vendredi 30 juillet 2010

Presque rien


Il était furax l'Alphonse. Tous les plus beaux castors de sa maison étaient là. Que du premier choix. Seul un gonze à l'allure de trader ruiné, un genre de Kerviel aviné, était monté avec une petite ukrainienne en gueulant qu'il allait l'entifler alors que, dans le meilleur des cas, tout ce que la putain pouvait espérer c'était de se faire mollement enviander l'entremichon. Les autres clients semblaient tous déterminer à faire flanelle. Faut dire que les rares hommes présents au bar, bouffeurs d'arlequins en mal de rab', faisaient plus penser à des abonnés des restos du cœur qu'à des habitués des établissements des frères Costes.

Il portait beau dans son costard gris italien à larges rayures tennis et son T-shirt de soie noire. Il avait encore tout du jeune tombeur qu'il avait été quinze ans plus tôt en arrivant à Paname. Les années avaient passées. Avec elles, il avait troqué ses cheveux  perdus contre quelques kilos de plus, mais sa classe naturelle, celle qui avait fait sa réputation rue Thérèse, elle, était toujours là.

C'était juste après l'élection de Chirac qu'il était arrivé à Paris, l'Alphonse. Sur les photos de jeunesse de "l'ex" il lui ressemblait un peu d'ailleurs. Il l'aimait bien Chirac, surtout le candidat de 95, celui de la fracture sociale. En tout cas, il lui semblait moins bégueule et plus mariole que l'actuel locataire de l'Élysée. Il avait toujours pensé qu'il ne devait pas être le dernier à lever le coude pour s'en jeter un derrière la casquette ce président-là; ni qu'il aurait dédaigné un coup de passage, un de ceux qu'on tire en loucedé au  coin d'un bois, quand maman ne regarde pas. Tout l'inverse de l'autre dingue de petit caporal autrichien, un casque à pointe qui ne buvait pas une goutte de Schnaps, qui s'imposait un strict régime végétarien et qui interdisait, bien avant la mode du moment, qu'on fumât en sa présence; une manière d'hygiéniste qui, anticipant de quelques années sur la mère Richard, avait fait fermer les bordeaux d'outre-Rhin.

L'hiver avait été très froid, l'été tenait ses promesses de chaleur caniculaire. La France était partagée entre les exploits des coureurs du Tour de France et le feuilleton Bettencourt.

Soleil et chaleur en été; quoi de plus normal se disait-il. Sauf  bien sur pour ceux de ses contemporains qui avaient de l'écologie fait le fond de commerce de leur petit turbin, ou pire, cachaient derrière de beaux sentiments affichés comme altruistes et modernes des idées et des concepts qui lui semblaient puer leurs relents de mauvais ragoût au fumet nauséabond... Car avant de monter à la capitale, il avait étudié. Les sciences politiques. A Grenoble.

Alors, sans savoir très bien pourquoi, au moment même où il râlait, en faisant et refaisant mentalement des comptes qui restaient désespérément dans le rouge, le maquereau pensait à ces illuminés qui, anticipant sans doute sur le futur proche décrit dans " l'armée des douze singes" de Terry Gilliam - un film qu'il adorait - avaient récemment mis en danger des vies humaines en commettant des attentats au nom de la "défense des droits des animaux"(sic!). Le matin même, alors qu'il savourait son deuxième petit noir au Père Tranquille, il avait entendu au micro d'une chaîne de radio nationale l'un de ses dingues revendiquer le passage à l'acte et justifier l'action violente en osant  l'écœurante, l'ignoble, l'insupportable comparaison entre l'Holocauste et l'abattage des animaux d'élevage.

Lui qui fréquentait assidûment les louchébems du quartier et se nourrissait avec plaisir de viandes, d'abats et de toutes autres formes de protéines animales , ne se sentait pour autant pas l'âme d'un tortionnaire  ! Depuis longtemps, à l'instar de Churchill, il avait choisi de manger de la viande, de ne pas faire de sport, de fumer des Havanes, d'apprécier un bon single Malt tourbé, un Rhum ambré ou un grand cru bourguignon, l'Alphonse ... Il célébrait la nature, à sa façon, en jouissant, parfois même jusqu'à l'excès, de ses bienfaits.

Il exécrait au plus haut point toute forme d'exercice intégriste de la religion, toute manifestation d'intolérance et de fanatisme. Alors ces dangereux cons qui prônaient la violence pour protéger  l'environnement ! Pourquoi pas justifier le port du Niqab ?

L'abattage, il connaissait pourtant, mais pas avec les filles qui travaillaient pour lui. Il les aimait, à sa manière. Il les protégeait. Car en gagnant sa vie à exploiter celle des autres, il arrivait encore à se donner bonne conscience, l'Alphonse! Surtout en pensant aux conditions de travail auxquelles étaient soumises les trottineuses congolaises et kosovares qui  faisaient le raccroc sur les trottoirs de la Quincampe, véritable concurrence  déloyale qui mettait bien à mal le compte d'exploitation de son clandé des Halles en engraissant des macs géorgiens et qui à elles, pauvres gosses exploitées, ne rapportait presque rien.

Un peu plus loin sur le boulevard, au-delà de Strasbourg-Saint Denis, là où les trottoirs Paris  prennent certains jours les couleurs d'une toile de Majorelle représentant le marché de Bamako, on s'adonnait à une autre forme de racolage. Les rabatteurs des salons de coiffure africains, payés à la commission, harponnaient les black mammas à peine sortie du métro Château d'eau et cherchaient à les entraîner vers tel ou tel bouclard des rues avoisinantes. Depuis peu des petites chinoises, spécialistes des ongles américains et de la french manucure pratiquant aussi, à leurs heures perdues, le massage avec "finition à la main", venaient compléter l'offre de baumes aux vertus défrisantes, tresses et autres extensions capillaires en tout genre.

Les confins de la  rue du faubourg Saint Denis, du passage Brady et de la rue du château d'eau étaient devenus l'improbable frontière entre le Kurdistan, l'Afrique équatoriale et le Sri Lanka. Au fond, il le sentait bien, rien ne serait plus jamais comme avant...




mardi 20 juillet 2010

Portrait d'un ami en forme d'exercice de style


Ces contempteurs le décrivent tel un abuseur qui baliverne allègrement, un friponneau qui à l'image des brocardeurs des temps passés gaminerait sur la toile en espérant provoquer chez ses lectrices l'ébaudissement propice à une séduction facile . Ils se trompent, car lui n'est pas de ces biaiseurs qui chercheraient à ensorceler par leurs mots doux et enjôleurs de chipotières jouvencelles perdues sur cette toile qui de nos jours n'est plus faite de finet.

Si autrefois nous nous rencontrâmes aux rangs de ces clubistes républicains qui dénonçaient alors de notre société la fracture , et même si de loin en loin il nous arrive encore de colluder lorsque la cause nous paraît belle et noble, il ne  revendique  plus aujourd'hui que sa qualité d'imployable brocardeur des moeurs de ses contemporains.

Son babillement dérange les tenants de la bienséance et du politiquement correct ? Tant mieux ! Car en se souvenant de ces dramatistes des temps plus anciens qui à leur heure ont su, eux aussi, déplaire à certains de leurs contemporains et s'attirer du souverain les foudres,  je fais  mienne la prophétie que son oeuvre lui survivra et qu'elle trouvera encore dans longtemps d'ici de fidèles lecteurs.

Il a choisi l'an passé de quitter ce royaume des Maures, où il s'était depuis longtemps exilé, pour rejoindre  ses parents et  vivre auprès d'eux dans la solitude et le démeublement ; pas par souci d'aliénisme ni pour s'attirer la sympathie d'hypocrites larmoyeurs, mais pour y puiser, à la source de ses racines, une nouvelle inspiration.  N'en déplaise aux tartuffes et aux mauvais coucheurs de tous poils, rien ne saurait désormais l'atteindre dans sa tranquille retraite provençale. Pas même les agissements de certain bien-pensant senseur d'outre Atlantique qui a cru pouvoir un temps le dépopulariser et, tel un escroqueur du Net, avait ourdi le méchant complot de faire disparaître ses écrits du réseau. Rien à faire pour l'arrêter, celui là de mes amis est imbrisable. (*)

(*) Portait écrit en utilisant une poignée de mots supprimés de la huitième édition du dictionnaire de l'Académie française (1935) et rassemblés par Joseph Vebret dans ses "Friandises Littéraires" publiées en 2008 aux éditions ECRITURE.


mercredi 16 juin 2010

Ne rien dire ou fermer sa gueule ?

C'est pas parce qu'on à rien à dire qu'il faut fermer sa gueule !


Avec ce très beau titre emprunté à Michel Audiard, ce film réalisé en 1974 sur une idée originale de Christian Clavier, Thierry Lhermitte et Gérard Jugnot, avait toute sa place sur ce blog. Pour le lecteur qui, comme moi je l'avoue, aurait pu oublier ce parangon de comédie comme seul  le cinéma français des années 70 savait en produire, on rappellera que le scénario raconte l'histoire de deux vrais zéros, incarnés à l'écran par Michel Serrault et Jean Lefèvre, qui projettent de faire main basse sur la caisse de retraite de la SNCF. La retraite, déjà, et qui plus est le régime spécial des cheminots... Car c'est bien là où je voulais en venir, cher lecteur :  la retraite.

N'ayant pas, comme certain photographe de renom, d'amie âgée suffisamment fortunée pour la soulager d'un milliard en prévision de mes vieux jours, je suis comme toi, je compte. Et en comptant, je me suis rendu compte qu'au rythme où vont les choses, je devrais encore cotiser une quinzaine d'années avant de pouvoir prétendre à quoi que ce soit, c'est à dire pas grand chose, ou mieux, presque rien. Dans le même temps, d'autres auront la possibilité de partir plus tôt. On attendrait que je les envie, que je les jalouse même. Et bien je n'en ai cure, et même mieux, je trouve ça juste et équitable. Après tout, comme me le disait récemment un mien camarade : "La retraite, je m'en fiche, je l'ai prise avant de commencer à travailler"!

Tant il est vrai que - et j'ai déjà eu l'occasion d'en évoquer quelques bons souvenirs sur ces pages -  ma jeunesse estudiantine m'a surtout permis, à l'instar d'un Baudolino Sorbonnard, de beaucoup m'amuser. Alors la retraite...

En la matière, mon grand père maternel a pourtant longtemps été pour moi une forme de modèle. Retiré des voitures (au sens propre comme au sens figuré) à quarante-cinq ans, je l'ai connu sybarite, rythmant son existence de parties de belote en parties de billard, d'apéros en gueuletons partagés entre amis, de chasses, de pêches, de siestes et de cueillettes ; campagnard et heureux de l'être ; lui, le Titi parisien à la casquette d'apache toujours vissée sur le crâne ; lui le limousin natif du plateau de Millevaches, le fils d'un militant socialiste qui avait choisi le communisme au congrès de Tours, qui, par bravade et pour emmerder son marxiste-léniniste de père, milita au sein de la section S.F.I.O. des usines Citroën ; lui l'ancien apprenti si élégant sur les photographies prises chez Maxim's à Paris ou au Grovesnor House de Londres ; lui dont la fierté était d'être diplômé de l'école hôtelière de Clermont-Ferrand ; lui qui fumait des gitanes sans filtres ; lui qui savait lever le coude et qui aimait la bonne chaire. Certes, il est mort de ses excès mais il a vécu, et tant, et bien. Tellement qu'à vingt ans je m'étais fixé comme une règle absolue de ne pas travailler au-delà de quarante-cinq...

Et puis il y a eu l'exemple de mon père, mort de l'avoir prise, sa retraite. Ou plutôt d'avoir arrêté de travailler. Ces châteaux n'étaient pas en Espagne mais il les rêvait en Riyad, de l'autre côté de la Méditerranée. Lui, le grand sportif qui n'avait jamais été malade, a souffert en une année à peine de tous les maux et s'en est allé sans avoir quitté Antony... Ces deux hommes, beau-père et gendre, reposent aujourd'hui l'un près de l'autre,  comme ils l'avaient demandé, dans un cimetière municipal de cette plaine d'Arbonne-la-Forêt où ils aimaient tant chasser et où ils ne  font  désormais plus rien. Rien pour l'éternité. Ensemble.

Vivons, ami lecteur ! Vivons pour éloigner la grande faucheuse. A l'inverse des futurs pensionnés qui rêvent de retraites heureuses pour pouvoir enfin mourir en bonne santé, je me contente désormais des petits riens que sont projets au jour le jour et menus plaisirs du quotidien. Un an déjà que j'ai quitté un travail matériellement confortable et tellement flatteur pour mon ego;  un an presque jour pour jour après avoir fait des choix que je n'arrive toujours pas à regretter. Je mesure au fil du temps qui passe le prix mais aussi le goût de la liberté. C'est un luxe dont j'ai conscience.
Devais-je ne rien dire ou aurais-je du fermer ma gueule ?

lundi 7 juin 2010

Réécouter Gérard Manset. Rien à raconter...

En 1975, comme de nombreux ados d'alors j'écoutais Gérard Manset chanter "il voyage en solitaire" à la radio le soir venu, au fond de mon lit, seul dans ma chambre. Plus que les paroles, c'est le son si spécial de sa voix, cette façon bien à lui de chanter qui m'emportaient loin, très loin de la rue du nord ; une production très unique dans le paysage artistique français si lisse et policé de l'époque ; une ambiance et un décor musical qui invitaient résolument au voyage. Chanson phare pour ma génération, elle a été redécouverte il y a peu à l'occasion d'une reprise très personnelle et pleine d'émotion enregistrée peu de temps avant sa disparition par Alain Bashung. Ce titre est resté jusqu'à présent le seul véritable tube de Manset, cet artiste à la créativité paraphrène et multiforme. En réaction à cette surexposition que lui, l'ancien lauréat du concours général en dessin, ne souhaitait pas, il publia l'année suivante un album intitulé "rien à raconter". Une manière de pied de nez sans doute à un succès qu'il jugeait un peu déplacé.

Il faut aussi réécouter sur le même album la très belle plage d'ouverture, "Y'a une route" :
"...Y'a une route, c'est mieux que rien..." 

Tous les futurs étaient encore possibles et le voyage plus important que la carrière. Chanter l'errance, le goût des ailleurs et de la découverte, comme il le dit si justement, c'est mieux que rien ; et puis l'évocation des souvenirs, même imparfaite, même brouillonne, surtout brouillonne, c'est  tellement mieux que n'avoir rien à raconter...

J'ai eu 13 ans en 1975, le jour de la naissance de David Beckham. Une semaine plus tôt la même année, la dernière DS sortait des chaînes d'assemblage de Citroën. La fin d'une époque productiviste et insouciante et l'entrée dans le tumulte anxiogène des années quatre-vingt et son marketing triomphant symbolisé par la naissance, quelques mois après, des Sex Pistols et, avec eux,  l'explosion du mouvement Punk.
Malcolm Mc Laren est mort, No Future !

samedi 29 mai 2010

Bucarest ne m'évoque rien

Le seul luxe que m'autorisait mon employeur de l'époque était de pouvoir rentrer d'Albanie en 1ère classe sur le vol de la regrettée Swissair qui reliait alors Tirana à Zurich. Cet avion me permettait, la fin de la semaine venue, de rallier la Suisse et de là, Paris. 
Nous n'étions pas si nombreux à voyager en First au départ de Rinas et le contraste était grand entre les tapis sales et défraîchis des couloirs du Dajti parcourus par des servantes désœuvrées aux fichus à la couleur incertaine servant un Raki tiède et la propreté immaculée d'une cabine helvète servie par des hôtesses accortes qui, à peine étions nous installés, nous abreuvaient de Champagne frais.
Je conservais alors précieusement - fétichisme ? - après chaque vol la petite pince à linge qui nous était offerte avant le repas pour accrocher notre serviette et nous éviter les désagréments d'une tache disgracieuse sur la cravate ou la chemise. Swissair et Austrian étaient les seules compagnies dont j'empruntais alors les vols qui avaient cette aimable attention; qu'elles en soient remerciées. Ce petit objet reste pour moi le symbole de l'attention qui était alors portée au service des passagers. C'était bien avant l'invention des compagnies "low-costs", celles là même qui semblent penser que vols au rabais riment avec droits diminués pour les passagers, mais ceci est une autre histoire dont un jour venu, cher lecteur, je te parlerai peut-être....
A peine la porte de l'appareil était-elle refermée que la page était tournée. Adieu pain rassis et  légumes indigestes. Le vrai luxe était alors synonyme pour moi de vins du Valais, viande  des Grisons, fromages d'Appenzell et chocolat Frigor. Tous les retours vers la mère patrie n'étaient pas aussi glamour...Jamais pourtant, je crois, je n'ai autant aimé prendre l'avion. Encore plus sans doute ce jour où j'ai eu tant de mal à pouvoir embarquer au beau milieu d'une foule de réfugiés hystériques. Les émeutes de la faim troublaient le pays et cet avion qui était le dernier, le seul, à pouvoir décoller encore, nombreux étaient ceux qui voulaient le prendre. C'est le chef d'escale de Swissair , un aimable valaisan rencontré la nuit précédente au bar du Dajti qui, accrochant mon regard au milieu de la foule me désigna du doigt et me tendit un morceau de plastique rouge, carte d'embarquement à usage multiple et Sésame unique et  convoité, qui allait me permettre de quitter l'Albanie. Pourquoi moi ?

Parfois, c'était encore une autre histoire. Il fallait passer par les Pouilles et l'Italie. J'empruntais alors  l'un  des tous premiers vols de la compagnie locale, ADA Air, créée par un homme d'affaires français installé sur place. C'était une époque épique pour l'aviation civile shqiptare. L'unique appareil exploité était un Embraer  Bandeirante brésilien à double turbopropulseur conçu à la fin des années soixante pour désenclaver les villes d'Amazonie ou du Nordeste. Comment cet incroyable avion au passé exotique et tropical avait -il échoué au pays des aigles pour y finir piloté par d'anciens "As" de la chasse albanaise formés par des instructeurs chinois à voler sur des Mig russes? Que dire de l'appréhension qui était la mienne lorsque nous survolions l'Adriatique sans réel plan de vol et sans même savoir si  le contrôle aérien nous laisserait atterrir à Bari. Une autre forme de luxe sans doute ; celle de pouvoir, à peu de frais, éprouver au cœur de l'Europe des années 90 naissantes, les mêmes sensations que devaient avoir connues certains explorateurs de temps plus anciens sur des pistes de fortune tracées aux confins de contrées perdues.

Et puis, un certain vendredi, venant de Durès, j'ai raté l'avion à l'empennage rouge à croix blanche.
J'ai du ce jour-là, en désespoir de cause, me rabattre sur un improbable vol Tirana-Bucarest opéré par la compagnie nationale roumaine. Tout pour quitter l'Albanie et ne pas prendre le risque de devoir passer la fin de la semaine à Tirana, même devoir voler sur un Tupolev TU-134A au nez vitré de la Tarom à destination de la Roumanie à peine sortie des griffes du conducator Ceaucescu.
Je me souviens du sifflement strident des réacteurs, du givre qui s'était formé à l'intérieur même des hublots, de la pressurisation très approximative et de la douleur aiguë à mes oreilles; des filets déchirés en lieu et place des coffres à bagages; des hôtesses peu souriantes et moustachues nous proposant le choix pour unique boisson entre jus de pomme et... jus de pomme ; du repas très sain mais frugal composé de pommes tavelées tirées directement d'un sac en plastique informe. Quel contraste là aussi! Finalement je me suis demandé si j'avais bien fait de choisir de partir. Car même si la destination finale était la même, je crois avoir réalisé ce jour-là que plus que le but c'est le moyen de l'atteindre qui fait l'esthétique du voyage, ou pour le dire plus simplement ce n'est pas la destination qui importe mais le voyage lui-même.
J'ai beau fouillé ma mémoire, chercher, essayer de me souvenir, l'aéroport de  Bucarest ne m'évoque rien. Seul me revient un vague sentiment d'abandon et une grande tristesse. Car à Bucarest je retrouvais les mêmes visages émaciés, les mêmes gueules de bandits des Carpates directement sorties d'un album de Tintin ; les mêmes dents gâtés par le mauvais tabac, l'abus  d'alcools forts et frelatés ; une hygiène incertaine et un régime alimentaire déséquilibré. Bref ! les ravages du national-communisme. Du moins le croyais-je alors...

jeudi 25 mars 2010

C'est pas rien !

Relisant ces jours derniers l'énorme (à tout point de vue, 1173 pages en poche...)  livre de Vassili Grossman, j'ai révisé mon point de vue sur la littérature russe contemporaine et la Vodka.

Un grand, un très grand livre. Une forme de "guerre et paix" contemporaine ayant pour toile de fond la bataille de Stalingrad, les camps de la mort et le goulag. Un condensé de ce que la révolution industrielle, les idéologies du XIXème et le productivisme du XXème siècle ont produit de pire. La forme la plus aboutie du meurtre de masse industrialisé. A mettre entre toutes les mains, à lire et à relire...

Lorsque Jean-Claude m'en avait recommandé la lecture il y a quelques années j'étais totalement passé à coté. Alors pour ça et pour le reste (?...), merci Jean-Claude ! Si tu lis ces lignes, tu te reconnaîtras.

Aujourd'hui je comprends mieux la véritable passion que certains éprouvent pour ce livre; l'oeuvre d'une vie; le roman d'un siècle. Tant il est vrai que l'écriture de Grossman emporte tout. Car il a été le témoin direct et un acteur de la "mère des batailles", lui, le vivant parmi les morts; il a été le premier journaliste a rentré dans Treblinka et à décrire l'horreur concentrationnaire; l'un des premiers à pénétrer aux cotés des troupes soviétiques dans Berlin. Mais il a aussi osé décrire et comparer la nature totalitaire des régimes soviétique et nazi. Lui l'écrivain communiste, il a dénoncé la dictature stalinienne. Lui, le thuriféraire, le serviteur zélé du régime, il s'est révolté et a voulu témoigner. Et de quelle manière !

Et puis il y a l'histoire du livre lui-même. Définitivement perdu, du moins le croit-on, saisi par les sbires du K.G.B. ; des copies clandestines miraculeusement retrouvées, et, enfin, un livre publié en Suisse.

Pourquoi la Vodka me demenderas-tu, cher lecteur ? Mais précisément parce qu'en Russie littérature et Vodka font si bon ménage qu'elles me semblent aussi indissociables que le grand tout et les petits riens qui composent cette chronique bloguesque. Alors, partageant, l'une des expressions favorites du locataire de l'Elysée, je te dirais, en guise de conclusion, vie et destin, crois- m'en, "c'est pas rien !"

dimanche 14 mars 2010

Une écuelle vide ou rien dedans...

C'est en 1990 que j'atterrissais pour la première fois sur la piste de béton préfabriqué de Rinas (l'aéroport de Tirana ne s'appelait pas encore NëNë Tereza, en hommage à Anjezë Gonxhe Bojaxhiu, sans doute la plus célèbre des femmes albanaises; connue dans le monde entier pour avoir créé sous le doux nom de mère Teresa, à Calcutta, la congrégation des Missionnaires de la charité).  Air France était l'une des seules compagnies occidentales à oser encore (mais pour peu de temps…) s'aventurer en cette véritable terra incognita qu'était au cœur de l'Europe l'Albanie d’alors. Il fallait oser en effet se poser sur cette piste improbable au milieu des poules, des moutons et des gosses qui couraient en tous sens et ne semblaient devoir s’égayer au tout dernier moment que devant la puissance des réacteurs hurlants.

Le chauffeur d'un mien compatriote (un peu aventurier, un peu introduit dans certains cercles du pouvoir parisien d’alors, un peu marchand de tout, et surtout d'armes) qui m'avait attiré dans ce pays m'attendait à la sortie de l'aérogare. Il ne fut pas difficile de le reconnaître. Une seule voiture stationnait sur le parking : la R25 limousine de mon hôte ; noire, hérissée d'antennes, immatriculée en France, totalement décalée dans ce décor aux figurants à la mine patibulaire, portant la traditionnelle coiffe masculine de feutre blanc, dignes d’apparaître au détour des aventures de Tintin et d' Ubu roi réunis.

Premières images du "pays des aigles", premier contrôle routier dès la sortie de la zone aéroportuaire (il y en aura 3 ou 4 le long des 17 kilomètres qui séparent Rinas de Tirana...) De très jeunes militaires, Kalachnikovs de fabrication locale sous licence chinoise en bandoulière, connaissant visiblement bien « la » voiture qu’ils devaient contrôler mais surpris de ce passeport français ; de ce visa au petit numéro d’ordre ; et tout au long de la route, alignés au cordeau, des milliers de bunkers et de blockhaus en bêton, certains se faisant même face, signe tangible de la paranoïa d'une époque où le régime d’un pays alors totalement fermé au monde ne savait même pas d'où viendrait l'ennemi, ni même qui il pouvait être, mais était sur qu'un jour il attaquerait (quoi ? qui ? pourquoi ?..) Les Albanais ont nommé "champignons" ces verrues. Je ne pus m'empêcher de penser à l'immense gaspillage de béton qu'avait entraîné la construction de ces abris inutiles dans un pays qui manquait de tout, et d'abord de logements.

Premier contact avec la capitale. Une avenue large et vide de toute circulation à l’exception d’une charrette tirée par un âne famélique (la possession d'automobiles était alors strictement réservée aux seules autorités du pays) Et puis soudain, au détour d'une rue, la vision surréaliste d'un bus vert et blanc de la RATP, pas même repeint, bondé comme un tortillard de la banlieue de Bombay, et sur lequel figurait encore, signe parfaitement lisible de ses origines, le N°39 de la ligne Issy-les-Moulineaux/Gare du Nord. Un choc !

Installation à l'hôtel Dajti, vieux bâtiment décati à l'allure mussolinienne, héritage de l'occupation italienne et des ambitions colonisatrices du comte Gian Galeazzo Ciano, que le groupe français pour lequel je travaillais alors avait décidé de rénover pour le transformer en palace de rang international. Le froid, une nourriture infecte, un pain rassis au mauvais goût de sciure (mais la boulangerie de l’hôtel était la seule qui fonctionnait encore à cette époque à Tirana) et la découverte, pour se réchauffer un peu, de l'alcool local, le Raki, une eau-de-vie de prune très fermentée, très populaire en Albanie; mon crâne en garde un souvenir ému. Première nuit, mauvaise; veillé par les indicateurs de police présents partout et jusque dans les étages vides et sombres de ce fantôme d'hôtel .

Premier rendez-vous avec une autorité albanaise, le ministre des finances doit nous retrouver au bar du Dajti vers 11h00. Je découvre alors la réalité de la toute relativité du temps... Vers 15h00, une vision étrange s'offre à moi. Un bonhomme sans âge, vêtu d'un costume à l’évidence taillé du côté de Wunan dans les années 70, casquette Mao vissée sur la tête, larges lunettes fumées à la Jaruzelski et, détail saugrenu terminant le "total look Shqiptar", des pinces à vélo.... Car ce personnage important de la nomenklatura de l'ère post-Hodja était venu jusqu’à moi au guidon de sa bicyclette chinoise de fonction...

Ce premier voyage, ce fut aussi celui de la rencontre avec un très improbable Consul de France, terré dans son appartement du quartier réservé aux légations étrangères, protégé derrière des cartons de bouteilles de bière amoncelés et qui emplissaient le moindre espace encore disponible de son petit appartement. Stigmates d’une terrible dépendance alcoolique d’une diplomatie française à l’haleine chargée et au delirium tremens avancé. Souvenir fugace du malaise qui ne m’a pas quitté de tout ce tragique rendez-vous où en guise de petit déjeuner, je n’ai eu le choix qu’entre une assiette vide, un verre de Whisky, du Raki ou de la bière tiède; et dont le seul et obsessionnel sujet de conversation n’aura été que de définir le montant de la "commission" que ce fonctionnaire seul - et désespérant dans sa solitude désespérée - aurait pu être en droit d’exiger (?!!!...) si l’opération venait à se réaliser. Était-ce la déliquescence de ce pays qui déteignait sur lui ou n’était-il, cet ivrogne en fin de parcours, que le symbole terrible des espoirs fous et délirants que faisaient naître alors les rêves d’une économie de marché sauvagement libérale et totalement décomplexée ? Pourquoi m’en suis-je souvenu ?

Je voulais alors partir, quitter au plus vite ce pays que je n’imaginais pas alors fréquenter plusiers années et où je finirais même par me faire des amis; au rang desquels le cher Besnik Mustafaj, poète, homme politique, diplomate et écrivain dont l'un des plus célèbres romans s'intitule "Le vide". Je comprends aujourd’hui à quel point l'Albanie de cette époque symbolisait ce célèbre proverbe populaire "J'aime mieux mon écuelle vide que rien dedans". Tant il est vrai qu'il vaut mieux être dans le besoin et le savoir que posséder une chose en apparence et en être en réalité démuni.

lundi 22 février 2010

Oxymores, réalité virtuelle et vivant souvenir


Joli mot de la langue française que celui d'oxymore, cette forme d'expression qui permet de mettre côte-à-côte des mots aux sens opposés. Quelle richesse de la langue, quelle liberté aussi, celle qui autorise le mariage de tout et son contraire, du grand tout et des petits riens; la contradiction dans la cohabitation entre les mots eux-mêmes.

Contradiction. Comme cette "réalité-virtuelle" qui nous permet de trouver sur la toile un espace d'expression où tout n'est rien; rien qu'illusion numérique, chimère analogique, un support sans chair d'où, comme je l'ai déjà dit, les écrits d'aujourd'hui s'envolent à l'image des paroles d'autrefois (cf. "Scripta volant" du 5/10/09). Pourtant, il me faut bien admettre que ce rien technologique peut favoriser l'expression des souvenirs, activer une mémoire qui pouvait sembler morte. Car ce sont les lettres, les mots qui se forment et les phrases qui s'enchaînent qui donnent du sens et qui tissent un réel pourtant sans support physique.

Les quelques semaines récemment passées à rechercher sur le Net des traces de chansons que je croyais oubliées, de morceaux que nous écoutions et sur lesquels, au Bus Palladium, nous dansions dans les années 80, m'ont conduit à écrire ce texte. La première expression qui m'est en effet venue en surfant sur le site des amateurs de la musique du Bus fut celle de "vivant souvenir"; rejoignant en cela le poète Federico Garcia Lorca pour qui "rien n'est plus vivant qu'un souvenir".

Or, je croyais que le souvenir n'était qu'une évocation, une impression qui demeurait en mémoire d'un passé révolu. Comment dès lors pourrait il être vivant ? Pourtant, à chaque écoute, l'envie me vient de danser, de chanter, et les sensations sont bien réelles, vivantes, présentes, tellement même que je peux parfois sentir vivre ce passé... N'est ce pas finalement vivre que se souvenir ? Ces chansons, ces petits riens qui me reviennent en mémoire, je les entends, et, dès lors, tout me revient. Les images, les odeurs, les sons, les visages... D'un petit rien se forme un tout. Un tout vivant, évocateur, loin du monde virtuel; une manière de réalité.

Alors puisque ce sont ces airs dansants qui, en l'espèce, ont activé ma mémoire, quoi de mieux pour conclure que ces vers extraits d'une belle chanson du plus célèbre des fumeurs de Gitanes :

"On se souvient de rien, et puisqu'on oublie tout, rien c'est bien mieux, rien c'est bien mieux que tout".