jeudi 17 juillet 2025

Cela commence par presque rien

Il m’arrive de me réveiller avec la sensation étrange que le monde nous est livré comme un produit fini. Les journaux titrent, les influenceurs influencent, les réseaux commentent, les slogans fusent. Et tout semble déjà pensé à ma place.

Mais, persiste en moi, une résistance têtue. Comme un refus d’adhérer d’instinct, de répéter sans vérifier. Une liberté première, silencieuse et précieuse : celle de penser le monde.

Non pas penser sur le monde, mais penser avec lui. L’interroger, le regarder autrement, et, le cas échéant, changer d’angle de vue, en ne prenant pas simplement pour argent comptant ce que l’on me tend comme une évidence. Cette liberté commence souvent par une mise à distance. Un pas de côté. Un doute.

Longtemps, j’ai cru que penser consistait à avoir une opinion. Est-ce si certain ? Penser, c’est suspendre le jugement. C’est laisser les choses se déplier en nous, avant de leur assigner une place. C’est résister aux raccourcis confortables, aux réflexes grégaires.

Nos vies sont tissées de représentations. Ce que nous croyons être juste, normal, désirable, ou, au contraire, haïssable. Ce que nous appelons réussite, amour, bonheur. Tout cela repose sur des récits que l’on nous a racontés, et que nous avons, le plus souvent sans en avoir conscience, intégrés. Penser, c’est revisiter les fondations de ces histoires.

Notre première liberté, c’est celle de décaler le regard. D’ouvrir une brèche dans l’habitude. D’interrompre la chaîne des évidences.

Mais cette liberté n’est pas donnée une fois pour toutes. Elle se cultive, se travaille. Elle demande du temps, du silence, de la disponibilité. Elle suppose aussi le courage de l’inconfort. Penser, vraiment penser, c’est parfois se faire violence.

Je me surprends parfois à rentrer dans le moule et à rejoindre la doxa du moment, ou, pour le dire plus simplement, à penser comme tout le monde. À liker ce qu’il faut, à m’indigner avec les autres, à prendre position sur ce dont je ne sais rien. C’est humain, sans doute. On veut appartenir, on veut être du bon côté. Mais ce réflexe grégaire me dérange. Il fait taire la pensée, il étouffe la liberté.

Alors je me tais. Je lis. Je marche. J’écoute de la musique. Je laisse la poussière retomber. Et je me demande : qu’est-ce que je pense vraiment ? Pas ce que je devrais penser, mais ce qui résonne en moi, ce qui résiste, ce qui cherche encore sa forme.

Si je me suis surpris, souvent, à rejouer des scénarios qui n’étaient pas les miens, à trop vouloir ce que je croyais vouloir, à agir comme si. Comme si c’était ainsi qu’il fallait vivre. Comme si la conformité valait l’adhésion. Et puis un jour, la carapace craque. Et surgit la question simple, mais vertigineuse : « Et moi, que vois-je vraiment ? Que crois-je ? »

Peut-être, ami lecteur, te demanderas tu ce que cela change, de penser. À quoi bon, face à l’urgence, aux crises, à l’action nécessaire ? Je comprends cette question. Mais je crois que penser n’est jamais un luxe. C’est une condition de notre humanité.

Celui qui ne pense pas ne choisit pas. Il réagit. Il répète. Il obéit, souvent sans le savoir.

Penser, c’est retrouver la racine de sa liberté. C’est dire : « Je ne suis pas seulement ce que l’on m’a appris à être. Je suis capable d’examiner, de douter, de réinventer. » C’est, comme l’écrivait Camus,     « vivre sans appel » : sans dogme, sans absolu, mais avec exigence.

Penser le monde, c’est se réapproprier le regard. C’est refuser les cases trop étroites, les étiquettes rassurantes. C’est laisser l’autre exister autrement que dans ce que j’avais projeté sur lui. C’est apprendre à voir sans nécessairement vouloir classer.

Ce n’est pas confortable. Ce n’est pas toujours gratifiant. C’est parfois solitaire. C’est souvent même vertigineux. Mais c’est une liberté qui en rend d’autres possibles.

Car sans cette liberté intérieure, il ne reste que l’adhésion mimétique, les indignations préfabriquées, les appartenances de façade. Penser, au contraire, c’est choisir. C’est s’exposer à l’inconnu, à la nuance, à l’ambivalence.

C’est dire : « Je ne sais pas encore. » Et dans ce « pas encore », il y a toute la place du vivant.

Alors oui, ma première liberté, ce n’est pas de dire, de faire ou de croire. C’est d’abord celle de penser. De ne pas avaler le monde tout cru. De le goûter. De le ruminer. De le remettre en question.

Et parfois, cela commence par presque rien. Un silence. Un soupir. Une image qui dérange. Une phrase qu’on n’avait jamais entendue comme ça. Et soudain, une brèche s’ouvre. Une lumière passe.

Et c’est peut-être là que commence, discrètement, une forme de lucidité. Et avec elle, une manière plus juste, plus humble, plus libre d’habiter le monde.