Alors évidemment, je tends l’oreille - par crainte,
peut-être, d’être moi-même victime de ce nouveau fléau lexical. Ai-je mal
entendu « malentendance » ? Ou suis-je tout simplement un vieil esprit
conservateur qui ne comprend pas les subtiles évolutions de notre si belle langue ?
J’interroge mon rétro, qui, bien qu'il me reflète, ne me répond pas. Je soupçonne pourtant que ce mot
est bien celui prononcé par notre docteur en studio, et qu’il n’a pas glissé
par mégarde une syllabe de trop.
Ce néologisme, censé sans doute adoucir le diagnostic, me
fait penser à ces périphrases absurdes qui prétendent humaniser le réel tout en
l’aseptisant. On ne dit plus « aveugle », on dit « non-voyant » ; on ne dit
plus « femme de ménage », on dit « technicienne de surface » ; bientôt, on ne
dira plus « mort », mais « personne à durée de vie achevée ». La novlangue n’a
plus seulement pour but de masquer la vérité : elle prétend désormais nous
protéger d’elle, comme si les mots blessants contenaient plus de violence que
les réalités qu’ils désignent.
Et comme si cela ne suffisait pas à ébranler ma foi dans le
langage, je tombe, en zappant sur France Cul’, sur un débat entre une psychanalyste et un neurologue dont la phrase
d’ouverture restera gravée à jamais dans mon cortex auditif : « La
spécialisation permet de… spécialiser! » Voilà qui est dit. Lapidaire, précis,
incontestable. J’en suis resté coi, méditant sur la puissance tautologique de
cette révélation scientifique. Le feu brûle parce qu’il est chaud. La pluie
mouille parce qu’elle est humide. Et la spécialisation… spécialise.
Tu conviendras avec moi, ami lecteur, qu'il y a dans ces petits moments
radiophoniques un enseignement plus profond qu’il n’y paraît. Derrière ces
glissements lexicaux et ces évidences assénées comme des découvertes majeures,
il y a toute une époque qui se raconte. Une époque où le langage ne sert plus à
dire le monde, mais à le dissimuler ; où l’on croit penser alors qu’on ne fait
que répéter ; où l’on enrobe les réalités rugueuses de mots moelleux pour ne
pas avoir à les regarder en face.
C’est peut-être ce qui me dérange le plus : cette illusion
que changer les mots suffit à changer le réel. Comme si dire « malentendance »
rendait la surdité moins douloureuse, ou comme si proclamer que « la
spécialisation spécialise » suffisait à expliquer l’extraordinaire complexité de
l’activité neuronale du cerveau. C’est oublier que les mots sont les outils de
notre pensée : s’ils deviennent mous, notre pensée s’amollit. S’ils deviennent
vides, notre pensée s’évapore.
Je repense alors à cette idée, qui peut sembler paradoxale,
que si le cerveau n’a pas besoin du monde, le monde, lui, n’existe que par le
regard que nous portons sur lui. Autrement dit, notre esprit peut très bien
fonctionner dans sa bulle tautologique, répéter à l’infini des formules creuses
et des euphémismes élégants ; mais sans regard lucide posé sur les choses, sans
mots précis pour les nommer, le monde disparaît sous une brume de bullshit
words. À force d’appeler un chat « petit compagnon félin doté d’un potentiel
ronronnant », on finit par oublier que c’est un animal et qu’il peut griffer.
Peut-être est-ce cela, au fond, le danger de la novlangue
bien-pensante : elle prétend civiliser la pensée alors qu’elle se gorge de barbarismes ; elle
prétend éclairer alors qu’elle assombrit ; elle prétend inclure alors qu’elle
infantilise. Et moi, pauvre malentendant de cette époque malentendante, je
m’interroge : suis-je devenu incapable de comprendre, ou bien est-ce le langage
lui-même qui a cessé de vouloir dire ? Comme l'expression nouvelle du rien d'une pensée vidée de son sens.
Je n’ai pas la réponse, ami lecteur. Mais une chose est sûre
: si un jour un expert vient m’expliquer que « l’intelligence permet
d’intelliger », je crois que je raccrocherai mon transistor et irai converser
avec mon chat. Lui non plus, ne me parle pas, et pourtant il me comprend.
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