Il est des matins où le silence pèse plus lourd que l'absence de bruit. Où la lumière, filtrant à travers les volets, semble révéler davantage les ombres que les formes. Ce matin-là, il y a quelques jours, à peine, le monde était pourtant le même : le café fumait dans la tasse, assise à mes pieds, la chienne réclamait sa caresse matinale, au jardin qui s'éveillait, les oiseaux chantaient leur ritournelle habituelle, et pourtant, quelque chose avait changé.
Je viens d'avoir 63 ans.
Rien ne m'y avait préparé.
Ce n'était pas une surprise, bien sûr. Les années s'égrènent avec une régularité implacable, et chaque anniversaire est une étape autant contrainte qu'attendue. Mais cette fois-ci, le chiffre a une résonance particulière. Il porte en lui une charge émotionnelle, une densité que je n'avais pas anticipée.
À 63 ans, cher lecteur, on est à la croisée des chemins. Plus un jeune bien sûr, mais pas encore un vieux con pourtant. Un entre-deux où le passé pèse d'autant plus que l'avenir, lui, va en s'amenuisant. Les souvenirs affluent, les projets se font plus rares. On commence à compter les années non plus depuis la naissance, mais jusqu'à une échéance tout aussi certaine qu'inconnue.
J'ai atteint un âge sans mode d'emploi. Les manuels de développement personnel s'arrêtent souvent à la cinquantaine, cet âge où, dans le monde du travail, on entre dans la catégorie des "seniors", ceux qui sont considérés comme moins performants, essorés, finissants. Ceux qu'il faut remplacer par des plus jeunes, dont le tour viendra bientôt d'être eux-mêmes évincés. Comme si au-delà d'un certain âge, il n'y avait plus rien à apprendre, plus rien à vivre. Mais la vie, elle, continue, avec ses surprises, ses joies, ses peines. Et l'on se retrouve, un matin, à se demander : "Et maintenant ?"
Les rides se sont installées, discrètes mais tenaces. Les cheveux ont blanchi, les articulations grincent parfois. Mais ce n'est pas le corps qui trahit le plus, c'est l'esprit. Qui nous fait chaque jour un peu plus prendre cette conscience aiguë du temps qui passe, de la finitude de l'existence. Cette lucidité qui peut être à la fois une bénédiction et une malédiction. Cette sagesse - parfois - qui est le fruit de l'expérience d'une vie, et que souvent rejette le monde professionnel.
À 63 ans, on devient le gardien de sa propre mémoire. Je me surprends à te raconter, cher lecteur, des histoires que personne ne m'a demandées de faire revivre, à évoquer des noms dont plus personne à part moi ne se souvient. A convoquer les fantômes de ceux qui ne sont plus. Je mesure chaque jour un peu plus le chemin parcouru, les choix faits, les regrets tus, les remords aussi...
Et puis, il y a cette pensée lancinante : mon père est mort à 64 ans. Il y aura bientôt un quart de siècle. Je m'approche inexorablement de l'âge qu'il avait quand la maladie l'a emporté. Chaque jour qui passe me rapproche de cette frontière invisible qu'il n'a pas franchie. Je vis les jours qu'il n'a pas eus, je porte en moi sa mémoire et son absence. J'appréhende presque de traverser une période de vie qu'il n'a pas eue la chance de vivre.
Tout soudain, j'ai eu 63 ans. Et personne, jamais, ne m'avait dit que ce serait ça.