alors rappelé qu'il est salutaire de vouloir rire de tout. Peut-être ? Autrefois, c'était au siècle dernier, il  n'y a pas si longtemps, le rire mettait tout le monde d'accord. Désormais, la censure progresse et une nouvelle forme d'ordre moral voudrait imposer son idéal déviant et mortifère à ceux qui veulent encore simplement vivre.

Nous sommes le 7 janvier aujourd'hui. Il y a cinq ans, deux dingues fanatisés faisaient irruption dans les locaux de Charlie Hebdo et semaient la mort parmi la rédaction. Ces deux-là ne supportaient plus qu'on puisse penser, vivre et aimer rire !

L'un des enseignements majeurs de notre époque apagogique et déglinguée c'est que certains voudraient nous imposer de ne plus pouvoir rire de tout, de ne plus rire du tout, pour mieux nous contraindre à croire les plus délirantes folies, les idéologies les plus mortifères, les plus ineptes conneries, pour nous soumettre à leurs vérités, même au prix du sang et de la vie. Ce que je retiens de ces trois jours c'est qu'il faut se dépêcher de rire, de rien, de tout, tant que nous le pouvons encore, mais qu'on ne peut certainement déjà plus le faire avec tout le monde.

Quoi ? Non, rien...

mardi 24 novembre 2020

Ne reste-il vraiment plus rien ?

Au loin, ce matin, les ombres des tours apparaissent dans les brumes de l'aube. 

Solastagie face aux incertitudes du futur, anxiété face aux questions sans réponses du quotidien, et, nostalgie malsaine d'un âge d'or largement fantasmé, et qui ne reviendra plus. Regrets et remords d'une part, ennui, lassitude et frustrations de l'autre, joli cocktail, auquel si tu ajoutes une bonne dose de peurs et d'angoisses viscérales inhérentes à notre nature humaine, tu obtiendras la trame du formidable décor de la vie psychique de nombre de nos contemporains. Le passé n'est plus, le présent, pas terrible et l'avenir sombre ! Dès lors, on pourrait être tenté de rapidement en conclure qu'il ne reste rien. Car, comment espérer sans croire en un au-delà pensé mais qu'on ne connait pas (un au-delà des mots, du temps et de l'espace. Un idéal qu'on ne goûtera jamais...) ?

Pour autant, je l'ai déjà ici écrit, le questionnement métaphysique de chaque homme, qu'il soit déiste, théiste ou agnostique, le relie intrinsèquement au Grand Tout, en ce que, par la pensée même, il existe en chacun de nous une petite étincelle divine en quête d'idéal. N'est-ce pas là l'essence même de l'existence ? Il le sait, et, dans le cas contraire, peu importe même qu'il ne sache pas qu'il le sait. Car, au fond, bien que la quête spirituelle nous entraîne à la poursuite d'un ineffable, d'un indépassable, d'un insurmontable qui sans cesse nous échappe et que nous ne pénètrerons jamais, elle soutient, en soi, la vie elle-même. Car c'est bien cet "au-delà", indicible et inaccessible, qui suscite les questionnements les plus profonds. Nous sommes d'abord, et avant tout peut-être, des êtres spirituels.

Les premiers rayons d'un pâle soleil d'automne percent enfin. Et j'imagine des tours sans rez-de-chaussée, et qui n'auraient pas d'étages... Un nouveau jour se lève. L'espoir avec lui ?

mardi 3 novembre 2020

Rien de vraiment social


De quoi le monde est-il réellement malade ? Les microbes sont des organismes vivants, certes infiniment petits, certes parfois pathogènes, mais avec lesquels nous vivons le plus souvent en bonne intelligence (plusieurs milliards par exemple de ces micro-organismes sont présents dans nos intestins et sont indispensables au processus digestif). Les virus, eux, ne sont pas des entités organiques autonomes, ils ont besoin de coloniser une cellule pour croître et se multiplier. C’est donc un parasite mortel qui s’est aujourd’hui inséré dans notre corps social. Un parasite sans volonté, sans raison d'être, si ce n’est celles de proliférer de façon exponentielle au sein des cellules de son hôte pour survivre, quitte même à provoquer la mort de celui-ci. 

Depuis longtemps les auteurs d'anticipation et de science-fiction, en imaginant des situations que nous pensions extrêmes, ont décrit, avec ce que nous croyions alors être une vision hyper-catastrophiste, les dégâts et les conséquences d’une pandémie pour laquelle nos organismes ne seraient pas préparés, contraignant les survivants d'une humanité éclatée en groupes plus ou moins autonomes à se confiner, et pour se protéger d'une atmosphère viciée et devenue irrespirable, à survivre sous cloche. Mais assurer la survie à long terme peut-il se faire au détriment de la vie-même? La vie, c'est ici et maintenant. Car la vie, notre vie, ne saurait se résumer à une acception simplement organique ou au seul intervalle de temps qui nous sépare de la mort. La vie humaine est bien plus que cela! Vivre c’est exister.

Êtres pensants, sociaux, aimants, nous sommes vivants parce que les événements autant que nos activités donnent un cadre à notre existence, un cadre individuel autant que collectif qui nous permet d’espérer tout simplement. Sauf à adhérer aux théories collapsologiques ou aux fantasmes survivalistes, notre existence ne saurait se résumer durablement à la satisfaction exclusive de nos besoins vitaux. 

Depuis plusieurs mois maintenant, l’espérance n’a cessé de diminuer alors que la peur, elle, s’est durablement installée. Oui, la peur s’est généralisée et elle a changé de nature. De la peur pour l’autre nous sommes aujourd’hui passés à la peur de l’autre. Le malade n'est plus celui dont on doit s'occuper mais un "porteur" que tout le discours anxiogène nous incite à craindre et à tenir à l'écart. Isolement, quarantaine, confinement, couvre-feu : notre vie peut-elle être réduite au respect de "gestes barrières" et d'une distanciation physique qui n'a, quand on y songe, rien de vraiment social ?

Au fond, la question semble ne plus être celle de l'objet de notre peur, mais bien plutôt de son sujet. De qui avons-nous peur ? Notre capacité à accepter l'autre, y compris dans ses souffrances, semble s'être réduite avec l'espace de notre liberté d'aller et venir. Au XVIIème siècle, malgré le pessimisme qui marque pourtant son œuvre, François de La Rochefoucault écrivait, dans ses célèbres maximes, que "nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui". Si seulement nos contemporains pouvaient trouver dans cette pensée pleine de bon sens les éléments d'une morale d'action au service de la vie !

samedi 31 octobre 2020

En rien rationnelle

"Si la vie est éphémère, le fait d'avoir vécu une vie éphémère est un fait éternel" Wladimir Jankélévitch

La deuxième vague de l'épidémie nous a rattrapé à la vitesse de la marée montante dans la baie du Mont Saint Michel. Avec ce nouvel épisode, en passant d'une crise unique à une deuxième (qui en annoncerait d'autres ?...), nous sommes entrés dans le temps de l'épidémie. Au sens de la symbolique des nombres, en nous écartant de l'Unité, nous sommes entrés dans une période de corruption et de conflit, mais aussi d'évolution. Cette crise à répétitions, avec ses "stop-and-go" annoncés, permettra-t-elle, enfin, une prise de conscience que, malgré notre désir d'explication et de compréhension de tout, la réalité nous échappera toujours car, à l'image de la vie et de son mystère, la réalité n'est en rien rationnelle ? Face à cet "immense merdier" dans lequel semble peu à peu sombrer notre monde, pourquoi y-a-t-il la vie ? Et pourquoi n'y a-t-il pas rien ? Comment simplement envisager que nous puissions tout à la fois jouir de nos pleines capacités d'êtres développés et conscients et, dans un même temps, devoir accepter le caractère éphémère de la vie ? Voilà bien en quoi la réalité est irrationnelle. Les savants, les sachants et toute la cohorte des experts qu'on voit et qu'on entend à longueur de journée nous asséner "leur" vérité auront beau penser, anticiper, prévoir, calculer, projeter, rien ne se passera jamais comme ils nous l'avaient annoncé. Seule restera la certitude de notre finitude, au regard de l'immensité d'un univers inatteignable et d'un désir insatisfait d'omniscience et d'éternité.

Dépasser la dialectique d'une raison fortement établie et dogmatique. Unir l'instinct et l'intelligence. Accepter, à l'instar de ce que je perçois de l'œuvre singulière de Carl Gustav Jung, "les intermittences de la raison". Faire confiance à une manière d'intuition, sans nécessairement recourir au raisonnement. S'ouvrir à une pensée éveillée pour simplement recouvrer une étincelle d'espérance. N'est-ce pas le chemin que nous devrions davantage suivre à l'effet d'envisager, d'essayer de percevoir, de penser une réalité intrinsèquement impensable ? 

Le fou peut-il mieux que le savant penser l'irrationnel ? 

Toute vérité est emprunte de relativité, mais à ce point ? Vérité scientifique du matin n'est même plus vérité scientifique de midi, alors que dire de la vérité scientifique du soir ? 

La seule solution trouvée pour faire face à une pandémie hors de contrôle (mais comment contrôler la vie même ?), à défaut de pouvoir y remédier et prendre le moins de risque possible, a été de tous nous (re)confiner. Tout mettre sous cloche en pensant qu'on va pouvoir laisser le virus à l'extérieur et, calfeutrés bien au chand dans nos foyers, à l'image du gamin blotti au fond des draps pour échapper aux monstres issus de l'ombre, penser que l'on pourra durablement vivre heureux en vivant caché. Vivre caché pour mourir heureux ?

Alors je me prends à rêver de fuite. Pas de la fuite, ni d'une fuite, de fuite, simplement.

vendredi 17 juillet 2020

Au-delà des masques

- A quoi sert d'être homme ? (...)
    - ça sert à vivre et à mourir tout simplement."1

Qui es-tu derrière ton masque ? Qui serons-nous, demain, au-delà des masques ? Que disent de nous et que nous disent ces masques ? Il y a quelques semaines nombreux étaient ceux qui en dénonçaient la pénurie. Nombreux sont-ils encore - et, peut-être, pour certains, les mêmes ? - à refuser obstinément, alors même qu'ils sont disponibles, et en quantité, de les porter aujourd'hui. Pour ceux-là plus particulièrement, mais est-ce encore utile, on pourra toujours trouver à gloser sur la vie et la mort. Cette vie protégée derrière le masque, la mort qui s'avance au-delà...

Ma mère est morte. Elle l'aurait fait si elle l'avait pu mais elle n'a pas eu l'occasion de se couvrir le bas du visage pour sortir, elle ne le pouvait plus. Alors puisque, depuis longtemps, elle était confinée, la maladie a su se frayer un morbide chemin jusqu'à elle, et le seul masque qui l'aura accompagnée jusqu'au bout fut le terrible, l'horrible masque de la souffrance.

Victime parmi les autres d'un virus exotique et mondialisé. Mais une victime unique, ma mère. Maman... Je me suis, dans plusieurs libelles, essayé à penser la mort, à anticiper l'absence, à relativiser la vie. Sans doute en évoquant la force de l’espérance me suis-je parfois trompé alors que désormais je suis contraint de ne plus penser à toi que comme au souvenir d'un temps qui ne reviendra plus ? Je sais que les saisons estomperont ton image, j'entends encore le son de ta voix qui déjà s'amenuise. Tu as rejoint papa dans les souvenirs, sépia et teintés de nostalgie, du quinquagénaire orphelin que je suis à présent. Ne reste à l'absurde fiction de la mémoire qu'à évoquer désormais l'absente présence d'une mère à jamais disparue. Absurda vida...




1 - Absurda Vida - Danielle Richardson - Robert Laffont, 1962

mercredi 29 avril 2020

Contre une vie séparée

En cette incroyable période, je pensais, un peu naïvement sans doute, que rien ne pourrait plus me surprendre, mais là je viens de tomber de ma chaise! Un reportage diffusé au journal de 20 heures d'une chaîne publique présentait ce soir, en la jugeant "intéressante" dans la perspective de la fin de la période de confinement et la reprise du travail, l'initiative d'une entreprise française proposant d'équiper les salariés d'une alarme individuelle leur permettant de s'assurer que la distance physique sera bien respectée entre eux! Son porte-parole indiquait qu'ils auraient déjà reçu commande de plusieurs milliers d'alarme portative. Quelle sera la prochaine étape ? La généralisation à tous les citoyens, avec une notation sociale, comme cela se fait déjà en Chine, à la clé ? Des bons points distribués, sous forme de promotion, à ceux qui auront su maintenir une certaine distanciation sociale, comme une prime à l'éloignement ? Et quelle sanction frappera celui ou celle qui s'approchera d'un peu trop près de ses collègues, de ses voisins, de ses amis, de sa vieille mère, de son ou de sa chérie, de ses enfants ? Des licenciements sont-ils à craindre dans un futur proche pour cause de "proximité intempestive" ? Des amendes à raison de "flirt trop appuyé" ?  La prison pour un câlin ? Je suis simplement atterré...

On dit parfois que comprendre rend l’esprit paresseux. Il m'arrive, lorsque j’ai l’impression que je suis sur le point d’atteindre à tel ou tel sujet et encore davantage peut-être lorsque cette compréhension est le fruit d’une démonstration au caractère logique ou presque mathématique, de renoncer et, au contraire de me contenter de m’en tenir à l’idée rassurante que j’aurais compris quelque chose, de persister à questionner et douter. Je me défie autant des théories que des dogmes et si une question m’apparaît presque indiscutable tant elle aura été argumentée, justifiée, démontrée, je me méfie, j’hésite et le doute n'en est même que renforcé, agissant comme un carburant, un encouragement à penser davantage. Alors je me pose de nouvelles questions, j’élargis l’angle, je (me) retourne, je change simplement de point de vue, quitte d’ailleurs à finalement revenir au résultat initial. C’est en cela que mon doute ne peut en rien s'assimiler à une forme quelconque de complotisme. Je ne crois pas à l’intervention d'une main secrète et occulte qui agirait dans l’ombre, simplement je me pose des questions, tant je me méfie des dogmes, et je pense qu’il n’y a pas de vérité unique encore moins définitive, même scientifiquement démontrée.

Il m’arrive de parfois faire miens les principes de l’analyse systémique qui considère toute vérité comme relative, promeut une vision holistique, adopte l’idée de causalité circulaire et de complexité, et se fonde très largement sur le structuralisme.

Pour en revenir à l'actualité immédiate, bien sûr le confinement a eu la vertu première de sauver des vies mais il est grand temps de se poser, enfin, la question comparée du bénéfice attendu pour chacun, à court terme, et des risques générés pour l'ensemble de notre société, à moyenne et plus longue échéance, pour embrasser l'idée que la vie est une somme de hasards, une suite d'aléas et de choix aux conséquences qui échappent le plus souvent à toute maîtrise, accepter enfin d'oser et de recommencer à vivre. Car quoi ? On voudrait nous faire accroire que l'existence pourrait être plus belle si elle était moins risquée ? Mais vivre n'est-ce pas accepter, comme une simple donnée, que tous, un jour, nous allons mourir ? Il y a certainement moins de péril à rester enfermé chez soi, isolé du monde et des autres, mais, comme le dit l'adage populaire, l'aventure n'est-elle pas au coin de la rue ? Renouons avec le risque, un risque maîtrisé, un risque conscientisé, mais acceptons de vivre! Une vie différente, peut-être, mais la vie ! Rien moins.

Les anxiogènes mises en garde de la faculté, autant que les martiales injonctions gouvernementales, n'y changeront rien, en ces instants où chacun, dirigeant politique comme sommité scientifique, ne paraît plus mû que par le désir de nous (sur)protéger (pour mieux se protéger lui-même ?). Je sais bien que gouverner c'est prévoir mais, dans les considérants des décisions prises et annoncées ces jours-ci, la somme cumulée des effets d'une pandémie provenant d'un virus inconnu, d'un principe de précaution érigé au rang de norme constitutionnelle, la transparence comme un nouveau dogme et des possibilités d'action offertes à tous par une société de plus en plus judiciarisée semble malheureusement plus agir comme la source d'une sourde peur pour l'élite d'éventuels contrecoups, demain, des choix d'aujourd'hui, que comme un stimulant pour la prise immédiate de décisions simples, équilibrées et compréhensibles. Les conséquences en matière de santé publique, d'un usage régulier du tabac ou de la consommation d'alcool sont beaucoup plus dangereuses et mortifères que la circulation du Covid19 et, pourtant, nul de nos gouvernants ne songe sérieusement à en prohiber la consommation ou à en interdire le commerce. Nous devons accepter que la vie repose sur un équilibre qui possède, en lui, une dynamique qui le rend, par nature, instable. Oui, la vie est incertaine et dangereuse. Devons-nous pour nous en prémunir, renoncer à vivre ? Êtres sociaux par définition, pouvons-nous vraiment, au nom d'une prophylaxie devenue doctrinaire, accepter l’idée, sans renoncer à ce que nous sommes, de devoir nous contenter désormais (et pour combien de temps ?) d’une vie cloisonnée, d’une existence distanciée, d’une vie séparée ? Je te le dis tout net, ami lecteur: je m'y résous de moins en moins.

vendredi 24 avril 2020

Aporie en période de pandémie

Plus que d'habitude, il me semble qu'en ce moment le monde se répartit en deux catégories aux contours bien distincts : Ceux qui savent tout sur tout, et réciproquement, et qui l'affirment haut et fort, et puis ceux, auxquels j'ai la prétention d'appartenir, qui ne savent pas grand-chose sur presque rien, ou le contraire, mais qui se taisent ou qui chuchotent...

Pourtant, je reconnais qu'il m'est déjà arrivé d'affirmer ici-même que ça n'est pas parce qu'on avait rien à dire qu'il fallait fermer sa gueule. Alors..? Alors, comme l'a si bien chanté le très nobelisé Bob Zimmerman, les temps changent, et dans le domaine de la statistique, avec cette pandémie on a, je crois, atteint le record, absolu et toutes catégories, de conneries proférées à la minute. Autant de bêtises affirmées avec force, jour après jour, par nombre d'auto-proclamés "experts", d'autant plus sûrs de leur fait que leur "expertise" est bien souvent totalement improvisée sur l'instant, et  qui, eux, savent, évidemment... Alors, pour une fois, j'apprécierais que ceux qui n'ont rien, mais alors strictement rien à dire, la ferment !

Les premiers, ceux qui squattent les plateaux télé, les ondes radios, les réseaux sociaux en tous genres, les tribunes, les estrades, les journaux et les magazines imprimés d'où ils pérorent et prétendent faire l'opinion, quitte même à se contredire, d'un jour l'autre, sans pour autant jamais prendre le temps ou la distance nécessaire pour se questionner, voir, soyons fou, se remettre en question. Et puis les autres, tous ceux qui n'ont surtout pas la prétention de savoir et qui assument, comme je le fais, le caractère aporétique, mais discret, de leur démarche. On a le droit, si l'on ne cherche pas à imposer ses opinions aux autres, d'être parfois aux prises avec les contradictions de sa pensée. L'aporie peut même apparaître parfois comme une forme salutaire de doute.

Et dans le registre aporétique, je souhaite te livrer, mais uniquement, et tu comprendras aisément pourquoi, à titre d'illustration, la réflexion suivante qui m'est venue tantôt : "Tous les médecins se trompent tout le temps. Le professeur Raoult a raison..." Mais celle-là j'aurais peut-être dû la garder pour moi, tant certains sujets sont aujourd'hui si chauds que celui qui se risquerait à les aborder pourrait bien finir par s'y brûler. Comme l'a si justement écrit Cioran, nous sommes sans-doute entrés dans l'un de ces moments où l'"on ne peut rien dire de rien".

En période de pandémie, de partager tes réflexions aporétiques tu te garderas. So long, friend!