mercredi 21 décembre 2016

Un rien trop d'enthousiasme...

Les réseaux sociaux ont tourné en dérision le grand élan d'emphase lyrique, frôlant presque l'hystérie, de l'un des candidats à l'élection présidentielle qui, en conclusion d'un discours fleuve tenu à l'occasion d'un meeting le 10 décembre dernier, s'est un peu laissé emporter au risque, pour gagner quelques voix, d'y perdre la sienne. A l'image de cette scène insolite de mots hurlés devant une foule en liesse, certains  observateurs de la vie publique sont  même allés jusqu'à évoquer une forme d'épectase! Pourtant, foin de destin à la Félix Faure ou de transports funestes comme ceux du Cardinal Daniélou.

Trop près du divin, au sens classique et étymologique du mot enthousiasme, peut-être. Un rien transporté et extatique, sans-doute! Survolté, c'est certain! Personnellement, ces hurlements un peu surjoués de fin de discours m'ont plutôt fait marrer et j'ai trouvé qu'ils étaient davantage le signe d'un apprentissage trop rapidement expédié et d'une absence très marquée d’exercices de travaux pratiques en matière de salles des fêtes à moitié vides, de tribunes improvisées, d’improbables estrades et de préaux ventés...

Pourtant, en y réfléchissant un peu plus, il m'est apparu que l'ancien étudiant en philosophie avait peut-être aussi puisé une source d'inspiration auprès de certaines sectes gnostiques du début du christianisme, dont l'union au divin s'exprimait souvent dans une transe hystérique et hallucinée. Un peu comme  les adeptes d'Adelphius abandonnaient toute activité de labeur pour consacrer leur vie à la prière, à l'image d'un "Parfait" messalien, l'ancien inspecteur des finances a renoncé à sa carrière dans la haute fonction publique pour se concentrer désormais sur la conversion des électeurs;  avec son mouvement "en marche!", il voudrait entraîner ses partisans à bouger, comme les Euchites qui allaient, de lieu en lieu, sans attache, au seul service de leur foi nouvelle. Ayant claqué la porte des palais du pouvoir en place, se présentant en dehors des partis, en dehors du cadre contraignant d'une élection primaire, ce candidat apparait, comme ces derniers le prônaient, indifférent à toute forme de discipline.

Si ces gnostiques prétendaient - à l'image des Derviches tourneurs soufis - entrer en communication avec Dieu par l'extase, Emmanuel Macron, puisque c'est de lui dont il s'agit,  est apparu comme possédé par la divinité et saisi de ce qui ressemblait bien à une forme de transe. Alors, emportement du débutant enflammé par une salle conquise, calcul cynique de communiquant zélé ou seulement un rien trop d'enthousiasme ?...




vendredi 18 novembre 2016

Penser dans la langue de l'autre au risque de ne plus rien comprendre ?


"Chaque mot est un assemblage instantané d'un son et d'un sens, qui n'ont point de rapport entre eux. Chaque phrase est un acte si complexe que personne, je crois, n'a pu jusqu'ici en donner une définition supportable."
                                    Paul Valéry, Variété I. Poésie et pensée abstraite.

Si l'on veut bien considérer que le monde n'existe que par nos yeux, nos pensées et les mots que nous exprimons pour le représenter et le rendre intelligible à l'autre, comment traduire notre vision dans la langue de l'autre sans la déformer ?

Dans un texte publié précédemment(1), j'évoquais l'expérience amusante de la traduction en français d'images associées à un nom par l'assistant personnel de mon téléphone "intelligent".

Aujourd'hui c'est une autre situation vécue qui me revient. Nous hébergions, il y a quelques temps, le fils d'amis argentins de Véronique. A l'occasion d'une conversation de table, elle lui fit la remarque qu'il était "sud-américain". Ce qui eut pour conséquence de le contrarier, et même de l'énerver au point qu'il s'en défendit - comme s'il se fut senti attaqué - en lui répondant de façon très véhémente qu'il était "américain".

Comment comprendre cet échange si l'on ne s'arrête pas quelques instants sur le sens différent que nous pouvons donner aux mots :
Pour un hispanisant, un "americano" signifiera toujours un habitant de l'ensemble du continent américain, alors même qu'en français un "américain" sera presque toujours compris comme un habitant des États-Unis d'Amérique (qu'on traduit en espagnol par "estadounidense"), ce qui pourrait expliquer, sinon justifier, l'agacement perceptible de Pablo. La question essentielle résiderait donc dans le « qu’est-ce que ça veut dire ? »

Dans le domaine de la linguistique s'est développée une certaine forme de relativisme connu sous l'hypothèse de Sapir-Whorf qui soutient que les représentations mentales dépendent des catégories linguistiques, autrement dit que la façon dont nous percevons - et donc, par voie de conséquence, nous décrivons - le monde dépend du langage qui ne serait pas seulement le véhicule de communication qui permettrait à l'être parlant d'exprimer des idées mais serait à la base même de leur conception. 

Le monde n'existerait donc que par la projection mentale que nous en faisons et celle-ci ne pourrait s'exprimer que dans les limites de notre propre langue. Certains vont jusqu'à considérer que le langage est plus réel que les choses. Dans une approche psychanalytique, Le langage préexisterait même à l’être, en tant qu’il détermine le sujet avant toute histoire, tout événement, toute réalité.

Pour créer un lien entre signifiant et signifié, il nous faut indéniablement posséder une langue (au sens de l'avoir acquise). Cette question est bien connue des traducteurs ou des acteurs, que nous appelons aussi, les uns comme les autres, en français "interprètes", dénotant par là même le besoin d'une analyse permettant une adaptation libre à même d'assurer une restitution aussi fidèle que possible.

Au fond, n'y-a t-il pas, comme l'écrit si justement Michel Bernardy dans son célèbre ouvrage de leçon de diction, "travail de traduction, de transposition constant"(2), non pas uniquement lorsque nous pratiquons une langue différente de l'autre, mais tout aussi bien parce que chacun parle sa langue personnelle, même dans une langue commune et partagée, elle-même parfois éloignée des canons de la langue officielle d'une nation ?

Peut-on pour autant en conclure qu'il y aurait autant de visons du monde que de langues différentes ? Ne peut-on pas penser au-delà des limites de sa propre langue ? Penser dans la langue de l'autre nous ferait-il prendre le risque de ne plus rien comprendre ?


2.Michel Bernardy - Le jeu verbal

vendredi 4 novembre 2016

Rien n'est plus essentiel que l'inutile

Ce matin dans ma voiture, j'ai utilisé Siri pour appeler Véronique.
Si, si, Siri, Tu vois bien ? C'est cette application sensée conférer une intelligence « parlée » à mon téléphone, pour lui permettre de se transmuter en "assistant virtuel à reconnaissance vocale"...

Dans le langage, pourtant tout robotique de cet assistant électronique, j'ai relevé une poésie qui a fait ma joie. Entendu, après avoir formulé la demande, le retour de la machine m'a fait l'effet d'une jolie composition surréaliste. A la commande "Appeler Véronique",  la machine m'a fait cette réponse : "J'appelle Véronique, cœur rouge; visage aux yeux en forme de cœurs, visages aux yeux en forme de cœurs, visage aux yeux en forme de cœurs". Jolie traduction, dans un langage descriptif et finalement pas si déshumanisé que cela, d'un nom écrit dans cette nouvelle forme d'alphabet pixelisé que sont les émoticônes, tant affectionnés des ados dans leurs échanges de messages numériques :
Alors, comme l'exprime si joliment la paronomase italienne : "Traduttore-traditore"? Pas tant qu'il y paraît et même bien au contraire. Cette traduction n'a en rien trahi ma pensée, tant cette interprétation des images analogiques associées au prénom aimé reflète dans une formule à la tournure poétique le sentiment amoureux que voulait exprimer le choix des images associées. Mais si l'on veut bien considérer que le monde n'existe que par nos yeux, nos pensées et les mots que nous exprimons par des signes pour le représenter et le rendre intelligible à l'autre, comment expliquer qu'une Intelligence Artificielle puisse dévoiler le sentiment caché derrière une icône, l'émotion derrière l'image ?
Comment traduire dans le langage de la raison, via le langage logique et binaire de la machine, le message de l'émotion ressentie qui défie toute formulation ? N'a-t-on pas là la démonstration même que derrière l'objet se cache le sens ?

Au fond, la voix humaine digitalisée(*) m'a fait ce matin encore mieux comprendre que la réalité qui semble exister n'est, dans sa nature profonde, que simple apparence sans existence substantielle autre que celle de notre perception.

Je voulais, cher lecteur, partager les quelques réflexions sur cette petite expérience avec toi.
Comme Monsieur Jourdain et sa prose, cette anecdote matinale m'a peut-être conduit à approcher, sans le vouloir, des rives de la sémiologie.
La restitution cybernétique de Siri  est venue souligner que l’objet même peut devenir lieu du sens.
Décidément, rien n'est plus essentiel que l'inutile.



(*) Derrière la voix de synthèse de Siri se cache en effet  un comédien choisi parce que " sa voix utilise des fréquences audibles par un maximum de gens" et qui a dû enregistrer des milliers de mots et de phrases permettant à la machine, en les assemblant, de rendre l'illusion de la parole humaine.

lundi 3 octobre 2016

Plus rien ne garantit de rien...

Croisé boulevard de Strasbourg la semaine dernière, un clochard qui pendant plusieurs années avait vécu sous le porche au bout de la rue où j'habitais alors, près de la porte Saint Martin. Je l'observais souvent, m'étonnant de voir ce type à la mise souvent recherchée, assis sur le trottoir, plongé dans la lecture d'un livre ou d'un journal, ses lunettes rondes au bout du nez... "The less I have, the more I am a happy man..." chantait Charly Winston dans like a hobo en 2009. Moins posséder pour être plus heureux? Pas si sur. Bien au-delà de la geste au caractère presque romantique décrite parfois dans certaines œuvres de fiction, je suis toujours très questionné par les causes qui peuvent conduire quelqu'un à dormir dans la rue.

A peine avais-je eu terminé le livre de Jim Tully - vagabonds de la vie - et ses souvenirs de Hobo qui a "brulé le dur" à l'époque de la grande dépression américaine, que je me suis procuré, pour poursuivre la route, le livre-reportage de Ted Conover, au fil du rail. J'ignorai qu'il put encore y avoir, dans les années 80, de ces sans-domicile itinérants qui ont tant marqué l'imaginaire américain d'avant la seconde guerre mondiale. Pourtant, c'est bien au cœur de l'Amérique des années 80 que Conover nous plonge. Loin, très loin de l'univers observé dans les moissons du ciel ou les périples de Natty Gann.

Jusqu'à une période récente, la jungle n'évoquait rien d'autre pour moi que des images de végétation verte et luxuriante, à la moiteur tropicale ou encore le règne urbain de la loi du plus fort. Et puis, il y a eu Calais et sa "jungle" de migrants. Je viens de découvrir que  ce terme empruntait en fait à la description qu'avait pour la première fois faite en 1877 le célèbre fondateur de l'agence de détectives privés éponyme  Pinkerton de la "jungle hobo". C'est à dire une société de laissés pour compte, de vagabonds, de compagnons de la route se réunissant pour manger, boire et dormir ensemble. Un camp, un refuge, en marge des villes et des voies de communication où l'on sait qu'on trouvera toujours une marmite sur le feu et un coin pour dormir et oublier un peu sa solitude.

Le SDF lecteur du Xème, les clochards du Paris insolite de Jean-Claude Clébert (cf. un autre post de décembre 2009) ou encore les modernes trimardeurs de Conover, qu'ont-ils donc en commun? Mis à part l'intérêt que l'évocation de ces clochards célestes (ou presque, thomas Vinau) a pu éveiller en moi? Et pourquoi cette curiosité pour la cloche, si ce n'est peut-être le souvenir associé de l'enfant qui aimait rendre visite dans la cabane sylvestre qui lui servait d'abri au père Julmier (figure évoquée dans un précédent billet), le vieux chemineau de Cély qui a, depuis belle lurette, gagné son aller simple pour rejoindre la majorité silencieuse au grand bal des planteurs d'hommes.

A la lecture d'un article paru s'appuyant sur une étude de l'INSEE, je découvre un incroyable tableau de la situation des sans-abris en France: 143 000 personnes étaient sans domicile en 2012, soit une croissance de plus de 50% sur une décennie. 14% d'entre-elles avaient suivi des études supérieures et 10% en étaient même sorties diplômées. 1 sans domicile fixe sur 10 serait donc diplômé de l'enseignement supérieur!... Conclusion laconique des statisticiens: "Le diplôme ne protège pas systématiquement de la précarité".

je croyais avoir remisé la cabane du cantonnier dans un lointain souvenir d'enfance, mais au fond, l'explication de mon intérêt pour ceux qu'on ne voit pas réside peut-être dans cette inquiétude fantasmée et lancinante de quinqua moderne qui est un marqueur de la dureté de temps qui ne supportent pas qu'on trébuche et d'une société où l’ascenseur social semble vraiment avoir du mal à redémarrer; le sentiment confus que plus rien ne garantit de rien...



mardi 12 juillet 2016

Rien... Plus une goutte.



Son bleu de chauffe, imprégné comme la paire de moustaches épaisses et délavées qu’il portait à la gauloise, de l’odeur du tabac gris qu’il roulait de ses doigts jaunis par la nicotine et marqué de tâches graisseuses et de traces de ce Gévéor qu’il buvait en quantité, s’ouvrait sur un tricot de peau en flanelle au blanc délavé, qu’il ne quittait jamais; fort d’odeurs aux origines corporelles indéfinissables… Les pieds, été comme hiver, chaussés de bottes de caoutchouc vertes, il ne retirait sa casquette de marinier en coton bleue que pour saluer le Maire, le Curé et ma grand-mère.

Il vivait, avec son chien, dans une ancienne cabane de forestier, dans les bois, à petite distance de la maison familiale, à mi-chemin entre la route de Fontainebleau et l’ancienne voie rurale du chemin de fer du Tramway Sud Seine-et-Marne qui reliait Chailly à Milly-la-forêt, ligne connue sous le nom de « tacot de Barbizon ».

A l’été 1938, après que la dernière locomotive automotrice Baert et Verney qui tractait les 3 voitures qui circulaient sur la ligne fut définitivement rentrée au dépôt, il participa au chantier de démontage des rails de la ligne et puis, désoeuvré, il resta là, entre la gare de Cely et l’arrêt fixe de Fleury en Bière.

Il devint cantonnier, au service de la mairie de Cely, avec la mission de bien soigner l'entretien des chaussées de son cantonnement. Puis, ce fut la guerre pendant laquelle il servit dans un régiment du train des équipages militaires, fut fait prisonnier et, après quatre années à travailler dans les champs du Palatinat, le retour dans le Gâtinais français. Il reprit alors son travail sur les routes et les chemins du coin et, au voisinage des romanichelles qui s’étaient sédentarisés à proximité de son refuge sylvestre, il apprit à agrémenter son modeste traitement du revenu des petits boulots de jardinage et des travaux domestiques que lui confiaient les briards et les parisiens du village. Je l’ai croisé au mitan des années 60. Il devait alors avoir une bonne soixantaine d’années et personne dans le village ne le connaissait autrement que sous le nom de « Père Julmier ». Pourtant, comme tout un chacun, il avait un prénom : Antoine. 

Je ne l’ai appris que bien des années plus tard… Il m’arrivait, enfant, de passer un peu de temps avec lui. Lorsque ses travaux de voirie l’amenaient à devoir travailler à proximité de la maison de la rue des Pâtis. Mais surtout quand, une fois l’an, l’alambic en cuivre du bouilleur de cru ambulant venait faire halte au bout de la rue. 
Il donnait alors, en échange de quelques litres, un coup de main à mon grand-père pour la mise en bouteille de cette formidable eau-de-vie tirée du jus fermenté des pommes du jardin dont malheureusement nous venons de boire jusqu’à la dernière bouteille et dont rien ne reste, plus une goutte. Que le souvenir ému d’un alcool fort, au goût puissant et à l’odeur reconnaissable entre toutes autres, qu'il m'arrivait, enfant, de pouvoir gouter sur un sucre que m'autorisait ma grand-mère, certains dimanches, après le café du déjeuner familial.

dimanche 21 juin 2015

Rien ne dit qu'ils seront plus jeunes... (Transhum' contre Biocons - 2)

Depuis la démocratisation du moteur à hydrogène et la découverte de la propulsion bio-sonique, se déplacer partout, en toute occasion, en tous sens est devenu le lot commun des transhumains. Pour rallier n'importe quel point du globe, un temps de trajet de deux heures - pas plus - est désormais la limite absolue acceptée pour la durée d'un vol terrestre.

Pour rajeunir, ou en tout cas vieillir moins vite, seule une poignée de très privilégiés a pu, depuis les années 50, bénéficier d'un vol interstellaire, au départ de l'astroport brésilien de Nova-Kourou, à bord de vaisseaux à propulsion de nouvelle génération - combinant les technologies les plus avancées en matière d'hydrogène comprimée et de maîtrise de la trajectoire inertielle - qui ont permis d'atteindre des vitesses proches de celles de la lumière et, par la même, d'apporter une réponse concrète aux hypothèses de travail théorisées au début du XXème siècle par Paul Langevin et connues sous le nom de paradoxe des jumeaux. Alors oui, quelques-uns sont même revenus plus jeunes qu'ils n'étaient partis. Douze ans plus tard, on commence à rencontrer des parents qui, après trois voyages dans l'espace-temps, sont revenus plus jeunes que leurs enfants.

Paradoxe des paradoxes, certains avatars de troisième ou quatrième génération pourraient aisément passer aux yeux de l'homme du début du siècle  pour les petits-enfants de leur progéniture. Rien ne va plus sur Terre. Toutes les références sont bouleversées. Père, fils et esprit, désormais maintenu éternellement vivant au cœur des neuro-réseaux de silicium d'une machine affranchie des lois naturelles des hommes, tout se confond.

Et pendant que certains vont toujours plus vite pour ralentir le cours du temps, la guerre civile planétaire menace de s'étendre aux colonies de la Lune et de Mars.

Pour échapper à la furie meurtrière des machines et des hommes, un audacieux groupe de techtrans', allié contre toute attente à une bande de biocons dissidents, a réussi à s'emparer d'un vaisseau intersidéral Pakistano-indien sur la base spatiale de Bangalore. Ceux-là ont choisi d'exporter la paix et de laisser loin derrière eux une planète devenue folle. Nul ne sait où ils sont partis et si même ils reviendront un jour et rien ne dit qu'ils seront plus jeunes alors...

lundi 8 juin 2015

Transhum' contre Biocons (un rien anticipé... ou pas ?)

Après avoir, il y a déjà longtemps, un peu tâté de l'uchronie, je te propose aujourd'hui, ami lecteur, un court billet d'anticipation (ou pas...).

Nous sommes le 2 mai 2062. Pourquoi cette date ? Parce que, si la grande faucheuse m'oublie un peu, je pourrais alors fêter mes 100 ans, entouré de ma femme, ma mère, mes enfants, leurs enfants, les enfants de leurs enfants et notre nombreuse descendance.

Au-delà du recours à la cryogénisation et à la biologie de synthèse ou de la démocratisation des bio-imprimantes 4D, les transplantations d'organes, les implants bioniques en tous genres, l'immunothérapie individualisée, le clonage reproductif et l'utérus artificiel sont devenus le quotidien de millions d'individus sacrifiant au culte de la modernité et à la recherche, à tout prix, de l'immortalité. En 2047, le dernier tabou est tombé. La 1ère transplantation complète cerveau-moelle a été réussie, grâce à l'utilisation d'un polyéthylène glycol modifié, par l'un des apôtres  de la techno-chirurgie au New Cedars-Sinai de Los Angeles. De la lutte contre le vieillissement et la réparation des dommages du corps, on est peu à peu passé à l'immortalité virtuelle rendue possible par les évolutions de l'Intelligence Artificielle, puis, refusant toute limite éthique et malgré les nombreux moratoires sur les travaux cyber-génétiques, les technoscientifiques ont dérivé vers la recherche prométhéenne de l'immortalité tout court.
 
Dans le même temps, ou presque, sont apparues sur le marché les toutes 1ères machines intelligentes dotées de conscience, entraînant une réaction en chaîne dans le développement de l'Intelligence Artificielle et une inexorable confluence, fruit de la mécanisation de l'homme et de l'humanisation des machines.

Désormais, une partie de l'Humanité (le mot a-t-il d'ailleurs encore un sens ?), une "élite" tenante du technopouvoir - celle qui a les moyens de le faire - a pris l'habitude de changer tout ou partie de son corps pour améliorer ses performances, comme on change les pièces d'une machine. De l'autre, plusieurs milliards d'individus se revendiquent de la défense d'un humanisme disparu, refusent l'administration numérique du monde et s’abandonnent aux chimères de la décroissance. Ceux-là n'acceptent pas de sacrifier le souverainisme de l'Humanité à une forme de culte de la gouvernance algorithmique.

Ce qui a réellement mis le feu aux poudres, c'est l'apparition des techno-transgenres (les techtrans'), hybrides mi-machines/mi-humains marquant l'ultime étape de la cyborgisation et l'accomplissement du rêve démiurgique des tenants des techno-sciences; sans qu'on ne sache plus très bien si les hommes sont devenus machines ou vice-versa. Avec la peur ancestrale du mythe de Frankenstein et la crainte de voir les machines prendre la place des hommes, on a vu au mitan des années 50, s'organiser, comme en écho aux pogroms du début du vingtième siècle, de véritables chasses aux techtrans'.

La guerre civile fait désormais rage entre les milices transhumanistes qui, se revendiquant d'un progrès scientifique tout puissant, soutiennent l'émergence d'un monde totalement contrôlé par les technologies et des combattants alter' bioconservateurs, alliés aux néo-religieux, qui s’y opposent.

30 ans après que la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme Augmenté a été adoptée, l'ONU, le G7, le G20, l'Union Européenne (...) ne sont plus que de vagues souvenirs. Le mouvement centrifuge initié, en Europe, au début du siècle par la Grèce avec le succès qu'on connait du slogan "UExit!", la sortie de la Chine et du Brésil du FMI en 2028 et l'implosion du Conseil de sécurité en 2035, ont entraîné une cascade de démantèlements en tous genres. A l'image de l'échec de la Société des Nations qui n'était parvenue à empêcher ni la guerre civile espagnole, ni la montée du nazisme, l'utopie de l'organisation d'une  sécurité collective a vécu et le monde, morcelé comme jamais, est à présent à feu et à sang. Le cocktail détonnant des nanotechnologies et d'un individualisme narcissique a fait explosé les référents sociaux traditionnels. Il n'y a plus, à proprement parlé, d'ordre mondial, plus d’organisations inter-étatiques. Seule subsiste la forme de dialogue la plus archaïque et la mieux partagée: la voix des armes...