lundi 3 mars 2025

Emplir le rien qui nous entoure

Toucher du doigt le relativisme de l’existence humaine, c’est accepter l’idée vertigineuse que notre monde pourrait disparaître sans laisser la moindre trace dans l’immensité du cosmos. Avec ses 2000 milliards de galaxies, l’univers met en perspective la fragilité de notre espèce et la nature éphémère de nos réalisations. Que sont nos civilisations terrestres, si puissantes en apparence, à l’échelle cosmique ? Pourtant, nous continuons à nous comporter comme si nous étions le centre du monde, obsédés par des flux d’informations incessants qui ne reflètent que notre nombrilisme. Cette illusion de grandeur, cette démesure face à notre condition, relève de l’hubris, ce défaut tragique qui, selon les Grecs anciens, précipite la chute de ceux qui osent défier l’ordre du monde.

Notre terrible époque est marquée par une surexposition informative - que j'ai souvent dénoncée dans ces lignes - qui alimente une illusion de maîtrise et d’importance. Nous nous noyons quotidiennement dans des notifications incessantes qui nous tiennent en haleine sans jamais nous élever et qui sont la source de controverses futiles, de polémiques d'autant plus violentes qu'elles sont inconsistantes. Nous avons remplacé la réflexion par la réaction, le savoir par le bruit, l’être par le paraître. Et pourtant, face à l’insondable immensité du cosmos, qu’importent ces effervescences passagères ? Nos querelles politiques, nos indignations digitales et nos tempêtes médiatiques s’évanouissent dans l’insignifiance dès lors que l’on veut bien prendre un peu de hauteur. 

T'est-il arrivé, comme moi, de te demander ce que nous avions fait du logos, cette rationalité ordonnée, ce principe structurant que les philosophes présocratiques considéraient comme la voie vers une compréhension plus juste du monde ? Les grandes traditions philosophiques nous invitent à repenser notre rapport au temps et à l’existence. Les Stoïciens, à travers Marc Aurèle, enseignaient que "tout ce qui existe est éphémère" et qu’il faut embrasser cette réalité avec sérénité. Le bouddhisme, de son côté, fait de l’impermanence une vérité fondamentale et source de sagesse. La science, quant à elle, nous confronte à une question vertigineuse : si nous admettons que nous sommes la seule intelligence de l’univers observable, notre disparition signifierait alors l’extinction de toute conscience connue. 

Pour autant, si elle est vouée à ne pas faire trace, devons-nous considérer l'existence de l'humanité comme un échec ? L’art, la science et la pensée humaine ont une valeur intrinsèque qui ne dépend pas de leur conservation à l'échelle d'un espace-temps infini. Créer, aimer et comprendre ne sont pas vains parce qu’ils sont fugaces ; ils prennent, au contraire, tout leur sens dans l’instant présent.

Notre mission ne serait donc pas d'essayer de durer éternellement, mais de semer des graines qui porteront leurs fruits sous des formes inattendues et dont, peut-être, nous sommes même incapables d'envisager les conséquences.

La conscience de la fragilité de notre existence, plutôt que nous incliner au nihilisme, ne devrait-elle pas nous inciter à vivre pleinement ? Si nous sommes certains de notre finitude et que nous ne savons pas combien de temps nous avons, nous sommes en revanche forts de l'instant présent. Embrassons la vie, créons, aimons, explorons. Non pas pour l’éternité, mais pour la beauté du moment vécu intensément, ici et maintenant. Car, voici le paradoxe ultime : nous savons que l’humanité n’est qu’un grain de poussière perdue dans l’immensité, un éphémère frisson de conscience à l'échelle, inatteignable à notre comprehension, du cosmos et de l'espace-temps. Mais, dans le même temps, nous nous croyons indispensables, persuadés que c’est notre regard qui donne forme à l’univers, que sans nous, rien n’existerait plus.

La disparition du dernier homme signera-t-elle la fin du monde, non pas par une forme imprévisible de cataclysme cosmique, mais tout simplement parce qu’il n’y aura plus de conscience pour décrypter l’ordre de l'univers et lui donner un sens ? Nous oscillons toujours entre humilité cosmique et hubris intellectuelle, enfermés dans une contradiction que nous ne saurons jamais pleinement résoudre. Pourtant, face à l’abîme du néant, c’est dans nos actions quotidiennes, ces petits riens éphémères et futiles, que nous trouvons la ressource pour donner sens au rien qui nous entoure et emplir le vide inhérent à notre humaine condition.